Le Temps des Equipes et des Projets

2.25 Les techniques de créativité au service des managers (1)


Introduction : mobiliser la créativité de tous devient une une compétence managériale à part entière !

Emmanuel Carré et Thierry Roques (DEA Sc Gestion, IEP Bordeaux) professeur au Département Affaires et Développement International de Ecole de Management de Bordeaux ont depuis longtemps exploré de nombreuses méthodes de créativité. Ils ont, notamment fondé en 1998, le Laboratoire CREA au sein du Groupe ESC Bordeaux où ils ont pu les mettre en pratique auprès de nombreuses entreprises partenaires. C'est le résultat de leur recherche - action qu'ils nous autorisent à diffuser dans la lettre des 4 Temps du Management.

Dans une économie de la connaissance, où il devient nécessaire de mobiliser " l'intelligence de tous ", ces méthodes ne peuvent rester l'exclusivité de quelques experts mais doivent être largement diffusés auprès de ceux qui sont en première ligne de ce qu'il faut bien appeler aujourd'hui une bataille économique sans merci que se livre les peuples en toute inconscience et avec des régulations si peu adaptées.

1. Percevoir c'est donner du sens

J'ai montré mon chef d'oeuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur. Elles m'ont répondu : " Pourquoi un chapeau ferait-il peur ?. Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant (In Le Petit Prince - Antoine de Saint-exupéry). "

Pourtant, comme Saint-Exupéry, notre première perception d'adulte au vu de ce dessin nous amène à la même conclusion que les " grandes personnes " du Petit Prince : c'est un chapeau qui est représenté. Même si l'explication enfantine du dessin peut nous convaincre qu'il peut s'agir d'autre chose, notre système sensoriel et intellectuel nous a permis de verbaliser, ne serait ce qu'un quart de seconde, l'idée que nous étions face à un chapeau.
Cette expérience est riche à plus d'un titre. Elle nous invite a priori à valider l'hypothèse d'une perception universelle, puisque tout sujet " normalement constitué " voit un chapeau, en même temps qu'elle contredit cette idée : l'enfant a bien dessiné autre chose. La perception est donc aussi une notion relative et contingente puisqu'elle dépend des situations dans lesquelles le sujet est placé. D'ailleurs, dès que l'on admet qu'il ne s'agit pas d'un chapeau, notre imagination peut être sollicitée : et si c'était une dune ? un chameau couché ? une casserole flasque ? une montre de Dali ? un accoudoir de fauteuil ?

Qu'il s'agisse d'un problème à résoudre, d'un témoignage à restituer ou d'une expérience à partager, notre perception est donc décisive pour donner du sens à nos sens, autrement dit pour traduire notre expérience sensorielle en des termes compréhensibles pour nous-mêmes et pour les autres. Nous pouvons ainsi définir la perception comme le processus neurophysiologique et intellectuel qui permet de donner du sens à ce qui est saisi par nos sens (Et aussi, mais c’est une autre affaire, comme le lieu où sont recouvrés nos impôts !).

Revenons au paradoxe soulevé par le dessin : sommes-nous universellement passifs ou subjectivement actifs face à cette sollicitation ? La psychologie de la forme (la Gestaltpsychologie), le béhaviorisme et d'autres courants alimentés par Epicure, Hume ou Condillac nous invitent à considérer la perception comme une combinaison d'éléments psychiques (isolables) et unis selon des lois mécaniques.

On peut dire schématiquement que, pour ces auteurs, notre perception est d'emblée structurée, et la structure qui s'impose de préférence aux autres, est en général la moins compliquée, la plus régulière, la plus symétrique, etc.

Ainsi, nous verrons spontanément dans le dessin A de la figure (ci-contre) un triangle triangle - ou les trois sommets d'un triangle, et non trois points quelconques. De même, nous verrons deux parallélogrammes ayant un côté commun à la lecture du dessin B. Pourtant, le fait qu'un enfant ne voit pas d'emblée un triangle pour A, ou que certaines personnes puissent voir une orientation différente du dessin si on leur demande de réaliser la figure en trois dimensions pour B prouve que la perception repose aussi sur une faculté d'organisation " intellectuelle " indépendante de la forme sensible. Certains y verront d'ailleurs une tente de camping, d'autres un livre ouvert, et enrichiront ainsi le dessin d'un contenu affectif personnel. Pour le moins, on retiendra donc que percevoir, c'est déjà comprendre, au sens étymologique de " prendre avec ", c'est-à-dire de s'approprier une idée, à partir d'une expérience sensorielle passée.

Au-delà de la réceptivité passive aux sollicitations des formes extérieures, il existe donc bien une activité intellectuelle de " construction " du sujet qui perçoit. Cette thèse, soutenue depuis Platon, et renouvelée par Piaget, donne une autre dimension à la perception : celle-ci correspond à une activité psychologique, dans laquelle entre en ligne de compte la volonté, l'histoire, la culture culture, l'intelligence, ou pour simplifier, la personnalité du sujet. Les caractéristiques affectives et cognitives interviennent donc dans ce processus. Le test des tâches d'encre de Rorschach prouve au moins (et peut-être " au plus ", si l’on en juge aux critiques qui pèsent sur sa fonction interprétative, en particulier en matière de recrutement !) que chaque individu attribuera des significations différentes et subjectives à des stimuli visuels).

A l'issue de ces réflexions à la croisée de la psychologie et de la philosophie, nous devons donc garder à l'esprit l'idée que la perception est un processus personnel, fondé sur l'expérience et la personnalité. Toute question soumise à une personne ou à un groupe sera donc tributaire de la capacité du groupe à la percevoir dans ses multiples facettes ou dans des acceptions nouvelles, parfois difficiles à cerner à première vue. Prenons quelques exemples pour nous en convaincre.

