Le Temps des Valeurs

4.19 Le Management des situations extrêmes

Dans un monde économique en " tremblement ", la vie d'une entreprise n'est pas un long fleuve tranquille. Elle est régulièrement confrontée à des situations qui peuvent parfois être qualifiées d'extrêmes dans la mesure où elles peuvent mettre en péril jusqu'à son existence même. Les observations réalisées par ce chercheur aventurier qu'est Pascal Lièvre, lors d'expéditions polaires auxquelles il participe depuis plus de 10 ans auront des résonnances pour tous les entrepreneurs qui liront cet article. Savoir anticiper tout en étant capable en permanence de s'adapter, avoir une stratégie sans négliger sa mise en oeuvre opérationnelle, s'appuyer sur des technologies robustes et les qualités humaines des acteurs sont autant de facteurs à prendre en compte pour réussir à survivre en environnement hostile et réussir de grands projets.


1. Les enjeux d'une recherche sur le Management des situations extrêmes

En ce début du XXIème siècle, il semble qu’un certain nombre de facteurs d’ordre économique, écologique voire politique poussent à nous intéresser à des situations sur le plan managérial, que nous sommes amenés à qualifier d’" extrêmes " et plus pragmatiquement à s’interroger : mais comment y faire face ?

Nous sommes confrontés à ce que nous appelons des situations extrêmes de gestion. Pour définir une situation de gestion, nous suivons la piste ouverte par Jacques Girin (1990) et reprise par Journé et Raulet-Croset (2008). Une situation de gestion se présente selon Jacques Girin (1990 p42) " lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe ". Nous la qualifierons d’extrême lorsqu’elle présente trois caractéristiques : elle est évolutive, incertaine et risquée (Lièvre, 2005).

L’émergence d’une économie de la connaissance (Foray, 2000), mettant en place un régime d’innovation intensive généralisée (Hatchuel, 2005), bouleverse les règles du jeu managérial. Le Centre de Recherche en Gestion (2002) de l’école polytechnique parle d’une nouvelle révolution en matière de management. Selon les chercheurs du MIT’s Industrial Performance Center (Martinet, 2000 p121) les situations que rencontrent les directions générales ressemblent de plus en plus à celles qui caractérisent la conception et le développement de nouveaux produits appelant à des formes de stratégie capable de gérer des situations d’incertitude.

Ainsi, le pilotage des organisations apparaît de plus en plus comme relevant d’une logique de mise en œuvre de projets innovants, dans un contexte d’incertitude et de risque. Ceci apparaît comme un consensus dans le champ des sciences de gestion. La littérature sur le management de projet (Midler, 1998 ; Garel, 2003 ; Jolivet, 2003) prend alors une valeur particulière.

Tout le tissu économique est concerné par cette évolution : de l’artisan photographe confronté à l’évolution du numérique à la P.M.E. du textile en prise avec des phénomènes de délocalisation massive de ses concurrents pour abaisser leurs coûts de production et l’apparition des textiles intelligents jusqu’à la firme internationale, leader sur son marché, à la recherche permanente de la configuration à même de la doter provisoirement d’un avantage concurrentiel et de nouveaux produits.

Un nombre d’acteurs croissants à des niveaux hiérarchiques différents a tendance à être confronté à des situations qui apparaissent de plus en plus comme " extrêmes ".

L’évolution climatique accentue la fréquence et l’intensité des tempêtes, ouragans, tornades, inondations, sécheresses et provoquent des catastrophes humanitaires sur l’ensemble de la planète. Le Tsunami en Inde en avril 2005 provoque 220.000 morts, le cyclone Katrina aux Etats-Unis en septembre 2005 balaie une ville comme la Nouvelle Orléans : on estime le nombre de morts à des milliers d’individus. La France n’est pas épargnée par ce type de catastrophe bien que d’une ampleur moindre : la tempête de décembre 1999, la canicule de l’été 2004. Nos sociétés sont confrontées de plus en plus à des situations dites " extrêmes " qui posent des problèmes d’organisation redoutable.

Enfin nous devons évoquer dans le champ du politique, la montée en puissance d’un terrorisme international de grande envergure dont l’attaque aérienne des tours jumelles de Manhattan par des pilotes kamikazes le 11 septembre 2001 donne un aperçu dramatique de l’émergence de ce type de problème qui pose la même question : comment faire face à ces situations que nous pouvons qualifier d’ " extrêmes ".

