Le Temps des Valeurs

4.1 Comportements collectifs de performance et cultures d'entreprise

Les comportements collectifs sont surdéterminés par le système culturel de l'entreprise. C'est un levier à part entière pour la performance économique. Attention, cependant, les sociologues comme Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert nous conseillent de la " manipuler " avec prudence...


1. Quelques définitions utiles pour l'action

Le concept de culture paraît être un concept " fourre tout " qui est souvent pour les managers un peu suspect. On peut " y mettre " tout et son contraire.

Cette mauvaise impression provient, peut-être, du fait que ce sont les ethnologues, qui les premiers, se sont intéressés à la culture et souvent de façon exotique.

En fait, en France, ce concept s'est développé essentiellement à partir de l'ouvrage d' Hervé Serieyx "L'entreprise de 3° type" qui revenant du Japon, alors au sommet de sa gloire, avant les déboires financiers qu'on connaît, a montré tout l'intérêt de prendre en compte la part significative de la culture dans la performance collective de l'entreprise.

Voici quelques définitions " académiques " de la culture, utiles à la compréhension du concept :

- Toute culture peut-être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques (Levi Strauss)

- Toute culture fonctionne comme un code encodeur des psychismes individuels (R. Kaës)

- Les cultures sont des phénomènes collectifs qui incorporent les réponses des personnes aux incertitudes et au chaos qui sont inévitables dans l’expérience humaine (Harrison M. Trice)

- Edgar Schein (1985) définit la culture comme un modèle de suppositions fondamentales qu’un groupe donné a inventé, découvert, ou développé en apprenant à faire face à ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne.

- Geert Hofstede (IBM – 1970) définit la culture d’une entreprise à travers au moins 4 variables : La distance hiérarchique – Le contrôle de l’incertitude – L’individualisme – La masculinité.

- Pour Elliott Jaques (1952) : " La culture d’une entreprise se définit par son mode coutumier et traditionnel de penser et de réaliser des choses ". Elle est partagée, dans une mesure plus ou moins importante, par tous ses membres. Tout nouveau membre doit l’apprendre ou pour le moins l’admettre afin d’être accepté à servir l’entreprise

Retenons pour résumer que la culture d'entreprise est un processus imaginaire collectif qui surdétermine les comportements mentaux, affectifs et gestuels des acteurs. Elle s'exprime à travers les actes quotidiens et coutumiers de l'existence. C'est donc une réalité bien concrète.

On peut s'en apercevoir surtout dans les comportements que les salariés tissent, chaque jour, avec les clients. Sont-ils pertinents par rapport aux besoins du marché ou sont-ils en décalage ?

De nombreuses entreprises doivent aujourd'hui faire évoluer leur culture d'entreprise vers plus de service, plus de volonté commerciale, plus de créativité. Ces nouveaux comportements passent par la remise en cause de nos modèles culturels actuels.

2. Typologies des cultures d'entreprises

Le Centre de Communication Avancée, fondé par Bernard Cathelat et [Mike Burke]url: , propose une typologie intéressante fondée sur 4 valeurs fondamentales :
- Les valeurs d'ordre et de sécurité
- Les valeurs d'aventure et de mouvement
- Les valeurs de l'avoir
- Les valeurs de l'être

Pour construire leur typologie, qu'ils ont présentée dans leur livre " A chacun son style d'entreprise " (Interéditions 1987 - 193 pages), ils ont réalisé une enquête à partir d'un échantillon de 3000 entreprises représentatives du tissu économique français.

A partir de là, ils ont pu faire émerger 4 principaux types de culture d'entreprise, eux-mêmes structurés en deux sous-types liés à la taille des entreprises. C'est ainsi qu'ils ont identifié :

- La culture narcissique qui se traduit par un certain renfermement sur soi-même. La notion de client n'existe pas. Il doit se mettre à la disposition de l'organisation.
- La culture défensive qui se définit par une certaine difficulté à prendre en compte la concurrence.
- La culture adaptative qui cherche à rester en phase avec le marché en ayant des fonctions marketing et des fonctions transversales bien développées.
- La culture visionnaire qui caractérise les organisations capables d'anticiper et d'innover.

Même si leur étude date un peu (1995 avec une réactualisation en 2002), leurs conclusions ne sont pas sans intérêt pour comprendre les difficultés qu'ont les acteurs économiques français à accepter la mondialisation. En effet cette étude a montré que 62% des entreprises de l'échantillon étudié, se caractérisaient par un système de mentalité "narcissique-défensif".

Cette tendance se trouve confirmée par une autre étude faite par le même CCA sur les mentalités des français au travail, où on constate que 40% seulement de la population étudiée est orientée sur des valeurs d'aventure et de dynamisme. Les 60% restant, restant positionnés sur les valeurs de sécurité et d'accumulation. La publication d'un livre " Bonjour paresse ", écrit par Corinne Maier, cadre d'EDF, a fait scandale mais illustre bien le décalage qui existe entre les besoins des entreprises et les motivations des salariés.