2. Nos sens et le " bon sens " peuvent nous tromper

- Quelqu'un vous dit : " Fruit ") commence par un " F " mais pourtant, cela commence par un " P ", comme pomme, poire ou papaye. En première lecture, on ne perçoit pas le bien-fondé de l'objection. Ce n'est pas parce que la première lettre du nom de certains fruits est " P " que le mot fruit devrait commencer par P. Si l'on rédige la même phrase en inversant l'ordre des propositions, on obtient : " Pourtant ", cela commence par un " P ", comme pomme, poire ou papaye. " Fruit " commence par un F. L'objection est levée : deux guillemets ont suffi à donner un sens intelligible à deux phrases que l'on percevait mal, car fruit commence bien par un " F ", et l'adverbe pourtant commence bien par un " P ". Dans une forme plus poétique, une devinette... : " Je commence la nuit et je finis demain (Il s’agit de la lettre N.) "...

- En observant la figure suivante, on a l'impression que la somme des petites circonférences des demi-cercles tend vers la longueur du segment AB. Cette somme ne tend vers rien, puisqu'il s'agit en fait d'une constante comme on le démontrera facilement en appliquant la formule de calcul de la circonférence du cercle (Si la longueur AO=r, la circonférence du demi-cercle AB est πr. La circonférence du demi-cercle AO (πr/2) plus celle de OB est bien une constante. Ainsi, la somme des " petites " circonférences vaut bien πr, et ne " tend pas " vers la longueur AB (qui vaut 2r). Un raisonnement analytique vient ici contredire l'intuition.

- Réciproquement, les syllogismes jouent sur l'idée qu'une succession de propositions logiques amènent à une conclusion probante ou crédible si l'on ne prend pas le temps de démonter la faille de l'analyse. En Bavière, on cite ce proverbe : " Si tu bois du vin, tu dormiras bien. Si tu dors, tu ne pécheras pas. Si tu ne pèches pas, tu seras sauvé. Donc, bois du vin, c'est le salut ". Selon ce procédé, on admet que certaines couches pour bébés font des miracles (" même mouillés, ils sont secs ") ou qu'il est intéressant de jouer au loto (" 100 % des gagnants ont tenté leur chance "). Pour illustrer l'absurdité de ces formules, Eugène Ionoseco a modernisé le fameux syllogisme d'Aristote : " Tous les chats sont mortels. Or, Socrate est mortel. Donc, Socrate est un chat " !

Jean Tardieu s'est ainsi amusé à poser des problèmes absurdes par le truchement de son personnage le Professeur Froeppel. Géographie : Où la Seine se jetterait-elle si elle prenait sa source dans les Pyrénées ? Espace : Quel est le chemin le plus long d'un point à un autre ? Mécanique rationnelle : une bille remonte un plan incliné. Faites une enquête. (Une anthologie des oeuvres poétiques de cet auteur est disponible chez Folio Junior sous le titre : - Jean Tardieu, un poète -).

Corollaire de ce phénomène : l'effet de champ. Celui-ci survient dès que l'on s'intéresse à l'interaction d'éléments perçus simultanément. Il est à l'origine de la plupart des illusions d'optique.

Sur ce schéma, on a facilement l'impression que la ligne est brisée, et que les deux segments obliques sont parallèles et ne se couperaient pas si on les prolongeait. En réalité, c'est une même ligne simplement dissimulée par un rectangle. On peut placer une règle sur la ligne oblique pour mieux s'en rendre compte.

La perception dépasse donc la réactivité mécanique à des stimuli extérieurs, et correspond davantage à un processus dynamique d'assimilation des éléments du monde qui nous entoure. Ce cheminement nous oblige en permanence à faire des choix (plus ou moins conscients). Si notre attention est mobilisée pour la lecture de ce livre, nous percevrons moins bien les éléments sonores ou visuels qui nous entourent, à moins de décider d'en faire l'effort (Toutefois, l’intensité notre " concertation " amènera une autre forme de sélectivité dans la perception des éléments environnants). La perception donc peut être comprise comme une forme d'adaptabilité de notre système neurophysiologique à notre environnement. Elle est dépendante de nos facultés sensorielles (nous ne pouvons pas tout percevoir), de notre culture au sens large (civilisation, éducation, expérience,...) et détermine notre capacité à nous représenter les situations à partir de plusieurs points de vue.

3. La plasticité de la perception

La complexité de notre système neuronal) a pu être comparée (notamment par John Eccles, neurophysiologiste, Prix Nobel de Médecine), aux modèles de la physique quantique tant il existe de possibilités de combinaisons synaptiques à l'intérieur de notre système nerveux et cérébral. On estime par exemple que le cerveau humain compte entre 50 et 100 milliards de cellules), qui comportent chacune des prolongements et se ramifient pour entrer en contact avec les extrémités de milliers d'autres cellules. Ce " câblage " va se construire dès le plus jeune âge en fonction des stimulations sensorielles et sera en mouvement pendant toute notre vie. Il conditionne naturellement notre perception et met en jeu l'ensemble de notre comportement cognitif, émotionnel et moteur.
C'est dire s'il serait vain en quelque pages de donner la clé de notre perception sous forme de recettes, d'autant que notre constitution génétique va également conditionner l'adaptabilité de nos réseaux et donc nos capacités perceptives !

Pour autant, le traitement des informations que nous sommes en mesure de percevoir peut être renouvelé à chaque instant, et nous savons qu'il est en partie façonné par nos sens, par notre faculté de mémorisation des expériences passées et par notre aptitude à recombiner ces éléments de manière projective au niveau cortical. La plasticité de notre perception est donc biologiquement avérée, et socialement conditionnée. Ainsi, nous nous bornerons ici à évoquer quelques facteurs de structuration de la plasticité perceptive.

