Le Temps des Valeurs

4.12 Anatomie du coopératisme de Mondragon (Pays Basque)


1. Introduction

A l'heure du global et de l'expansion multinationale, le conglomérat basque des coopératives Mondragon (Mondragon Corporacion Cooperativa, MCC) veut renforcer sa présence en Chine, en Russie, aux Etats-Unis, au Brésil et au Mexique. Avec sa marque leader dans l’électroménager, ainsi que dans la grande distribution avec son enseigne Eroski, il ne faut pas cependant oublier que MCC est présent dans la métallurgie, composants électroniques et machines outils. Il est peut-être temps de s’arrêter quelques instants sur cette expérience coopérative exemplaire au Pays basque espagnol, et se poser la question de savoir comment transformer des sociétés à participation salariée en compagnies multinationales, et vice versa. Une idéologie fondatrice est-elle indispensable ?

Le " modèle " coopératif de Mondragon est un phénomène particulier qui a vu le jour au cours d’une période d’hibernation syndicale et politique, la période franquiste. Il faut se placer dans ce contexte de l’après guerre civile espagnole, à partir de 1939, lorsque le Général Franco impose ses propres lois et fonde la " démocratie organique ", un euphémisme par lequel le Caudillo consacre la dictature et dérobe au peuple espagnol le modèle démocratique.
Seule l’église catholique disposait de certaines marges de manœuvre. Des marges relativement étroites mais qui, en fin de compte, servent d’alibi à certains clercs qui profitent de ces espaces de liberté pour promouvoir des mouvements de jeunesse. A l’abri du spirituel, ils se mêlent à la vie publique et s’infiltrent dans le monde ouvrier ; avec des restrictions, ils jouent cependant le rôle qui est refusé aux protagonistes naturels, politiques et syndicalistes.

Mondragon est une petite ville du Pays Basque située à la limite des trois provinces de Guipuzcoa - Biscaye - Alava : une petite ville de 7 000 habitants qui a connu de fortes tensions sociales à causes de ses velléités pseudo révolutionnaires de 1934. Période de forts affrontements idéologiques entre le capitalisme et le marxisme, nouvel espoir qui, en théorie historique séquentielle, devait succéder au capitalisme. Ville de longue tradition industrielle, avec la Union Cerrajera de Mondragon, industrie à haute intégration, " Altos Hornos " de Vergara, train de laminage, centrale électrique et production de fonderie.

En 1941, un jeune prêtre, José Maria Arizmendiarrieta, arrive à Mondragon et avec lui commence ce que l’on appelle aujourd’hui " l’expérience coopérative de Mondragon ". Dynamique, entreprenant, idéaliste et pragmatique, il a tiré plusieurs enseignements de ses expériences de la guerre civile, notamment : " Les idées nous séparent, les besoins nous unissent " ou " Le savoir est pouvoir ". D'où il ressort que l'analphabète ne peut aspirer qu’à obéir, à demeurer en état d’infantilisme perpétuel. La seule manière de se sortir de l’état d’infériorité est de parvenir à l’égalité des chances pour tous.

2. Un mentor charismatique

Le Père José Maria Arizmendiarrieta découvre une ville déchirée par la guerre, manquant de structures éducatives, assujetties à l’emprise de la minorité bourgeoise qui veillait à l’étude de ses fils, la grande masse de la population restant dans l’ignorance relative par manque de voies éducatives. Cependant, Mondragon disposait d'un avantage comparatif, car l’entreprise la plus emblématique, Union Cerrajera, avait créé une école pour les fils de ses travailleurs. Très tôt il engage un travail de formation sociologique, dénonçant les incohérences entre croyances et réalités, développant, et notamment avec les jeunes, l’engagement à l’égard de la communauté dans un esprit de responsabilité sociale. Guidé par sa propre idéologie, sa foi et son pragmatisme, il utilise tous les leviers pour " faire ce qu'il est possible de faire au lieu de rêver à l’impossible ".

Le fait coopératif n’est pas structuré dans la pensée stratégique du Père José Maria Arizmendiarrieta, c’est le fruit du hasard. Ce qui est primordial pour lui, c’est l’accès par le travailleur à la participation et au contrôle du pouvoir de l’entreprise. Tentative à l'époque plus connue par ses échecs que par ses succès. Au cours de son histoire, une tradition communautaire en coopération avait vu le jour au Pays Basque, notamment dans le domaine agricole ; les expériences pratiques et théoriques des activités en coopération avaient été interrompues par la guerre civile espagnole, dont le dénouement avait impliqué un net recul économique et social.