Nous n’avons pas évidemment la prétention d’aborder dans notre réflexion l’ensemble du champ évoqué. Néanmoins ces différentes tendances légitiment, de notre point de vue, le fait de prendre comme objet de recherche des situations " extrêmes " et de s’intéresser à la conception et à la mise en œuvre d’organisation à même d’y faire face, dans le cadre des sciences de gestion.

Revenons un temps, sur cette définition de situation " extrême " en essayant de clarifier les différents termes. Une situation " extrême " est une situation évolutive car elle apparaît pour un acteur (ou un groupe d’acteurs) donné comme présentant une certaine rupture par rapport à sa vie quotidienne (Rivolier, 1998). Il y a donc un écart entre une situation antérieure et une situation actuelle. Cet écart peut être plus ou moins grand.

Deuxième notion, l’environnement apparaît pour l’acteur comme incertain. Nous sommes ici en présence d’une incertitude radicale des situations au sens de Knight où la probabilité d’apparition d’un événement n’est pas mesurable, où le nouveau peut apparaître (Orléan, 1985), où l’imprévisible est possible comme l’exprime Jean Louis Le Moigne (1990).

Troisième critère, une situation à risque c'est-à-dire une situation où la possibilité qu’un évènement non souhaité survienne ne peut pas être écartée et que celui-ci cause des dommages plus ou moins importants à l’acteur (ou groupe d’acteurs ou organisation). Nous sommes ici dans une perspective classique du risque. Mais ces risques ne sont pas toujours mesurables.

Nous proposons de développer une approche logistique du management des situations extrêmes en empruntant une perspective particulière c'est-à-dire en portant une grande attention au problème de la mise en œuvre organisationnelle : la logistique comme arme de la mise en œuvre de la stratégie (Tixier, Mathe, Colin, 1996). Il s’agit de développer une approche de type logistique stratégique (Fabbe-Costes, Colin, 1998) c'est-à-dire portant une attention à la formulation d’une stratégie intégrative dans le même mouvement de sa logistique. Il s’agit d’une stratégie évolutive, tâtonnante : une stratégie chemin faisant (Avenier, 1997). Une stratégie qui apparaît de plus en plus comme " l’art d’utiliser les informations qui surviennent dans l’action, de les intégrer et de formuler soudain des schémas d’action " (Martinet, 1993). Par ailleurs, dans cette voie, l’intégration du facteur humain, la prise en compte du potentiel humain (Plane, 2003) et donc de l’activité humaine dans la construction de nos modèles est posée, interpellant les possibilités de connexion entre la logistique et la gestion des ressources humaines. Nous développons une logistique expérientielle c'est-à-dire intégrative de l’expérience humaine.

De fait, nos travaux prennent de plus en plus une orientation proche des domaines de la gestion des crises (Roux-Dufort, 2004), des urgences ou des risques comme la cyndinique (Kervern, 1995), du management des projets à risque (Courtot, 1998), des problématiques de la fiabilité organisationnelle (Bourrier, 2001 ; Journé, 1997) ou de la sociologie des risques. Des travaux qui ont pour terrain : le nucléaire, le militaire, l’aéronautique, l’hôpital, l’humanitaire et toutes les activités à haut risque.

La récente catastrophe provoquée par l’ouragan Katrina a avivé la distinction que nous devons opérer entre l’existence de moyens et leurs mises en œuvre. On ne peut pas dire d’un pays comme les Etats-Unis d’Amérique qu’il manque de moyens financiers, techniques et humains pour faire face à ce type de catastrophe. Néanmoins, on a du convenir que se posait d’une manière essentielle le problème de la mise en œuvre de ces moyens. La société américaine n’a pu faire face au point que le président Georges Bush en vienne à faire des excuses publiques.

Cette distinction a opérée entre les moyens et leur mise en œuvre cela rappelle les réflexions de grands stratèges militaires. Ces réflexions ont débuté en Chine, cinq siècles avant notre ère, avec Sun Tzu qui enseigne que dans l’art de la guerre : " Rien n’est plus difficile que l’art de la manœuvre " (1972, p138) et que l’on ne peut se contenter d’opposer des moyens à d’autres moyens pour accéder à la victoire.

