Le Temps des Equipes et des Projets

2.8 Les fondements de la relation managériale


1. La posture fondamentale du Manager : Manager n’est pas se défouler

La plupart des managers exercent leur fonction sans être interrogés sur les compétences concrètes qu'ils mobilisent dans leurs activités. Ils s’appuient, la plupart du temps, sur leur intuition et leur spontanéité pour exercer leur autorité. Certains excellent parce qu’ils ont un talent, un charisme. Weber les appelait " les managers charismatiques ". Dans ce cas leur capacité d'influence repose sur l'amour qu'ils inspirent. Mais ce modèle, bien que présentant des avantages, a aussi ses limites, notamment en termes d'énergie émotionnelle requise.

Un grand nombre, cependant, n'ont pas ce don et tâtonnent, confondant parfois manager et se défouler.

Aujourd'hui, les sciences de gestion ont progressé sur cette question et commencent à mieux cerner cette compétence appelée " compétence managériale ".

Manager apparaît de plus en plus comme un acte professionnel qui passe par des méthodes et des comportements repérés. On sait mieux ce qu'il faut faire car on connaît mieux les attentes des collaborateurs.

Cependant l'habilité à mettre en oeuvre cette compétence ne relève pas d'un apprentissage mécanique mais, est indissociable d'une capacité des managers, à bien cerner leur rôle. La question de l'identité est aussi importante que l'acquisition des compétences méthodologiques. Savoir quel est son rôle est aussi essentiel que savoir comment faire.

Avant d'aborder les attitudes clés que le manager doit développer, il nous apparaît essentiel de mieux cerner son identité. Celles-ci seront plus intelligemment utilisées si elles s'inscrivent dans une compréhension des besoins fondamentaux des collaborateurs. A travers cette exploration, il s'agira de commencer à lever le voile d'une relation dont l’ambiguïté ne fait plus de doute.

2. La fonction symbolique du chef : A quoi sert un chef dans un groupe humain ?

Les hypothèses les plus utiles pour répondre à cette question se trouvent chez Freud dans Totem et Tabou. Dans ce livre, il tente d’explorer la genèse du lieu social et de définir l’origine du pouvoir.

Un groupe humain ne peut fonctionner sans un minimum de cohérence. Tout groupe humain a besoin de se structurer sinon il s’enlise dans un fonctionnement archaïque où règnera la violence fondamentale.

Dans la horde primitive les hommes passent leur temps à se battre. Celle-ci va peu à peu s’organiser par la désignation d’un chef qui sera généralement le plus fort.

En provoquant la crainte et l’angoisse, le chef apparaîtra comme un père mythique qui transcende les autres et leur permet ainsi de se rassembler et de créer une première forme de solidarité.

Les membres de la horde vont s’allier et devenir " frères ", se constituant ainsi en communauté primitive.

Il faudra encore longtemps pour que dans l’histoire des hommes, ces communautés, peu à peu, se civilisent, en érigeant notamment des institutions. Le chef est donc à la fois le garant et le premier facteur de cohérence d’un groupe humain.

Pour que le chef soit reconnu et accepté, il faut qu’il renvoie dans l’imaginaire de la horde au père mythique. " Sans cette référence au père, aucune culture n’est possible ".

Le père mythique, à la fois admiré et haï, va édicter des interdits qui vont générer le refoulement des pulsions et permettre une relative sublimation.

C’est justement cette sublimation qui va permettre l’accès à la culture et la création de la solidarité et de l’amour entre les membres du groupe. En définitive, la présence du chef est ce qui va permettre l’alliance et donc la paix.

Cette alliance et cette paix seront bien sûr relatives car lorsque le chef s’affaiblira, les frères réactiveront à nouveau leur rivalité, jusqu’à ce que le plus fort l’emporte et remplace le père.

L’histoire des hommes montre combien cette notion d'alliance va prendre du temps pour se construire. Pendant des siècles les seigneurs se sont battus entre eux. La notion de Nation n’est apparue que peu à peu, après de longs et incessants combats sanglants.

3. Le chef comme objet de projection de nos idéaux.

Dans " Malaise dans la civilisation " Freud pose l’hypothèse que le chef, dans la mesure où il renvoie au père mythique, est l’objet d’idéalisation. Ce n’est qu’à cette condition que nous accepterons de lui obéir.

L’expérience bien connue de Milgram semble confirmer cette hypothèse. Les sujets hésitent beaucoup moins à imposer des sanctions aux cobayes de l’expérience, lorsqu’ils se trompent, quand celles-ci sont suggérées par un professeur habillé en blouse blanche avec des titres universitaires prestigieux qui en imposent.