Le plus important dans son esprit n’est pas l’organisation sociale, mais de donner la priorité à la formation technique et humaine sans restrictions. Son idée centrale est de faire " une communauté riche et non pas des hommes riches ". En 1943 il a créé l'Ecole Professionnelle, devenue aujourd'hui Mondragon Eskola Politecknikoa, démocratiquement administrée et ouverte à tous les jeunes de la région. Cette école jouera un rôle prépondérant dans l'expérience coopérative ultérieure.

3. Autarcie et premiers succès

Sans aucun doute, la première entreprise appelée ULGOR, qui est l’acronyme des noms de famille de cinq jeunes créateurs en 1956, et dont la marque est FAGOR, est un moment décisif dans l’histoire de la coopérative de Mondragon. Ces jeunes sont des adeptes de Arizmendiarrieta, formés dans son école professionnelle, et motivés par l’espoir de donner vie à un nouveau concept d’entreprise. Ces jeunes avaient une modeste connaissance des lois de l’économie, mais l’environnement était propice. L’Espagne vivait encore en autarcie politique et économique, autarcie qui favorise un marché interne fermé. Cette situation est fondamentale, car cet environnement a très tôt facilité la première implantation industrielle. Le succès est immédiat, la ville acquiert une grande notoriété.

Ce succès s’explique par quelques éléments essentiels. L'expérience naît au sein de l’autarcie économique, sur un marché demandeur, où tout manque, sans confrontation concurrentielle. La ville dispose d’une structure d’enseignement pour alimenter les besoins en personnel qualifié, et peut-être le plus fondamental, un leader, humaniste, éducateur, capable de mobiliser les énergies.

Incorporer le travailleur à l’organe de gouvernance de l’entreprise semblait cependant un objectif inaccessible, tant la législation capitaliste accorde le pouvoir et le risque à celui qui investit le capital. On cherche en vain à perforer la muraille légale et, finalement, la seule option possible est la coopérative, où par nature le pouvoir est dévolu aux travailleurs et uniquement à eux.

La naissance de ULGOR marque le point de départ de l’expérience du modèle de Mondragon ; cependant on observe que ce modèle coopératif n’est pas figé, qu'il répond à un certain pragmatisme, conséquence du manque d’options juridiques dans la société capitaliste de ces années. Le modèle coopératif étonne dans les milieux bourgeois, et tout le monde attend impatiemment l’échec. Mais ces jeunes entrepreneurs étaient conscients que pour construire une réalité différentielle, il faut d’abord construire une réalité économique compétitive. Il faut être donc le meilleur, proposer les meilleurs produits, les meilleurs services. En somme on peut dire que le coopératisme de Mondragon naît dans l’autarcie et se développe dans un cadre compétitif, nos jeunes coopérateurs sachant bien que pour être une entreprise sociale, il faut avant tout être une entreprise économiquement viable ; ils savent que la coopérative est différente en interne (structure démocratique et participative du travail) mais identique face au marché.

4. Des superstructures coopératives

Quatre ans après la création de la coopérative, le Père Arizmendiarrieta comprend qu’un mouvement anti-conventionnel, comme le mouvement coopératif, a besoin de ses propres armes financières, car tout mouvement de restriction ou de friction avec les intérêts dominants peut affecter le processus coopératif. Il devient impératif de créer une plate forme financière coopérative qui soutiendra le projet industriel. La Caja Laboral surgit en 1959 comme l’outil de développement et d’indépendance financière des coopératives intégrées dans l'expérience de Mondragon. La Caja Laboral Popular mène une double mission, financer le développement coopératif, promouvoir l’expansion coopérative sur toute l’étendue du Pays basque. La banque coopérative se transforme en outil stratégique essentiel pour maintenir le processus d’expansion.

Au cours de l'année 1958, le gouvernement espagnol avait exclu les coopérateurs des droits de la sécurité sociale générale. Cette situation de vulnérabilité transitoire donna lieu à l’organisation de la sécurité sociale autonome, à la création de la mutuelle Lagun-Aro qui, au cours de son histoire, devient un magnifique instrument de gestion des prestations de sécurité sociale, gérant en même temps les prestations de capitalisation. Un système mixte qui combine avec efficacité le système général et la capitalisation à titre individuel.