On doit à François Jullien de nous rappeler en quoi ces principes d’organisation sont à l’écart de notre pensée, héritée de la philosophie grecque, séparant et opposant théorie et pratique, conception et mise en œuvre. L’importance et la difficulté de l’art de mouvoir les armées vont être aussi identifiées par le grand stratège autrichien Clausewitz au XVIIIème siècle lorsqu’il affirme que " dans la guerre tout est simple selon le projet initial mais la chose la plus simple est difficile " c'est-à-dire dès que l’on passe à l’exécution (Jullien), 1996.

Nous devons évoquer ici les travaux du baron Antoine Henri de Jomini qui rédigeant son " Précis de l’art de la guerre " en 1855 pour son jeune élève le futur Tsar Alexandre II s’interroge sur la place que doit avoir la logistique dans l’art de la guerre. Après l’avoir considérée dans un premier temps comme une science de détail, il en fait une science générale comme " la science de l’application de toutes les sciences militaires " (Jomini, 1855/1994, p272). Des chercheurs en sciences de gestion comme Heskett aux Etats-Unis ou comme Tixier, Mathe et Colin en France vont se reconnaître explicitement dans cette perspective d’une logistique " moderne " ouverte par Jomini : une manière de coupler stratégie et logistique dans une même boucle.

Pour aborder cette question de l’organisation en " situation " extrême, nous avons choisi comme terrain : les expéditions polaires ; des situations qui radicalisent en quelque sorte les critères que nous avons retenus dans notre définition. Il s’agit d’un programme empirique " fort " orienté dans une perspective d’une épistémologie de la pratique (Schon, 1996), de l’action (Hatchuel, 2005) une approche où nous prenons au sérieux la phrase de Vico citée souvent par Jean Louis Le Moigne (2001) : " Le vrai est le faire même ". En nous engageant dans une épistémologie de l’activité d’une expédition polaire, nous prendrons comme système de référence les pratiques effectives mises en œuvre par les acteurs en situation et les connaissances sous-jacentes. Partir des expéditions polaires effectivement mises en œuvre par des acteurs pour questionner l’organisation des situations extrêmes d’une manière générale.

2. Repères pour le management des situations extrêmes

Il est possible de dégager quelques thèmes qui apparaissent comme les premiers enseignements d’une logistique des situations extrêmes en ayant en perspective des situations plus classiques de gestion et le corpus des sciences du management d’une manière générale.

Il s’agissait d’emblée de se situer à un niveau de généralité qui conserve un sens pour les praticiens mais aussi qui fasse le lien avec des travaux de recherche en logistique et plus généralement en sciences de gestion. Nous nous situons ici au niveau des théories intermédiaires au sens d'Albert David (2000). Ce sont les mêmes registres que nous travaillons depuis plusieurs années et qui constituent encore aujourd’hui la trame de notre propos avec la spécificité qu’ils trouvent tout à fait leur sens sur un autre terrain comme celui des services d’incendies et de secours, preuve du caractère générique de nos travaux.

2.1. Renoncer au stéréotype des objectifs et des critères de performance au sein d’une organisation

Le premier enseignement concerne la définition des objectifs d’une logistique " adaptée ". La logistique des expéditions polaires s’articule autour des objectifs 1) d’autonomie, 2) de sécurité, 3) d’impact zéro au plan écologique et 4) de respect des budgets. L’expérience polaire montre non seulement qu’il existe d’autres objectifs possibles que le tryptique coût-délai-qualité (sans pour autant l’exclure) mais que ceux-ci sont intimement liés au milieu où s’exerce la logistique.

L’expérience des expéditeurs polaires confirme aussi un principe clé, parfois négligé dans l’entreprise, la définition des objectifs est un préalable à toute construction d’un dispositif logistique. Elle confirme aussi que les objectifs ne sont pas donnés mais construits par et pour l’organisation qui la met en œuvre et que la hiérarchie entre les différents objectifs retenus a son importance.

Cet aspect mérite d’être souligné : la question des arbitrages dans les choix logistiques. Toute stratégie logistique repose sur des arbitrages. Là encore, l’expérience des expéditions polaires montre que l’arbitrage coût / qualité n’est pas l’unique possible et qu’il convient de bien identifier les zones de conflit entre les objectifs définis

Dans les organisations à risque, la performance d’une organisation se pose de plus en plus en termes de fiabilité. Comment se construit ce critère en termes de performances organisationnelles en tension avec des critères plus classiques de gestion ? Nous rejoignons ici les termes d’un atelier de l’AIMS qui fait actuellement l’objet d’un appel à communication pour la revue M@n@gement dirigée par Erik Hollnagel, Benoit Journé, Hervé Laroche sur le thème " la fiabilité et la résilience comme dimension de la performance organisationnelle ".