3.1. Nos facultés sensorielles
Nos cinq sens fournissent des informations essentielles pour le développement de notre système perceptif, mais ils ne recueillent qu'un échantillon très réduit des stimulations auxquels ils sont soumis. Nos récepteurs sensoriels ont une sensibilité réduite, plus ou moins marquée selon les espèces animales, et ne rendent compte que d'une partie infime des phénomènes qui se déroulent autour de nous. Par exemple, nos sens ne sont pas directement sensibles aux champs magnétiques, aux ondes hertziennes, aux ultraviolets, au temps qui passe, et il faut ajouter un système de représentation sous la forme d'un " appareillage " physique ou conceptuel pour donner une intelligibilité à ces phénomènes.

Chez l'homme, la vue est certainement le sens qui est naturellement le plus " aiguisé ", ou dont la capacité d'excitabilité est la plus développée. C'est pourquoi la perception visuelle) nous paraît la plus probante pour appréhender une situation (Il faut reconnaître que cela arrange les auteurs d’un ouvrage destiné à… la lecture !), et le mot " perception " est d'ailleurs davantage associé à notre regard qu'à notre ouïe, notre odorat, notre goût ou notre toucher. Il s'agit d'un abus de langage largement repris dans notre vocabulaire quotidien lorsque, par exemple, on pense " regarder " une situation sous tous les angles, ou " voir " un problème d'une certaine manière. En réalité, nous sommes capables d'imprimer un sens au delà de ce que notre rétine réfléchit, à tel point que l'on a pu soutenir que nous percevons d'abord des " idées " puis des " images " au sens optique. Pour simplifier ce débat entre neurobiologistes et philosophes, nous retiendrons que la confrontation entre les signaux de nos récepteurs sensoriels et la mobilisation de nos ressources mentales provoque la perception. La plasticité de notre perception exige donc une mobilisation de notre esprit et de nos sens (l'attention), que l'habitude, le langage, l'expérience, ou notre culture au sens large vont contribuer à façonner.

3.2. L'attention
Partons d'un exemple. La figure 1. (ci-contre) contient des signes que l'on associe volontiers à des caractères cyrilliques ou arabes. Pourtant, en orientant différemment la page, on reconnaît des signes qui nous sont familiers (en tenant cette page à l’envers, on repère un D et un G manuscrits).

La perception de ces signes suppose donc un premier effort pour visualiser globalement les éléments de la figure, et un deuxième niveau d'attention pour y repérer des éléments connus. Spontanément, on s'arrête pourtant volontiers à l'idée que l'on est face à des éléments incongrus et, à moins d'y être invité, on renonce à chercher des formes connues.
La mobilisation de nos sens et de notre esprit concourt donc à saisir des détails ou des rapports nouveaux entre les formes et les idées que l'on perçoit.
L'attention est ainsi un effort que nous " dosons " en fonction de notre intérêt et de notre expérience. Elle enrichit notre perception sensorielle d'une " valeur ajoutée " intellectuelle pour des activités très simples comme l'appréciation des couleurs, des goûts, des formes ou des quantités. Elle marque la différence entre regarder et voir, palper et toucher, écouter et entendre.

Par exemple, notre faculté naturelle à percevoir des quantités ou des nombres est très limitée et ne dépasse généralement pas le nombre quatre. D'un seul coup d'oeil, nous verrons sur la figure 2 (ci-contre) un, deux, trois ou quatre éléments dans chaque ensemble et il sera généralement nécessaire de compter au-delà, dès que la quantité dépasse 4 (On a ainsi remarqué que plusieurs tribus) d’Océanie déclinent les formes grammaticales au singulier, au duel, au triel, au quatriel et au… pluriel au-delà de quatre. De même, en latin ,les noms des quatre premiers chiffres (unus, duo, tres, quatuor) sont les seuls à se décliner. Pour d’autres exemples, on se référa au passionnant ouvrage de George Ifrah " Histoire Universelle des Chiffres ", éd. Robert Laffont, 1994. Ainsi, notre perception spontanée de la pluralité sera " bornée " si l'on ne recourt pas à une forme d'attention particulière.

3.3.L'habitude
L'habitude est la première entrave à l'acuité de notre perception, car elle endort notre attention. Les automatismes de notre vie quotidienne placent notre perception en " veilleuse " et nous ne prêtons guère attention à l'évolution continue des formes qui nous entourent. Sur des chemins familiers, nous conduisons notre voiture sans nous soucier des gestes que nous avons pourtant appris à grands renforts de conseils et de consignes au moment de passer le permis de conduire. Le matin, il a été observé que les hommes ont tendance à se raser en commençant toujours par le même point du visage, tout comme les femmes qui se maquillent répètent le plus souvent leurs gestes dans le même ordre. La perception est donc conditionnée par la répétition des expériences, qui renforce l'organisation de nos schèmes perceptifs en leur donnant une cohérence qui nous assure une stabilité ou une forme de confort.

En conséquence, notre perception peut être dictée (sous une forme passive) par le recours systématique aux mêmes combinaisons de gestes, de formules ou d'idées. Selon le principe de rédintégration, notre perception sera ainsi souvent prisonnière des rapports que nous avons identifié et consolidé par notre expérience, et aura tendance à reconstituer en permanence dans notre pensée les liaisons déjà établies entre les éléments de notre " patrimoine " intellectuel. On aura l'occasion de dire plus loin que ce phénomène justifie la résistance que nous exerçons face à la nouveauté, qui demande un effort de " dissolution " et de reconstruction des ponts que nous établissons dans la perception des systèmes.

