Le Temps de la Strategie

3.16 Le coût du travail est-il un handicap pour la compétitivité des entreprises françaises ?

Les charges sociales sont souvent présentées par les dirigeants comme des obstacles à la compétitivité des entreprises françaises. Dans ce raisonnement, le travail est perçu comme un coût. Il est souvent associé à une conception stratégique basé sur la guerre des prix. Dans une économie de la connaissance basée sur le Hors Prix, le travail devient un investissement puisque c'est l'intelligence des Hommes qui devient la première ressource de l'entreprise. Ainsi, l'acharnement gestionnaire à vouloir réduire les coûts apparaît d'abord comme le signe de la nécessité de revisiter le portefeuille d'activités stratégiques qui souffre d'un déficit de création de valeur. Cette interrogation collective au niveau des entreprises françaises devient indispensable si nous voulons continuer à financer notre système de protection sociale considérée comme une des meilleures du monde. Une fois de plus, les pays d'Europe du Nord montrent l'exemple : les salaires comme les PIB par habitant sont plus élevés. La crise financière nous rappelle durement que, quoi qu'il en soit, c'est encore par le travail qu'on espérer durablement créer une richesse durable. Plus que jamais, il faut le réinvestir avec confiance car il est porteur du génie des Hommes.


Le Point de vue de l'économiste Philippe Arvisenet sur le coût du travail (BNP Paribas - Ecodico)


1 Le coût du travail plomberait la compétitivité de notre économie ?

Il est fréquent d'entendre les dirigeants se plaindre de l'importance des charges sociales en France. Elles sont souvent présentées comme un lourd handicap pour la compétitivité de notre économie. Pour s'en convaincre, il suffirait de comparer les coûts du travail des économies avancées avec celles des pays en voie de développement. 

Nous posons l'hypothèse dans cet article que si le coût du travail est évoqué comme principal handicap dans la compétition mondiale c'est que notre économie est restée positionnée sur des formules dites de compétitivité Prix. Ce faisant, elle prend de plein fouet l'essor des économies des nouveaux pays industriels (NPI). Continuer à se battre sur ce terrain relève d'une forme de pathologie que nous avons appelée " la névrose managériale " dans la mesure où il s'agit d'une fixation à des modèles passés qui ont eu leur utilité mais qui sont aujourd'hui à l'évidence obsolète.

Dans cet article, nous évoquons un cas qui fut en son temps emblématique : celui de l'entreprise Maryflo que nous explorons en paragraphe 7. Ce cas met en évidence à la fois les symptômes d'un attachement fanatique au modèle du passé et ses conséquences en termes de violence sur les salariés impliqués dans ce type de représentation.

La solution, si elle existe, se trouve en direction de ce que nous avons appelé " la compétitivité hors prix ". Dans ce modèle, le travail n'est plus un coût. Il devient un investissement dans la mesure où la performance de l'entreprise ne repose plus sur la force musculaire des travailleurs mais sur leur matière grise et leur capacité à collaborer. Dans ce cas, le travail devient un investissement mais ce ne sont , plus évidemment les mêmes acteurs qui sont en scène.

Par ailleurs cette conception productiviste du coût du travail ne tient pas compte des conséquences de la diminution des charges sociales sur la protection sociale. Dans la mesure, où il n'existe pour l'instant aucune alternative réelle pour son financement , la solution de la TVA sociale n'ayant finalement pas été retenue, la compétitivité hors prix reste une alternative sérieuse à explorer.

2. Qu'est-ce la Valeur Travail ?

Curieusement l'analyse par les coûts du travail ne prend pas en compte la " Valeur Travail " dans les économies avancées. Il semble utile de rappeler que le travail, en Europe occidentale, ne sert pas seulement à la rémunération des seuls salariés et à la valorisation des dividendes des actionnaires. En Occident, le travail a aussi une fonction sociétale. Il sert à financer la protection sociale et à travers elle les risques de l'existence humaine :
- la maladie (Sécurité Sociale)
- la perte d'emploi (Pôle-Emploi, Afpa)
- la retraite (CRAM)
- la formation (FAF)

Par ailleurs, le travail constitue aussi un espace de construction des identités et du lien social. Réduire le travail aux seuls coûts engendrés par la rémunération des individus constitue une opération de réduction qui ne correspond pas à sa valeur réelle. Celle - çi dépasse le seul coût des salaires et des charges afférentes. Il permet la solidarité entre les différentes générations d'un même pays. Pour Jean Jacques Chavigné et Gérard Filoche, économistes socialistes, les charges sociales constituent un salaire indirect qui vient compléter le salaire direct. Le salaire direct peut être considéré comme la rémunération du travail de l'individu, tandis que le salaire indirect est une forme de redistribution collective des fruits du travail.