Ces différents résultats montrent d’une part que les objectifs de la logistique, y compris pour des organisations industrielles et commerciales, ne se réduisent pas toujours au classique triptyque coût-délai-qualité et d’autre part que les coûts (généralement leur réduction) ne sont pas nécessairement la priorité d’une organisation logistique. Il s’agit de construire des indicateurs de performance liés à ce que Nonaka et Takeuchi (1997) appellent l’intention singulière d’une organisation.

2.2. Investir l’engagement des acteurs et leurs intentionnalités au sein d’un dispositif logistique

La compétence des acteurs en situation extrême de gestion dépend fortement de la nature de leur engagement dans l’activité en cause. C’est la question de la place que prend l’activité pour un acteur donné par rapport à sa vie.

Dans le cas qui nous intéresse les expéditions polaires, l’activité est au centre de la vie des acteurs. On peut parler d’une passion pour nombre d’entre eux qui va jusqu’à prendre la place principale dans leurs vies personnelles. On peut identifier de nombreux écrits de la part des praticiens qui manifestent cette passion de l’univers polaire (Lopez, 1986). C’est le fort degré d’engagement des acteurs dans leurs activités qui va permettre de comprendre pourquoi ils sont capables de " faire face " en situation. Ce phénomène a fait l’objet d’attention dans le champ du management de projet comme le remarque Xavier Baron (1993).

Les investigations réalisées dans le domaine des expéditions polaires montrent que des acteurs fortement engagés dans leur activité, depuis de nombreuses années, modèlent complètement l’ensemble des opérations constitutives du déroulement de l’expédition en fonction de ce que nous avons appelé leurs intentionnalités (Lièvre, Recopé, Rix, 2003). Cette notion, distincte de l’intention affichée délibérément par un acteur vis-à-vis d’une action, est difficile à cerner puisqu’elle s’exprime avant tout par les actes des acteurs en situation et que ceux-ci ne sont pas toujours capables spontanément de l’exprimer d’une manière claire, explicite et ex-post. L’intentionnalité est la finalité à la fois implicite et explicite que construit un acteur, au fil du temps, dans une activité en rapport avec sa sensibilité, son monde propre, ses valeurs, ses attentes profondes, sa tendance vitale (Recopé, 2007).

Il existe toute une littérature en sciences sociales à partir de l’œuvre du philosophe Georges Canguilhem sur cette question des normes " vitales " et du milieu de vie des individus. On peut ici faire référence par exemple aux travaux en psychologie du travail de Clot (2008) dont il est possible d’établir des liens avec la question de la construction du sens pour les acteurs au sein des organisations chez un auteur comme Weick (2001). L’acteur en réalisant cette activité d’une certaine manière se réalise lui-même dans l’exercice même de cette activité.

Les experts polaires étudiés ont, en une vingtaine d’années à partir de la réalisation d’une dizaine d’expéditions, construit en tant que chef d’expédition, en toute liberté, des chaînes logistiques d’une très grande cohérence, d’une très grande efficience. Mais ces chaînes logistiques s’opposent les unes par rapport aux autres en fonction des intentionnalités différentes des acteurs et non pas en fonction de l’objectif affiché de l’expédition. On peut pour un même projet comme la traversée de la calotte du Groenland poursuivre des finalités orthogonales.

Pour certains, c’est l’exploit sportif qui est recherché et qui va orienter l’ensemble de l’organisation, pour d’autres, c’est le plaisir du ski, pour d’autres encore c’est l’exploration et la découverte et enfin cela peut être aussi la science. Nous avons pu identifier quatre experts qui représentent d’une manière un peu archétypale ces différentes attentes. Chacun de ces experts développe une manière de réaliser une expédition : de l’idée du projet, en passant par le recrutement des coéquipiers, les choix techniques, la période de préparation, et, par exemple, le déroulement d’une journée sur le terrain…. qui va s’opposer en tout point aux autres.