Quelques exemples pour illustrer ce phénomène. Sur le schéma (un peu plus haut) (dessin emprunté à Joseph Jastrow, psychologue du début du siècle), nous aurons tendance à voir d'abord la tête d'un canard, puis celle d'un lapin. Nous sommes en effets habitués à l'idée que le lapin place ses oreilles à la verticale !

- Lisez à haute voix les mots suivants : blanc, blanc, Blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, Blanc, blanc, blanc. Que boit la vache ? ................ (la tentation est grande de répondre … du lait !).

- Nos deux mains comptent 10 doigts. Combien aurions-nous de doigts avec 10 mains ? ............. (Nous répondons volontiers… 100).

- Dix hirondelles sont posées sur un fil électrique. Dans un même mouvement, quatre chasseurs tirent un coup de fusil et touchent une hirondelle chacun. Combien reste-t-il d'hirondelles ? ............. (Vraisemblablement aucune, car les 6 autres ont dû s’envoler dès la détonation !).

Ces deux derniers exemples débordent du cadre strict de la perception et font surtout entrer en jeu nos facultés d'analyse). Ils illustrent pourtant notre inclinaison naturelle à faire confiance à des automatismes qui " programment " notre perception des problèmes ou des situations. Parmi ces facteurs de plasticité et de conditionnement, le langage occupe une place très importante.

3.4. Le langage
Partons à nouveau d'un exemple. Voici une série d'affirmations : " A deux, on ne va pas plus vite. Une fois parti, il n'y a plus rien à faire. Il faut souvent être patient. Cela amuse beaucoup les enfants. La conversation est rarement passionnante. Mieux vaut savoir où l'on va ". Ces phrases sont une à une compréhensibles, mais paraissent peu nous renseigner sur l'intention du locuteur. S'agit-il de maximes) ? d'opinions à débattre ? d'une devinette ? d'un mode d'emploi ? de conseils ? Relisons maintenant cette partie du texte en pensant à un ascenseur. Nous constatons, au fil de la lecture, que notre perception a trouvé un sens, un filtre cohérent pour apprécier la pertinence des propositions. Le pouvoir évocateur du mot est donc puissant, puisqu'il n'a jamais été question de représenter physiquement un ascenseur ou de s'y rendre pour saisir le sens des phrases. En contrepartie, le mot fige la perception, puisqu'il paraît ensuite difficile de se représenter autre chose qu'un ascenseur lorsqu'on a perçu cette idée. Le mot vient donc ancrer l'idée et cristalliser notre perception.

Le langage nous permet donc de percevoir des éléments synthétiques et de leur donner du sens. Il nous permet de traiter de l'information sous ses aspects symboliques, à telle enseigne que la question de savoir si l'on peut penser, ou même percevoir (dans le sens que l'on a donné à ce terme) sans mot est très controversée. Pour le moins, on notera donc que le mot est un matériau perceptif qui interagit avec notre système de représentations.

En percevant le mot plume, nous actionnons en nous un processus de " repérage ", d'association d'idées, de souvenirs qui peut nous mener de l'écrivain à l'oiseau en passant par la légèreté ou la coiffure d'un chef de tribu indienne (Marcel Proust a brillamment réussi cet exercice devant une simple madeleine !). En même temps qu'il nous paraît communément clair qu'il ne s'agit pas d'une grenouille, d'un radiateur ou d'un triangle rectangle, notre référentiel perceptif est intimement lié à notre système individuel de représentation, même si le mot d'une langue à la prétention de " dire " la chose (On s’accordera pourtant à dire avec les linguistes que le mot “ chien ” ne mord pas…). On notera à cet égard que certaines peuplades d'Esquimaux possèdent dans leur vocabulaire une trentaine de mots pour parler de la neige, en fonction de son aspect, sa consistance, sa température ou de la période de la journée à laquelle elle est tombée, là où nous nous contentons de dire qu'elle paraît poudreuse ou fraîche.

La perception du mot est en outre enrichie (ou déformée) selon le contexte. Les spécialistes de la communication nous enseignent d'ailleurs que, dans une situation de dialogue, deux tiers ce que l'on perçoit dans le propos de notre interlocuteur dépend d'éléments non-verbaux (gestes, regard, rythme, intonation,...) ou contextuels (rapports professionnels ou amicaux, enjeux d'une réunion, urgence d'une situation,...).

- Dans chacune des listes suivantes, éliminons spontanément le mot qui nous paraît le plus incongru (On doit à Pierre Desproges le jeu suivant : Dans cette liste, trouvez un prénom qui ne soit pas ridicule : Jean-Hedern, Paul-Emile, Pierre Bernard-Henry) :
1- cheval, éléphant, chèvre, écurie
2- vache, poule, cochon, éléphant
3- écurie, cheval, chèvre, éléphant
4- cochon, éléphant, vache, poule

La première perception de ces listes amène en général quatre réponses différentes :
1-écurie, car c'est un édifice et non un animal,
2-éléphant, qui est un animal sauvage alors que les autres sont domestiques,
3-éléphant, pour la même raison,
4-poule qui est un oiseau et non un quadrupède.
Dès que l'on se penche sur ce choix, on observe que les listes 1-3 et 2-4 sont identiques à l'ordre près. Même si l'on peut " démonter " rationnellement la construction de l'exercice a posteriori (au fond, on devrait éliminer plus d'un mot par liste, ou s'amuser à chercher des points communs ! ), on observe bien que notre perception dépend du contexte dans lequel elle s'inscrit, et qu'elle peut être facilement troublée par les premières idées que nous associons aux mots.