3. Les cost - killers coutent chers : découvrez un concept prometteur : les externalités négatives !

Pendant la dernière décennie, les gestionnaires d'entreprise ont développé une énergie considérable à tenter de diminuer le coût du travail en externalisant sur la société une partie de leurs pertes réelles ou potentielles. Pour préserver la confiance des actionnaires, les gestionnaires d'entreprises ont largement fait appel au système coûteux des préretraites ou des licenciements dont certains sont apparus plutôt comme suspects dans la mesure où ils étaient en lien avec une stratégie boursière. Mais toutes ces pratiques " cosmétiques ", qui consistaient à présenter des comptes de résultats et bilans acceptables n'ont souvent pas suffit pour sauver certaines de ces entreprises du désastre: Metaleurop, Moulinex, Bata), etc. Pour elles ils étaient déjà trop tard depuis longtemps.

Le concept d'externalités négatives développé par Ronald Coase désigne " une situation économique dans laquelle l'acte de consommation ou de production d'un agent influe positivement ou négativement sur la situation d'un autre agent non-impliqué dans l'action, sans que ce dernier ne soit totalement compensé/ait à payer pour les dommages/bénéfices engendrés ". C'est un concept utile pour identifier les coûts cachés externalisés sur la société, en particulier lors des licenciements boursiers. Certes l'entreprise aura rétabli ses équilibres financiers mais elle aura externalisé ses pertes en partie sur la collectivité et en partie sur les individus qui verront leurs ressources diminuées d'autant plus que la durée de leur chômage sera importante. D'une certaine façon, l'état aura lui aussi tendance, à partir d'un certain moment à externaliser le coût de cet événement sur l'individu en lui demandant de retrouver un emploi dans des délais qui ne sont pas toujours pertinents par rapport à son âge et sa qualification et en le pénalisant s'il n'y parvient pas.

Ce concept d'externalité négative ouvre des perspectives nouvelles à tous ceux qui s'intéressent à la gestion socialement responsable encore trop cantonnée aux seuls aspects environnementaux. Une gestion socialement responsable devra davantage prendre en considération la dimension sociale et territoriale de son devenir. Elle n'y parviendra, il est vrai pas seule ; cela passera aussi par un réagencement des institutions autour de l'entreprise et des individus.

4. Vécu du travail et formes de compétitivité

Les risques psychosociaux font irruption dans la scène des médias rappelant que le travail est de plus en plus un espace de souffrance. Cependant, ce sentiment n'est pas généralisable. Il est essentiellement évoqué dans des entreprises inscrites dans des secteurs marqués par la compétitivité prix. Cela se comprend aisément : dans les formules de compétitivité prix , le modèle de création de valeur repose sur l'effet de volume et la recherche de la productivité. On doit dans ce modèle largement faire appel aux méthodes tayloriennes dont on sait qu'elles ont tendance à " choséifier " les acteurs.

Dans les formules de compétitivité hors prix, il s'agit de proposer aux clients une valeur qui ne soit pas basé sur le prix. La décision d'achat repose alors davantage sur les avantages fournis ou perçus par le client que le facteur prix. Par exemple, la notoriété de la marque, la qualité du produit, l'offre des services associés au produit, le design, la compétence du personnel, etc... L'exemple de l'entreprise Michelin est à ce sujet particulièrement éclairant. Pourquoi les clients achètent - ils les pneus Michelin alors que ce sont les plus chers du marché? Ils acceptent de payer un peu plus pour la confiance qu'inspire la marque, la longévité et la sécurité des pneus, les nombreux services associés.

La compétitivité hors prix repose, on le voit sur des facteurs essentiellement immatériels. Elle demande en général davantage d'ingénierie et donc de matière grise. Dans ce modèle, le facteur humain ne peut plus être considéré comme un coût mais comme un investissement. Cela se traduit nécessairement par une autre approche de la gestion des ressources humaines.

5. Comparaison européenne des coûts du travail

La comparaison européenne des coûts du travail ne confirme pas l'idée commune qui fait penser que le coût du travail pourrait compromettre la création de richesse. Ce sont, paradoxalement, les pays qui ont les charges sociales les plus élevées qui ont un PIB par habitant supérieur à la moyenne européenne. On retrouve, comme toujours, en tête du classement, les pays d'Europe du Nord : Allemagne, Norvège, Suède et Finlande.

Comment pouvons nous expliquer cela ? Une fois de plus, la réponse parait évidente : ils dégagent une valeur ajoutée par heure travaillée plus importante. Cet écart serait il dû à une productivité insuffisante de notre part ? Les statistiques montrent que nous avons la productivité la plus élevée d'Europe après la Norvège. L'importance de cet écart ne peut pas s'expliquer que par la seule explication de la productivité du travail. Les salariés des pays d'Europe du Nord et leurs managers ont la capacité de produire une valeur client qui leur permet de mieux rémunérer leurs salariés. On peut citer pour exemple les téléphones Nokia, les aspirateurs Dyson et d'une certaine façon les meubles IKEA (qui ne sont pas les meubles les moins chers du marché !).