Nous investissons donc celui qui occupe la place du chef de nos idéaux. Ces idéaux sont des substituts du narcissisme perdu de notre enfance et proviennent de notre " idéal du Moi ".

Le facteur de l’idéal du Moi est le résultat de la relation hallucinatoire que nous avons entretenu avec nos parents. L’idéal Moi représente en quelque sorte une fiction à laquelle nous nous sommes identifiés ; fiction qui consiste à tenter de ressembler à celui que nos parents espéraient que nous deviendrions, en d’autres termes à leur désir. Dans cette dynamique nous projetons sur le chef à la fois notre idéal du Moi, celui par lequel, nous imaginons pouvoir devenir cet objet merveilleux tant désiré par nos parents et l'espoir d'être aimé de lui.

Cette double illusion nous permet de lui attribuer une toute puissance imaginaire. En lui attribuant tous les pouvoirs, nous lui déléguons celui de nous préserver définitivement de la mort.

4. La nécessaire identification au chef

L’identification est un mécanisme constant qui fonctionne en permanence dans la construction de l’image de soi : " Nous sommes les autres " (Laborit), dans la mesure où nous leur empruntons des aspects qui correspondent à nos idéaux.

Ce processus d’imitation est particulièrement activé dans la relation au chef. Nous avons besoin de ressembler à ceux dont nous voulons être aimés ou que nous craignons. L’identification permet au moi de se constituer.

Nous désirons d’autant plus nous identifier à une personne que nous déposons en elle nos idéaux.

5. Les sources du pouvoir

Pour Eugène Enriquez, les sources du pouvoir sont les suivantes :

1. La possession des moyens de sanction (récompense ou punition).
2. La compétence humaine du chef.
3. La légitimité.
4. L’identification.
5. L’amour.
6. La compétence technique.
7. La structure des relations et la possession des moyens de contrôle.
8. L’adhésion raisonnée au travail effectué.
9. La possession des richesses.

6. Pouvoir - Séduction et Perversité

Le pouvoir est une fonction utile dans la mesure où il permet de rassembler un collectif autour d’idéaux porteurs de progrès.

Le pouvoir doit permettre un " désamorçage des angoisses et des peurs " (Balandier) et favoriser simultanément l’expression sublimée des pulsions.

L’homme de pouvoir doit apparaître fondamentalement comme sujet pouvant être à la fois un individu d’exception et un individu proche. Un individu d’exception dans la mesure où il peut être un père bienveillant et non un géniteur castrateur, un père protecteur, permettant au peuple de pouvoir s’adorer dans la personne d’un seul, permettant ainsi le rassemblement.

Le pouvoir pervers " implique la négation chez autrui de la possibilité d’accéder à son propre désir ". Le pervers va asservir l’autre à son désir et le transformer en objet manipulable.

L’autre devient le jouet de ses désirs. Tout est fait pour assurer sa magnificence narcissique.

L’homme de pouvoir pervers n’hésitera pas à tous les subterfuges, tous les mensonges, pour utiliser l’autre à sa propre glorification et consolider sa " toute puissance ".

Pour réussir cette mystification le pervers utilisera la " séduction douce ". Il manipulera sans culpabilité les affects archaïques de ses interlocuteurs pour leur faire croire ce qu’ils ont besoin d’entendre et ainsi les rassurer sur eux-mêmes et sur le monde.

Le séducteur jouera toujours sur les apparences, jamais sur la vérité. Le conte de Grimm " le petit chaperon rouge " illustre magnifiquement bien la perversité du pouvoir.

Au départ, la jeune enfant naïve est censée aller voir sa grand-mère.
Sa mère lui recommande bien de ne pas répondre aux sollicitations de personnes qu’elle ne connaît pas.

Pendant ce temps le loup rusé se précipite chez la grand-mère et la dévore pour prendre sa place.

Ce stratagème met bien en évidence la position du pervers qui n’hésite pas, pour obtenir ces fins, à adopter un discours correspondant à ce que l’autre désire.

Puis au fur et à mesure, le petit chaperon rouge découvrira derrière l’apparence tranquille et rassurante de sa grand-mère le monstre qui s’y est déguisé.

L’histoire se termine pour le loup assez mal puisqu’on placera dans son ventre une grosse pierre noire. C’est ce qui arrive généralement aux pervers, plus personne ne veut davantage se laisser tromper et remplace la confiance qu’il pouvait mettre en l’autre par une immense méfiance.

7. Le pouvoir peut rendre fou

La posture du pouvoir n’est pas sans danger pour celui qui l’occupe. Pour certains, la reconnaissance trop abondante des autres peut générer une inflation du Moi et réactiver curieusement une part de la névrose infantile refoulée en chacun de nous.