- C'est d'ailleurs ce ressort qui est utilisé dans les effets comiques qui jouent sur l'homonymie (même sonorité des mots, mais pas le même sens) ou sur la polysémie (un mot qui admet plusieurs acceptions). Les calembours, les charades ou les " mots " fameux des salons ou des grandes heures de l'Histoire sont séduisants quand ils s'amusent avec la relativité de notre perception (On lira avec plaisir sur ce sujet l’ouvrage de Claude Gagnière " Au Bonheur des mots ", ed R. Laffont, 1989.

- " Mon chéri, je suis triste, tu ne m'achètes jamais rien ! "
- " Tout simplement, ma chérie, parce que je ne savais pas que tu avais quelque chose à vendre... "

- Le Sphinx) dévorait les voyageurs qui à l'entrée de Thèbes ne pouvaient répondre à son énigme : " quelle est la créature qui marche à quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi et sur trois pattes le soir ". Oedipe sut en venir à bout et devint roi de Thèbes en répondant " l'Homme ". De grands spécialistes en communication (Russel, Whitehead, Whorf) ont depuis éclairé le trouble de notre perception face à une telle question, à partir des types logiques de notre langage. Notre perception peut restée bloquée par la représentation d'un monstre qui mue et qui voit pousser ses pattes en une seule journée, alors que " marcher ", " pattes ", " soir " sont des métaphores qui se réfèrent à d'autres sens et non directement à l'animal. On notera d'ailleurs que le mot " énigme " vient du grec ainigma qui signifie... la parole obscure.

Le langage contribue donc à façonner la plasticité de notre perception en structurant l'expression de ce que nous ressentons, en " remplissant " le signifié d'un signifiant. Il est ainsi intimement lié aux nuances et aux troubles de notre système de représentation.

Alfred Korzybski (- était un scientifique américano-polonais, linguiste et philosophe. Il fut le fondateur aux Etats-Unis de l’Institut de Sémantique Générale -) soutient d'ailleurs que le langage nous rend incapables de faire de véritables distinctions. Le langage suppose en effet que les mots et les choses qu'il décrit sont identiques, et il ne peut distinguer les "cartes" de nos pensées et le territoire auquel il se réfère. On résume souvent cette analyse par une formule : la carte n'est pas le territoire. Au mieux, les cartes sont décrites par cet auteur comme des contextes que nous pouvons exploiter et partager avec les autres pour apprécier des différences. Cette remarque nous invite à mieux cerner le contexte social et culturel de la perception.

3.5. La culture
Dire que la culture influence notre perception paraît relativement évident : il suffit de traverser une frontière, ou simplement le bout de notre rue, pour constater que des plats nous paraissent épicés, des températures fraîches, ou des couleurs chaudes alors que les autochtones perçoivent l'inverse. Si l'on a pu dire, selon la formule célèbre (- dont la paternité (… oubliée, justement !) revient à un pédagogue contemporain du nom de Emile Henriot -), que la " culture c'est ce qui demeure lorsque l'on a tout oublié ", c'est bien que l'on mesure la trace qu'elle imprime dans notre système de représentations !

On perçoit deux cercles sur la figure (ci-dessus), mais de quoi s'agit-il ? d'une éclipse solaire, d'un quartier de lune, d'une bague, d'un haut-parleur, d'un oeil, d'un entonnoir, d'un électron d'hydrogène?

S'il importe peu de donner une " bonne " réponse, nous nous laissons guider par l'ensemble de nos expériences antérieures, par notre capacité d'abstraction, par notre éducation, par le vocabulaire à notre disposition, et pourtant, nous restons dans un cadre limitatif. Nous serions bien surpris d'entendre quelqu'un nous soutenir qu'il s'agit d'une tondeuse à gazon, d'un feu de broussailles ou d'un peigne...

Notre champ perceptif est ainsi culturellement inscrit dans l'ensemble des représentations collectives qui donnent un sens à nos échanges intellectuels, économique ou éthiques (Cette idée a été admirablement illustrée par le film Les dieux sont tombés sur la tête, dans lequel la vie d’une tribu africaine est bouleversée par l’arrivée inopportune d’une bouteille de Cola tombée d’un avion américain). Il semble ainsi difficile de séparer les idées, les normes et les valeurs des symboles et des techniques par lesquels elles se concrétisent et se transmettent. Nous verrons ainsi spontanément une jeune femme ou une dame âgée dans ce dessin (qui a précisément été conçu pour que l'on puisse y voir les deux - On doit cette figure classique de l’ambivalence de la perception au psychologue américain Boring -), et notre " oeil " devra être très exercé pour passer d'une image à l'autre.

Au plan métaphorique, on peut donc retenir que la perception d'une réalité peut être radicalement différente selon le contexte culturel dans lequel elle est " décodée ". Les exemples abondent pour illustrer ce phénomène au plan interculturel et on sait bien, pour paraphraser Pascal, qu'une vérité de ce côté des Pyrénées sera perçu comme une erreur sur l'autre versant. Au rang des processus qui façonnent notre culture (et donc notre perception), l'éducation tient une part importante dans le développement et la " mise en forme " de nos idées. Nous nous attacherons ici à illustrer quelques aspects de ce sujet : la formation des jugements et notre attitude face à la nouveauté.