6. Les effets pervers de la réduction des charges sociales

La compétitivité fondée exclusivement sur les prix apparaît de plus en plus comme désuète (en dehors de l'automobile...). Nos systèmes de production ne peuvent rivaliser avec leurs concurrents des nouveaux pays industriels émergents (NPI). Si le terme " stratégie " signifie " conduire les armées ", orienter les entreprises vers les approches productivistes, c'est les emmener au désastre. Le cas du textile est à ce sujet particulièrement éclairant. En 1989, le secteur du textile faisait vivre 580 000 salariés. En 2002, ils ne sont plus que 72000 et en 2012 on nous prédit qu'il n'en restera que 32000. (Voir Rapport P. Arthus). Les seules entreprises qui survivent sur ce secteur sont celles qui ont délibérément choisi le créneau du design. L'entreprise Devaul un groupe de 600 salariés en région Rhônes-Alpes occupe 50% de son personnel à la création de dessins et modèles. L'entreprise Mango, concurrente de Zara) qui produit des vêtements moins chers, occupe 500 salariés à cette fonction. Les entreprises qui ont investi sur la technologie parviennent aussi dans ce secteur à tirer leur épingle du jeu (ex : textiles à usages thérapeutiques).

De 1990 à 2002, les gouvernements en place ont proposé des aides destinées à réduire les charges sociales pour abaisser le coût du travail. Ce soutien a eu finalement un effet paradoxal : celui d'encourager les entreprises bénéficiaires à continuer à se battre sur les prix; Il aurait été certainement plus pertinent de les aider à innover avant qu'il ne soit trop tard (Rapport de Christian Blanc sur " Pôle de compétitivité - Pour un écosystème de la croissance "). Aujourd'hui, force est de constater qu'elles ont pratiquement toutes disparues.

7. Le cas Maryflo : la fin d'un paradigme

Une entreprise, il y a quelques années, a défrayé la chronique : l'entreprise Maryflo. Elle illustre hélas trop bien l'analyse que nous développons. Dans un cours extrait, intitulé " La Guerre des tranchées " (voir extrait ci-après) , on y voit des dirigeants confrontés à une baisse de rentabilité qui tentent coûte que coûte d'augmenter les cadences de travail pour dégager suffisamment de valeur ajoutée pour financer les charges d'exploitation.

Leur stratégie se réduit à un simple exercice mathématique. Pour payer leurs charges, ils doivent fabriquer x chemises. Cette conception mécaniste et binaire les emmènent à fixer des objectifs impossibles à leurs salariés en exerçant sur eux une terrible pression. Le directeur de production s'irrite de voir que les cadences de production ne leur permettent de réaliser les prévisions quantitatives abstraites qu'il a fixées.

Le personnel subit dans un premier temps avec passivité et résignation ces injonctions jusqu'à que la révolte éclate et s'exprime à travers une grève illimitée demandant la démission du directeur technique. La pression exercée par celui-ci a été perçue comme tellement violente qu'il l'accuse de harcèlement.

Après une telle mutinerie, les dirigeants de l'entreprise devront déposer le bilan. Mais cette situation n'est pas, en vérité, le résultat de la grève du personnel ni même finalement de l'attitude du manager. Cette entreprise était en réalité depuis longtemps condamnée car elle était positionnée sur une formule stratégique dépassée.

D'une certaine façon, on retrouve presque les mêmes symptômes dans le secteur automobile où l'actualité a mis à jour des situations de travail très anxiogènes qui se sont conclues parfois, par des suicides. Les salariés des entreprises sous-traitantes, qui sont aujourd'hui confrontés à des licenciements, évoquent parallèlement à ces périodes de tension le manque d'investissements des dirigeants de l'entreprise, trop occupés à générer du cash flow pour garder leurs actionnaires constitués de plus en plus, y compris dans les PME industrielles, de holdings dont les préoccupations financières apparaissaient largement plus importantes que les projets de développement industriels (Ex : Eurodec).

8. La névrose managériale

Le film montre la lente agonie d'un paradigme. On y voit des acteurs et surtout des managers s'acharner à maintenir un système à l'évidence à bout de souffle. Tout se passe comme s'ils ne percevaient pas qu'ils étaient dans un monde en train de s'effondrer. Tous leurs efforts visent, au contraire, à conserver, coûte que coûte, l'ancien modèle sans s'apercevoir qu'il est en phase d'obsolescence. Cet aveuglement pathétique les pousse à demander l'impossible à leurs salariés ; ce qui est évidemment vécu comme une violence : comment, en effet fabriquer 42 chemises à l'heure alors que ce chiffre, même s'il est justifié sur le plan strictement comptable, est du point de vue du réel, totalement inatteignable, avec en plus des moyens de production qui ont aussi fait leur temps.