Tout se passe comme si le regard trop émerveillé d’autrui enfermait celui qui est regardé dans une illusion falsificatrice. Les troubles du caractère de ceux qui occupent une position de pouvoir dans l’actualité sont là pour le confirmer.

B. Tapie n’est-il pas devenu à un moment mégalomane ? Dalida narcissique ? Beregevoy obsessionnel ? Tiberi hystérique ?

D’autres acteurs de l’histoire ont montré combien le pouvoir pouvait rendre l’autre fou, voire des nations tout entières. La situation de pouvoir présente donc des risques : celui de voir sa névrose infantile réactivée.

8. L’expérience de Milgram

Depuis longtemps, les psychologues sociaux se sont demandés ce qui pouvait conduire un individu à se soumettre à une autorité. Dans les années 60, l’Américain Stanley Milgram en avait fait la démonstration dans une expérience devenue célèbre.

Le téléphone sonne dans le couloir d’hôpital. L’infirmière de garde décroche, et un homme, qu’elle ne connaît pas, se présente comme le Docteur Machin. Il lui demande d’administrer à l’un de ses patients un médicament, à une dose qu’elle sait trop élevée. Malgré tout, elle s’apprête à suivre cette demande.

Cette histoire n’est pas fictive. Des chercheurs en psychologie sociale ont utilisé cette situation afin d’examiner le poids de l’autorité sur une décision. Lors de cette expérience, 95% des infirmières se sont préparées à administrer ce produit nocif. Le titre de médecin donnait à leur interlocuteur une autorité suffisante pour influencer leur décision.

Dans des conditions réelles, l’autorité que confère un titre peut avoir des conséquences plus graves. Ce phénomène est bien connu des compagnies aériennes. L’Administration fédérale de l’aviation des Etats-Unis a en effet remarqué que, dans de nombreux cas, une erreur évidente du capitaine de vol n’était pas corrigée par les membres de l’équipage, ce qui conduisait au crash. Malgré l’importance des décisions personnelles, les membres d’équipage ne corrigeaient pas l’erreur par soumission à l’autorité du capitaine de vol.
Pire encore, ces études ont montré qu’un style de commandement autoritaire pouvait conduire l’équipage lui-même à faire des erreurs.

9. La juste distance (La métaphore de Shopenhauer)

Le philosophe Schopenhauer illustre bien la question de la juste distance à trouver vis-à-vis des collaborateurs. " Par un jour d'hiver, un couple de porcs-épics transis de froid se pressaient l'un contre l'autre pour se réchauffer. Comme ils se piquaient l'un et l'autre avec leurs épines, ils se séparèrent et alors eurent froid. Après de nombreux essais, les porcs-épics trouvèrent la distance à laquelle ils se donnaient le plus de chaleur sans trop se piquer ".

Cette métaphore illustre bien la recherche de la bonne distance que doit effectuer le manager. Le manager doit être près de son collaborateur dans certains cas et en même temps lui laisser une certaine autonomie pour qu'il puisse grandir. La bonne distance est celle qui permet " à la fois de préserver et d'affirmer son identité dans la participation et suffisamment autonome pour exercer ses propres potentialités " (Muchielli A, 1986).

Didier Anzieu (1979) se pose la même question à propos de l'attitude du psychothérapeute dans le cadre d'une démarche psychothérapique dite " transitionnelle ". Il estime que la situation analytique classique qui passe par le fait d'allonger le patient sur le divan n'est pas toujours adaptée. En effet, dans certains cas de détresse importante, le patient a besoin de la proximité du thérapeute. La règle analytique " académique " lui parait peu appropriée dans ce type de problématique. Aussi conseille t-il au psychothérapeute de se rapprocher du patient en proposant une séance de face-à-face, voire en établissant un contact plus amical avec lui par le toucher. Cette manière de procéder est évidemment fort contestée par le cadre psychanalyste classique qui pense que l'analyse du transfert n'est plus possible si la distance entre l'analysant et l'analysé n'existe plus.

Anzieu, s'inspirant des travaux de Winnicott a développé une nouvelle approche psychothérapique, appelée " transitionnelle " qui joue sur la distance avec le patient pour l'aider à traverser une crise. Il conseille d'être très près de lui au départ, puis de créer progressivement " un espace potentiel ", au fur et à mesure de la recomposition du sujet, jusqu'à ce qu'il soit apte à supporter la distance liée à la démarche psychanalytique classique. Cette perspective mériterait d'être reprise lors des périodes de changement en entreprise.

Bibliographie : une suite de livres gratuits provenant du site de JM Tremblay



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