Le jugement manifeste une prise de conscience du rapport que nous établissons entre les choses (telle cause aura telle conséquence, telle idée est meilleure que telle autre, telle forme est connue ou inconnue, ...). Il oscille donc entre l'expression de l'opinion ou de la certitude selon la preuve que notre esprit perçoit. Or, la densité de cette preuve dépend de notre culture (Au plan épistémologique (c’est à dire de la philosophie des sciences) on doit à Kuhn la notion de paradigme pour définir l’ensemble des croyances et des valeurs qui fondent la preuve scientifique à un moment donné. Par exemple , la mécanique (newtonienne) a connu une profonde mutation culturelle à partir des postulats de la mécanique quantique (- développés notamment par Einstein -). Kuhn développe d’ailleurs l’idée que la science évolue par “ sauts ” lorsqu’il y a rupture de paradigme révolution). Il est aujourd'hui impensable d'admettre que la terre soit plate ou que le soleil tourne autour de la terre comme on le " jugeait " il y a encore 1000 ans. L'ensemble de ces jugements acquis va former nos croyances. Celles-ci nous permettront de formuler de nouveaux jugements, mais aussi de faire l'économie de d'une réflexion approfondie face à des situations courantes. L'intuition est d'ailleurs le plus souvent une vue instantanée et un peu confuse de ce que nous pouvons développer plus distinctement en formant un jugement discursif. Ainsi, notre culture contribue à façonner des perceptions pré-jugées ou des préjugés tout court. Quelques exemples permettront d'illustrer cette dernière idée.

- Découpons une bande rectangulaire dans une feuille de papier. Traçons ensuite un axe en pointillés pour partager le rectangle. Par une torsion on fait rejoindre les extrémités opposées du rectangle. On obtient ainsi un modèle " non orientable " (La structure de l’anneau (de Moebius) ainsi formé est ainsi utilisée dans des modèles mathématiques et topologiques complexes. Elle permet totalement d’illustrer des hypothèses formulées en astrophysique, pour comprendre la formation de l’univers).

En plaçant notre doigt sur n'importe quelle partie du bord de la bande et en suivant le contour du modèle, on se ramène toujours au même point, comme si la bande n'avait plus qu'un seul bord (Peut être Coluche s’était-il amusé à faire des tranches de Moebius lorsqu’il racontait : “ à la maison, on était tellement pauvre que les tranches de jambon n’avaient qu’une face ! "). En découpant la bande selon l'axe délimité par les pointillés, on s'attend à trouver deux bandes distinctes. En réalité, on en trouve une ! Nous vous laissons le plaisir de trouver ce qui se passe en renouvelant l'expérience...

Il est bien sûr possible de donner des explications convaincantes pour nous forger un jugement à l'issue de ces manipulations. On devra pourtant reconnaître que notre pré-jugement était faussé par notre intuition (jugement dont la phase discursive est raccourcie) ou notre expérience en matière de découpe !

- Les parents de Laurent ont trois enfants : Pim, Pam et .............. (Combien, parmi nous, ont envie de répondre “ Poum ” et non Laurent ?)

- Deux joueurs de loto ont joué une grille pour le prochain tirage. Le premier a joué 1, 2, 3, 4, 5, 6. Le second a joué 16, 41, 10, 21, 17 et 49. Lequel des deux a le plus de chances de gagner ? Un préjugé nous laisse croire que c'est le deuxième. Pourtant on sait que l'on n'a, dans un cas comme dans l'autre, qu'une chance sur 13.983.816 de trouver les six bons numéros.

- Louis fête aujourd'hui ses 60 ans et son premier jour de retraite. Il a travaillé depuis l'âge de 16 ans. A l'heure des bilans, il fait le compte... Il estime ainsi avoir dormi, depuis sa naissance, 8 heures par jour. Combien de temps a-t-il passé dans son lit ?

Rafraîchis par nos expériences précédentes, nous éliminons les informations concernant son travail, dont on perçoit qu'elles sont destinées à nous embrouiller, et nous comptons : 60 ans fois 365 jours fois 8 heures. Et les années bissextiles ? Elles ont lieu tous les 4 ans, et Louis a donc du en connaître 60/4=15 soit 15 fois 8 heures de sommeil en plus. Ce qui porte le total à.......... ? (20 ans : il a dormi le tiers de sa vie, puisqu’il y a consacré un tiers de toutes ses journées…).

- Nous organisons un tournoi de tennis en avec 256 joueurs. Chaque joueur aspire bien-sûr à participer à la finale qui opposera les 2 meilleurs. Combien faut-il de matches au total pour connaître le vainqueur ? (255 : le nombre de matches joués pour éliminer les 255 perdants. On aurait pu, bien sûr, compter 1 finale plus 2 demi-finales, plus 4 quarts de finale et ainsi de suite…).

Dans ces deux derniers exemples, la validité de notre jugement n'est généralement pas mise en cause : nous trouvons les résultats attendus, et il existe une " bonne " réponse. Nous voyons toutefois à quel point notre perception de la solution du problème est imprimée par des automatismes analytiques enseignés à l'Ecole et combien ce refuge dans la rationalité est culturellement " ancré ".

- Nous ne résistons pas au plaisir de citer quelques problèmes du Professeur Froeppel, cher à Jean Tardieu :
1. Petite cosmogonie pratique : Construisez un monde cohérent à partir de Rien, sachant que Moi=Toi et que Tout est Possible. Faites un dessin.

2. Problème d'algèbre à deux inconnues : Etant donné qu'il se passe je ne sais quoi je ne sais quand, quelles dispositions prenez-vous ?

3. Vie de tous les jours : si, dans la rue, un réverbère s'approche de vous et vous demande du feu, comment vous y prenez vous pour ne pas paraître décontenancé ?

- Devant la figure suivante, nous sommes dans l'impossibilité de fonder un jugement à partir de notre perception visuelle. L'illusion d'optique est obtenue à partir d'un phénomène simple : les images sont projetées sur notre rétine (surface plane) et l'information spatiale est décodée ensuite par notre cerveau en trois dimensions. Nous sommes donc face à une absurdité spatiale, puisque la figure a une cohérence interne mais elle n'a pas de sens dans la réalité. Notre perception est soumise à la contradiction : le modèle ne peut pas exister et pourtant nous ne pouvons le réduire à un ensemble abstrait de lignes : il existe bien...