Il est vrai que durant ces 10 dernières années, certaines entreprises ont dû transformer les ressources humaines en simple variable d'ajustement, ce qui a contribué largement a mettre en doute les idéaux liés à l'entreprise et au travail.

L'originalité de la démarche repose sur le fait que les comportements des acteurs sont dépendants de systèmes collectifs imaginaires appelés " socio-styles ". C'est ainsi que grâce à cette approche on peut analyser le comportement d'achats des consommateurs, non pas à partir seulement de leur appartenance à telle ou telle catégorie socio-professionnelle mais à partir de leur système de valeurs.

Pour faciliter la compréhension de cette typologie pertinence, nous proposons au lecteur de consulter la synthèse que nous avons réalisée pour lui de consulter la synthèse que nous avons réalisée pour lui et d'expérimenter un outil d'auto-évaluation à partir du test suivant.

3. Comment changer la culture d'entreprise ?

La question qui préoccupe le dirigeant d'entreprise est toujours pratique. Parmi les différentes solutions qui existent, pour faire évoluer la culture d'entreprise, la connaissance des principales menaces et opportunités du secteur associée à la comparaison avec les performances réalisées par les concurrents restent parmi les moyens les plus efficaces pour faire évoluer la culture d'un groupe.

Nous l'avons expérimenté à de nombreuses occasions. Confrontés à des communautés de travail en crise, nous avons vérifié combien une plus grande conscience des enjeux stratégiques et concurrentiels avait un pouvoir salvateur sur les esprits. Lorsqu'une communauté de travail perd le contact avec le réel, elle se névrose et développe une forte angoisse qui se manifeste souvent à travers des conflits entre les personnes.

Le manager doit pouvoir aussi consacrer du temps à ces questions (Ce qui suppose suffisamment de Valeur Ajoutée !). Des réunions d'informations régulières avec les cadres sur ces aspects sont nécessaires pour assurer l'évolution permanente et continue de la culture d'entreprise. C'est souvent une dimension négligée qui se paie par la production de comportements inappropriés par rapport au réel : le marché.

La désagrégation d'une culture est rarement soudaine. Elle se fait au jour le jour, à travers la destruction " infinitésimale " de ce qui fait sens pour les individus. Petit à petit, ce qui permettait la confiance s'affaiblit et le lien social avec l'entreprise disparaît. En réalité, il s'agit d'être aussi très vigilant sur les idéaux collectifs qui fondent la logique de don entre les acteurs. Si ceux-ci ne sont pas respectés, les structures de l'imaginaire collectif se désagrègent (Cf. Les travaux de l'anthropologue Gilbert Durand) et les individus ne sont plus contenus, donc d'une certaine façon plus "tenus" de respecter le pacte social sous-jacent qui les lient à leur employeur. Les salariés désenchantés se désengagent progressivement et deviennent alors de plus en plus mercenaires. Il est important de signaler que ce processus, se faisant dans le "non dit" s'opère en réalité de façon inconsciente.

Pour revenir sur les moyens utilisables et utilisés pour changer la culture d'entreprise, on peut citer également la mise en place de groupes participatifs de travail. C'est une pratique qui s'est beaucoup développée à l'époque de la mode " des projets d'entreprise ". Elle s'inscrit dans une démarche de management participatif dont on connaît depuis longtemps, les effets positifs sur le développement de la maturité des collaborateurs.

Il est à noter, à ce sujet, qu'on a souvent reproché à ces derniers une attitude relativement infantile qui consistait soit à subir passivement les injonctions de la direction, soit à les contester de façon systématique. Cette attitude " régressive " est aussi le résultat d'un management hiérarchique trop longtemps pratiqué. D'une certaine façon, nous sommes encore enfermés dans un ou deux des stades du complexe d'Oedipe nous a déjà dit qu'il doit être dépassé pour accéder à la maturité.

Il est aisé de constater ce blocage dans ce stade inachevé du développement humain. Il s'exprime soit à travers une soumission apparente s'accompagnant souvent, dans les groupes de travail, d'un silence " à couper aux couteaux ", soit par des comportements de revendications plus ou moins agressifs transformant les débats en disputes interminables se concluant rarement par des consensus.

Plusieurs ministres (Auroux en 1981, Aubry en 1998) se sont attaqués à ce délicat problème " culturel " qui compromet la compétitivité française dans la mesure où il est difficile de bâtir une " cité intelligente " avec un dialogue social qui relève plus d'un monologue que de la parole échangée.

En Europe du Nord des pratiques originales d'acculturation se sont développées dans le domaine de la formation dans le but de faire évoluer la culture d'entreprise. On peut penser à la compagnie aérienne de transport de personne, SAS, dirigée par Carlson qui a mis au point, avec la société TMI, une série de séminaires intitulés " Attitude de Service ". Ces séminaires se déroulent en hypergroupe, le phénomène de foule augmentant la sensibilité émotionnelle des individus (Cf. Gustave Le Bon), et présentent de façon théâtrale divers incidents caricaturaux qui se sont déroulés dans l'entreprise face aux clients. Ces happenings souvent ludiques laissent une trace émotionnelle dans la mémoire des participants qui les rendront plus avertis de certaines dérives comportementales possibles.