5. Des Groupes coopératifs régionaux à Mondragon Corporacion Cooperativa, MCC

Vers 1960, Mondragon dispose de trois organisations qui irriguent la coopérative et la consolide : une école professionnelle polytechnique, facteur essentiel de solidarité, d’ascenseur social et de qualification du personnel ; une banque coopérative, Caja Laboral Popular ; un système de protection sociale et mutuelle, Lagun-Aro.

Le premier Groupe Coopératif Régional est créé en 1964, le Groupe Ularco qui plus tard, pour des raisons de communication, deviendra le Groupe Fagor. Le Groupe Coopératif Régional est une organisation fédérale de superstructures par cession de souverainetés des coopératives de bases : il s’agit d’organiser la synergie technologique et atteindre le plus rapidement possible une taille critique permettant ainsi un développement industriel sur l’ensemble du territoire. Les Groupes Coopératifs Régionaux se rapprochent d’une holding conventionnelle (consolidation du résultat, organisation de la mobilité interne des travailleurs entre les entreprises, investissements intercoopératifs, politique d’immatériels - marque et propriété industrielle -).

La période comprise entre 1964 et 1990 marque l’ordonnancement coopératif par régions, qui a permis l’émergence d’une culture de solidarité, de mobilité, de planification stratégique avec une vision globale sur les marchés. Cette configuration organisationnelle deviendra l'entité que nous connaissons aujourd'hui, Mondragon Corporacion Cooperativa (MCC) , /le premier groupe industriel du Pays basque et le septième en Espagne.

L’articulation des Groupes Régionaux en forum commun de discussion a été la première étape, pour organiser la coopérative en " intégrateurs coopératifs " permettant ainsi d’explorer les nouveaux marchés et enregistrer les progrès technologiques. Que sont les intégrateurs coopératifs ? A quoi servent-ils ?

Il est possible que ce nom surprenne par son atypie mais ce sont en définitive les éléments qui permettent l’existence du Groupement, à défaut de l’intégrateur de pouvoir qu’est le capital. Dans l’entreprise de capitaux, la majorité arithmétique agit comme intégrateur et les unités satellites répondent à l’injonction du pouvoir majoritaire. Il n’y a ni discussion ni doute. Mais dans les configurations fédérales, le pouvoir supérieur est formé par la cession de souverainetés par la négociation pactisée. On pourrait dire aujourd’hui que MCC est un travail d’orfèvrerie organisationnelle tentant d’allier centralisme avec fonctionnalité et souveraineté de base, de conjuguer des critères de solidarité aux divers niveaux de l’organisation.

La structure de l’organisation MCC est la suivante :
- Un congrès (organe de représentation de toutes les coopératives),
- Une commission permanente (contrôle de l’organe exécutif),
- Un conseil général (organe exécutif de MCC),
- Trois groupes : industriel, distribution et financier,
- Chaque groupe est structuré en divisions et groupements (ensembles de coopératives catalogués par le degré de convergence technologique /marché).

Mondragon Corporacion Cooperativa est un modèle duel, noyau coopérateur et périphérie capitaliste : cela se traduit concrètement par une reconversion des résultats, des fonds financiers coopératifs qui sont constitués par un pourcentage de bénéfices des coopératives, et qui servent à consolider les coopératives en difficultés et surtout à cofinancer de nouvelles entreprises, à gérer la mobilité du personnel, de direction et les travailleurs au sein du groupe, donner accès pour les coopérateurs aux organes financiers et politiques, à gérer un développement international, une capitalisation sur la marque MCC.

Ce qui à l’origine est né comme un modèle coopératif pur s’est transformé en modèle duel : Arizmendiarrieta, ce grand stratège, tentait de trouver un modèle miscible entre capital et travail, il était cependant conscient que ce modèle ne peut fonctionner que dans une interaction sociale et culturelle.

Bibliographie


Présentation de l'auteur

Titulaire d'un doctorat en sociologie politique et CPA, Andrès Atenza est directeur général du groupe ESC Clermont et président du Chapître de la Conférence des Grandes Ecoles

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Andrés ATENZA, Directeur Général du groupe ESC Clermont