La preuve paraît même nous être donnée par cette décomposition (On doit cette illustration à Oscar Reutersvärd, artiste suédois du XXème siècle) : en connaissant la longueur de l'arête d'un cube, nous sommes en mesure de calculer la surface ou le volume du chevron, tandis que nous sommes dans l'impossibilité de le reproduire physiquement dans la réalité.

La plupart des illusions d'optique joue ainsi avec la contradiction ou la promptitude excessive de nos jugements. Deux figures célèbres illustrent ces prédispositions.

- La figure de Fraser représente, à première vue, une spirale (ascendante ou descendante, selon les cas). En réalité, il s'agit de cercles concentriques. On s'en rendra compte en suivant n'importe quelle ligne (- Jacques Attali a utilisé la figure de Fraser (au plan métaphorique) pour réfléchir à notre perception de l’Histoire, et montrer que nos analyses pouvaient être faussées par la vision de mouvements en apparence inéluctables et qui semblent mener vers un même point -).

Sur l'image suivante, on n'a bien le sentiment d'être face à un escalier en colimaçon. Notre jugement est pourtant embarrassé par la perspective : notre regard peut " descendre " ou " monter " l'escalier et revenir, après un mouvement complet, au même point.

Les objets que nous voyons entrent en conflit avec notre " attente " de normalité. Il s'agit d'un objet irréel, mais l'apprentissage et la culture au sens large interfèrent avec la perception (puis l'identification) des formes. Notre jugement est donc faussé par des interférences formelles qui nous imposent de donner un sens alors que nos sens sont " manipulés " (C’est d’ailleurs tout l’art de la prestidigitation : tandis que notre perception est accaparée à donner un sens à la mise en scène, l’illusionniste manipule nos facultés de jugement en nous donnant de “ fausses ” preuves). Dans des situations plus courantes, on verra ainsi un verre à moitié vide ou... à moitié plein, un état bénin ou grave, une issue souhaitable ou fatale, etc. Le monde que nous percevons est ainsi normé par notre culture. Celle-ci cristallise des systèmes cohérents de représentations formelles que l'on peut communiquer, transmettre ou simplement " utiliser " dans la plupart des situations quotidiennes. Dans ce cadre, la nouveauté est perçue par contraste avec ce qui est déjà connu, et sollicite des facultés particulières de discernement ou de compréhension.

La nouveauté est la qualité de ce que nous percevons pour la première fois. Elle correspond donc à des phénomènes nécessairement inédits, originaux, et appelle une recombinaison des rapports que nous établissons entre les éléments antérieurement connus. La découverte de ces rapports nouveaux suppose que l'esprit soit capable de briser les rapports anciens, de se libérer des liaisons préétablies. Partons d'un exemple :

- Le service commercial d'une entreprise nous convoque, en tant que consommateurs potentiels, à une réunion de test de produits nouveaux, afin d'enregistrer nos réactions avant la mise sur le marché du produit reproduit (à l'échelle) (ci-dessus).

On nous demande de formuler un jugement sur ce nouveau modèle. Un secrétaire de séance enregistre les réactions. Sans autre indication de la part du commanditaire de cette étude, nous obtenons une série de jugements que l'on peut regrouper par thèmes.

- Produit : Est-ce que la lame se replie ? Le manche est trop petit pour replier la lame. On ne peut pas utiliser en même temps la fourchette et le couteau. C'est dangereux. Les proportions entre la lame et le manche sont mal adaptées. La fourchette ne peut pas saisir grand chose. Est-ce que l'extrémité en bas du manche sert à quelque chose ? On aura du mal à le loger dans une poche. C'est impossible de manger avec ça. Comment s'appelle cet ustensile ? Quel est le matériau utilisé ? Est-ce solide ? Résistant ? Il faut revoir la conception.

- Argent : Combien ça coûte ? C'est de l'arnaque. J'imagine mal acheter ce genre de produits. Quel est le coût de revient ?

- Jugement de valeurs : C'est débile. Ca ne sert à rien. C'est une vaste fumisterie, etc...

Les quelques réactions reportées ci-dessus sont obtenues spontanément en séminaire lorsque l'animateur valide toutes les propositions. Sans censure sa part, le groupe s'attache à donner une forme connue au produit (il repère un manche, une lame, une fourchette, compare avec les fonctionnalités d'un couteau classique, d'un ustensile de cuisine,...), se demande à quoi il sert, et exerce son esprit critique. Au fil de la réunion, le projet est critiqué, amendé et en définitive rejeté. Pourtant, l'objet de la réunion était d'enregistrer des réactions et non de prendre une décision. La passivité bienveillante de l'animateur a encouragé le groupe dans cette voie.

Si l'on analyse dans le détail le cheminement des réactions, on observera ainsi :

- le besoin de se raccrocher à des solutions déjà connues, de repérer des formes, des situations, des modes opératoires qui nous sont familiers,

- un rejet quasi-systématique de ce qui fait la " différence " avec ce que nous connaissons déjà.

- une quantité d'opinions émises librement grâce à l'animateur (De ce point de vue, le résultat est satisfaisant car le groupe a été mobilisé).

On s'accordera avec les consommateurs de notre réunion pour dire que le produit présenté paraît peu novateur, dangereux ou difficile à manier. Au-delà de ces objections, on notera aussi l'unanimité des participants pour renvoyer les concepteurs du projet à leur copie, plutôt que de proposer un nom, des fonctions, des utilisations possibles. Et s'il s'agissait d'un logo pour un fabricant de couteaux suisses ? Si ce produit était destiné à des manchots ? Si on pouvait l'utiliser pour visser dans des endroits inaccessibles ? Si c'était une " courchette ", un " fouteau ", une antenne télescopique, un coupe spaghetti automatique, un testeur électrique, un cerfvolant, etc. ?