Les tenants de la sociologie clinique y verront, sans doute, une nouvelle forme de manipulation, mais ils seraient eux-mêmes plus tolérants s'ils étaient directement concernés par la logique de performance. En tout cas, cette formule est à retenir !

L'Institut de l'Expansion s'est également inscrit dans cette formule en diffusant pendant plus de 10 ans le séminaire Templus sur la gestion du Temps. Au-delà de l'acquisition de méthodes et d'outils, il s'agissait de créer " l'évènement " dans l'entreprise autour d'une valeur clé : l'efficience collective.

En France, cette formule ne s'est pas développée de façon générale de façon aussi importante qu'aux USA ou que dans les pays d'Europe du Nord, pourtant réputés moins hystériques. Peut-être a-t-elle été mise en difficulté par la mode des programmes de formation dits " d'outdoor management " qui ont été médiatisés de façon souvent tragique ?

Utilisée de façon métaphorique, cette approche reste cependant une formule pédagogique d'acculturation intéressante. On citera des expériences réussies dans le cadre de frégates maritimes, d'expéditions en haute montagne ou tout simplement de courses d'orientation.

Nous utilisons, nous-mêmes, cette approche " métaphorique " en proposant des jeux pédagogiques adaptés aux valeurs à cultiver. Par exemple, pour développer la valeur de coopération, nous nous appuyons sur les théories du " dilemme du prisonnier " et le jeu " Les rouges et les verts ".

On peut citer pour terminer provisoirement sur ce sujet la méthode dite, des "Référentiels de Valeurs Partagés" (MRVP) développée par Roger Nifle, directeur fondateur de L'Institut Cohérences. Les étapes de la démarche proposée sont les suivantes :
1° Constituer un groupe de référence rassemblant les acteurs clés de l'entreprise.
2° Faire un " brainstorming " des valeurs élémentaires de l'entreprise en les classant en 3 familles :
Les valeurs " subjectives " ou " essentielles "qui font appel aux principes, aux finalités ultimes de la vocation, aux enjeux à long terme, ainsi qu' à l' identité de l'entreprise Les valeurs " projectives " liées aux buts à atteindre et aux moyens pour y parvenir
l[Les valeurs " objectives " ou encore opérationnelles qui définissent les comportements à développer au quotidien]

Quelle que soit la formule retenue, il semble bien que ces dispositifs fonctionnent autant comme des rituels de changement que des formations au sens classique du terme.

4. Les dangers de l'approche par la culture

C'est à Vincent de Gaulejac et à Nicole Aubert que l'on doit le mérite d'avoir analysé en profondeur les fondements de la relation managériale.

Ils expliquent que la mise en performance des individus passe par la mobilisation de leurs idéaux. En échange d'un investissement personnel important dans " l'objet " entreprise, l'individu obtiendra une reconnaissance de la part de ses managers. C'est le " contrat narcissique ". La reconnaissance par autrui devient alors le moteur principal de la motivation au travail. C'est un moteur puissant qui peut amener l'individu à renoncer suffisamment à lui-même et faire totalement sien les objectifs de l'entreprise.

Tout l'art du management va donc consister à remplacer les idéaux des individus par les idéaux de l'entreprise. Or c'est précisément le secret du fonctionnement des sectes. Ce faisant, le moi de l'individu dans ce processus, disparaît pour se faire remplacer par celui de l'organisation. En d'autres termes, tout le système " imaginaire " de l'acteur va se structurer autour des objectifs de l'entreprise au détriment de sa propre individualité. Sa réalisation personnelle va passer par les performances qu'il réalisera par et dans l'entreprise.

A travers, cette subtile " substitution " qui va s'opérer entre les préoccupations de l'acteur et celles de l'organisation, l'individu y perdra en liberté mais consolidera sa position " narcissique " dans l'entreprise. L'estime que l'individu aura de lui-même va dépendre alors complètement du regard des autres. Pour les sociologues cliniciens, cette opération est le summum de l'aliénation car l'individu a remplacé son âme par celle, plus prestigieuse, de l'entreprise. Les sociologues cliniciens ont donné à ce système le nom de " système managinaire ".

Ce jeu n'est évidemment pas sans danger pour l'équilibre de l'individu car il joue, dans cette histoire, son image personnelle. Son identité se structurant uniquement à travers cette dynamique, que se passera-t-il en effet en cas de rupture soudaine avec l'entreprise ?
C'est la dépression nerveuse assurée et il faudra longtemps pour que l'individu se recompose. Cela sera d'autant plus long qu'il s'agit d'une transaction " inconsciente ".

Conclusion

Le lien qui relie les salariés à leur entreprise doit être un lien fort. Sans adhésion, pas de performance et c'est là où un travail sur la culture d'entreprise est nécessaire ; mais en même temps, il est nécessaire de permettre à chacun d'exister dans sa différence. Le Management est donc bien finalement un art !

Les croyances collectives par Raymond Boudon


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