D'un point de vue clinique, cette négation du réel est intéressante à mettre en évidence. Harold Searles, dans son livre " L'effort pour rendre l'autre fou " met bien en évidence que ce qui rend fou c'est la négation du réel et la production d'injonctions contradictoires. Demander aux salariées de faire 42 chemises à l'heure est, effectivement, un bon calcul d'un point de vue exclusivement comptable mais, il est impossible à réaliser dans la réalité. Le film montre bien le regard incrédule des ouvrières face à ce type de demandes folles et irréelles. Mais elles n'ont pas le pouvoir et elles doivent subir celui de leurs dirigeants, jusqu'au point de rupture.

Le concept de névrose managériale est bien utile ici pour qualifier le comportement schizoïde des managers. Il apparaît clairement qu'ils restent " accrochés " à des conceptions passées qui ont eues leur succès en leur temps mais qui ne leur permettent plus aujourd'hui de prendre les bonnes décisions.

9. Les stratégies du succès

La théorie est certainement plus facile à énoncer qu'à mettre en oeuvre. Elle constitue, cependant, une source d'inspiration pour l'Action. Pendant des décennies, la valeur ajoutée du travail se limitait à sa seule dimension musculaire. On a aisément pu la remplacer par des machines.

Aujourd'hui, nous sommes entrés dans l'économie de la connaissance, la valeur ajoutée du travail devient indissociable de la question de la mobilisation de l'intelligence collective. La création de richesse dépend alors davantage des ressources cognitives des acteurs.

Si on observe les entreprises en croissance, on s'aperçoit que leur succès dépend en grande partie de leurs capacités à mobiliser cette ressource pour innover. Citons pour exemple Facebook, Apple, Microsoft, Asus, etc.

Conclusion provisoire : nous avons besoin de ressources pour financer les besoins sociaux croissants

Ces considérations économiques ne suffisent évidemment pas à clore le débat sur cette question des cotisations sociales. Il est nécessaire d'intégrer également la question démographique actuelle. Celle-ci se caractérise par un allongement de la durée moyenne de la vie de 3 mois chaque année (84 ans en moyenne par citoyen) et la réduction de la population active par rapport aux inactifs (4 sur 10 en 2015 au lieu de 7 sur 10), malgré un taux natalité jugé comme plutôt positif par les démographes.

Cet accroissement de la durée de la vie va générer des besoins sociaux plus importants. Il est donc essentiel d'augmenter les sources de financements de la protection sociale. Cette préoccupation fait l'objet aujourd'hui d'interrogations sérieuses. Certains estimant qu'il faut augmenter les cotisations sociales, sans d'ailleurs se préoccuper des moyens, d'autres considérant que nous avons atteint un summum et qu'il faut se tourner vers une augmentation de la TVA en réduisant les cotisations sociales. Cette hypothèse est encore à l'étude. Elle présente l'avantage de taxer de façon égale les produits importés comme ceux qui sont en fabriqués en France. Cette solution rendrait moins compétitifs les produits importés mais elle risquerait de provoquer une augmentation des prix si les entreprises ne jouaient pas le jeu de la diminution relative de leurs charges, en échange de cette mesure.

D'autres, enfin, considèrent qu'il faut taxer davantage le capital pour financer la protection sociale, considérant que celui-ci a tendance à s'enrichir sans tenir compte des besoins sociaux, pourtant considéré comme un facteur clé de la production de la plus value. Il est vrai que la valeur ajoutée, résultat complexe de la productivité du travail et du capital a, semble-t- il, ces dernières années davantage profité aux rentiers qu'à ceux qui produisent la richesse. Quelques chiffres le confirment :
- En 30 ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée globale de la nation est passé de 67,5% à 57,7% (Capital Hors Série Décembre 2008)
- La productivité du travail s'est accrue de 41% en 10 ans. (La VA produite dans les entreprises est passée de 1229 Milliards d'Euros en 1999 à 1695 milliards d'Euros en 2007 alors que les revenus des ménages durant la même période n'ont augmenté que de 18%

Face à de tels enjeux, un des risques majeurs est de voir s'effondrer notre système de protection sociale, un des meilleurs du monde. En dehors des choix que la société civile sera amenée à faire à ce propos, l'orientation des stratégies économiques que les entreprises feront restent évidemment déterminantes.

Bibliographie


Le Cas Maryflo

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