Ces hypothèses paraîtront encore fantaisistes tant notre perception de la " normalité " est profondément ancrée dans nos systèmes de représentations. L'énergie que nous consacrons à la formalisation des objections (que les commerciaux apprennent d'ailleurs à contrer, comme dans un jeu à somme nulle) est rarement placée au service de la dissolution des routines ou des groupements familiers que nous mettons communément en oeuvre pour nous entendre. La loi de rédintégration, que nous avons déjà évoquée, nous " impose " en effet de forger notre perception en fonction d'un patrimoine de combinaisons déjà établies, et surtout plus confortables à " manipuler ".

L'attachement à l'ordre établi, l'engourdissement émotionnel, le conformisme, la peur du voleurs d'idées, l'insécurité, le manque de temps, d'intérêt, d'argent, la peur de la solitude ou l'isolement chronique, le complexe d'infériorité ou de supériorité, la répugnance à l'action, la crainte des critiques, le conditionnement, l'éducation : nous avons à notre disposition une pléthore d'arguments dans le champ psychologique pour interpréter notre attitude hostile face à la nouveauté (On notera au passage que ces explications semblent relever elles-mêmes de la fatalité (ou au moins de considérations morales), et que leur formation juge et hiérarchise nos attitudes sur une échelle négative (crainte, manque, peur, …). Il paraît donc décidément difficile de qualifier notre esprit critique, tant il apparaît " en creux " au moment où il s’agit de le cerner !). Sans entrer plus avant dans les considérations normatives qui fondent ces analyses, nous retiendrons que toute découverte de rapports nouveaux entre les choses mobilise une énergie que nous utilisons pour donner une forme intelligible, et le plus souvent, à partir d'une comparaison avec l'existant. La puissance inventive dont nous pouvons alors faire preuve peut être orientée vers le maintien des structures établies, et jouera alors comme un frein. Chacun reconnaîtra dans les formules suivantes quelques morceaux choisis de nos réunions professionnelles :

- Le temps : Nous avons des questions plus urgentes à régler, nous verrons cela la prochaine fois, il faut encore étudier la question, nous devons attendre la décision du responsable concerné, nous ne pouvons pas traiter tous les problèmes en même temps, il faut planifier, notre programme est déjà bien rempli, remettons cette question à plus tard, il aurait fallu y penser avant, c'est trop tôt/tard pour avancer, ...
La vérité n'a pas d'heure, elle est de tous les temps, précisément lorsqu'elle nous paraît inopportune. (Albert Schweitzer)

- L'argent : Nous devons voir avant tout si c'est rentable, ce n'est pas dans le budget, combien est-ce que cela coûte ? rapporte ? cela va coûter trop cher, il faut prévoir un plan d'investissement particulier, nous n'avons pas les moyens, il faudrait trouver un partenaire,...
Si l'argent ne fait pas le bonheur... rendez-le ! (Jules Renard)

- L'expérience : Cela a déjà été tenté, on a déjà vu ce que cela donnait, c'est une vieille idée de X qui n'a mené à rien, cela ne correspond pas à notre savoir-faire, nos concurrents ont déjà fait la même chose, c'est le genre de projet que l'on va laisser tomber, c'est toujours la même histoire, croyez moi, ça marche comme ça depuis cinq ans, ...
L'expérience est le nom que chacun donne à ses erreurs. (Oscar Wilde)

- La logique : De deux choses l'une, ça ne tient pas debout, ce n'est pas très rationnel, ça n'est pas aussi simple que vous le pensez, il nous faut une réponse claire, il faut regarder les choses en face, c'est dans l'ordre des choses, il faut détailler le dossier, nous devons regarder les choses de plus près, je ne vois pas d'autres solutions, oui mais, ...
Lorsque vous " supposez le problème résolu ", pourquoi continuez-vous quand même la démonstration ? Ne feriez-vous pas mieux d'aller vous coucher ? (Jean Tardieu)

- Les autres : On va passer pour des illuminés, ils ne seront jamais d'accord, on nous prend pour des ..., ça va choquer, c'est politiquement inacceptable, je voudrais bien voir la tête de X, les consommateurs pensent que, on considère généralement que...
Pour une réponse affirmative, il n'existe qu'un seul mot : oui. Tous les autres mots ont été inventés pour dire non. (Tristan Bernard)

Synthèse :

La perception est donc un processus individuel complexe qui met en oeuvre nos facultés sensorielles, qui sont plus ou moins mobilisées en fonction de notre attention (souvent endormie par l'habitude), et plus ou moins traduites par notre langage.

En passant par le prisme de notre culture au sens large, notre perception fonde la plupart des jugements personnels) que nous émettons et conditionne notre réceptivité face à des situations nouvelles.

Présentation des auteurs :

Emmanuel Carré, (Doctorat Sc. Information et Comm., DEA SIC, DEA Sc Gestion, ESC Bordeaux) est aujourd'hui directeur pédagogique du groupe IGS, après avoir été pendant de nombreuses années Professeur au Département Information, Décision et Management, il a travaillé notamment sur le management d'équipe, la communication interpersonnelle et la créativité. Il a publié plusieurs ouvrages grand public sur ces différents thèmes. Il anime également un blog décalé sur les gros maux du management.

Les ouvrages d'Emmanuel Carré
Le blog décalé animé par Emmanuel Carré

Thierry Roques, (DEA Sc Gestion, IEP Bordeaux) est professeur au Département Affaires et Développement International. Ses recherches portent sur le déploiement de stratégies internationales dans le domaine de la logistique, des achats et du transport. Il intervient également dans le développement international de Bordeaux Ecole de Management.

Bibliographie :



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Emmanuel Carre & Thierry Roques