Chacune de ces manières de faire est une construction qui s’est réalisée tout au long des expéditions, avec des essais et des erreurs, suite à des contacts, des lectures… C’est ce long cheminement qui permet in fine d’aboutir à une grande cohérence de chaque chaîne et à leur grande efficience ainsi que de leur profonde orientation en matière de performance organisationnelle. On pourrait dire en quelque sorte que chaque geste, que chaque choix technique, que chaque décision est orientée.

Les expéditions polaires apparaissent ici relativement exemplaires sur ce registre donnant à voir des formes possibles d’une organisation apprenante. Il y a certainement ici à réfléchir dans cette distorsion qui peut apparaître entre les sensibilités, les manières de faire, l’expérience des acteurs et un cadre réglementaire et un certain style de management dans la perspective d’une configuration d’une organisation apprenante. Ces différents aspects sont encore largement occultés dans les organisations logistiques classiques, mais si nous voulons améliorer les performances de nos dispositifs dans des situations marquées par des évolutions, du risque et de l’incertitude, les rendre plus apprenants, nous devons accorder une plus grande attention au degré d’engagement, à la satisfaction, à la pleine réalisation des acteurs dans les organisations.

C’est la question du sens que trouvent les acteurs dans la réalisation de leur activité dans les organisations qui est posée. L’économie de la connaissance au sens de Foray (2000) pose de manière frontale ce type de problème aux organisations puisque c’est quelque part le pré-requis à l’innovation organisationnelle. Les travaux de Karl Weick apparaissent ici comme précurseurs d’autant plus que des connections sont possibles avec les théories de l’activité au sens de Vygotsky (Clot, 2008).

2.3. Combiner anticipation et adaptation

Un apport important de la logistique des expéditions polaires est la combinaison anticipation /adaptation. Il apparaît que la phase de mise en œuvre sur le terrain échappe toujours à toute planification et que la bonne attitude consiste surtout à ne pas vouloir appliquer mais plutôt de se mettre dans une posture d’adaptation permanente.

Le plan doit alors être considéré comme une ressource plus globale pour l’action en situation. L’excès de planification peut conduire à diminuer la vigilance des acteurs en s’obligeant à faire plier la réalité dans le plan. On préférera l’anticipation, la préparation à la planification. Dans le même temps, un déficit d’anticipation dans la phase de conception peut avoir des conséquences lourdes dans la phase de mise en œuvre.

La bonne posture dans la première phase est la préparation à faire face à des situations anticipées les plus proches de ce que le projet nécessite. On le pressent à partir de ces différents constats tout au long du déroulement du projet pour les expéditeurs polaires, il faut pouvoir jouer sur les deux modes : anticipation et adaptation. Il y a toute une littérature en sciences de gestion depuis les travaux pionniers de March (1991) qui montre l’importance pour une organisation dans le contexte d’une économie de l’innovation de développer à la fois une logique d’exploration (acquérir de nouvelles compétences) et une logique d’exploitation (perfectionner les routines), une logique d’anticipation (rationalisation) et d’adaptation (inventer en situation) (Chanal, Mothe, 2005 ; Brion, Favre-Bonté, Mothe, 2007).

Nous avons entrepris récemment un travail dans cette direction sur le terrain des expéditions polaires (Lièvre, Aubry, 2008). Un autre aspect à retenir de la combinaison anticipation et adaptation est que, dans les expéditions, ce sont les mêmes personnes (les expéditeurs) qui anticipent et ont ensuite à réagir, ce qui n’est pas toujours le cas dans les entreprises. Borie (2000) qui s’est intéressé aux organisations flexibles au niveau des exploitations transport avait mis en évidence ce résultat qui nous semble une piste organisationnelle intéressante et qui rejoint certaines propositions concernant la participation des acteurs au pilotage des organisations (Avenier, 1997 ; Camman-Lédi, 2000).

2.4. Cohésion de l’équipe et complémentarité des individus

Les équipes d’expédition se construisent par cooptation et par adhésion au projet d’expédition et co-construisent ensuite le projet, ce qui n’est pas souvent le cas en entreprise. Par ailleurs la stabilité des équipes est un autre point de différence. Au moment du recrutement, les gens se choisissent et l’équipe d’expédition, sauf cas particulier, ne change pas jusqu’à la fin de l’expédition. Ce n’est pas le cas dans les entreprises, où les équipes sont moins stables (mobilité, turn-over…), et tout particulièrement dans les activités opérationnelles qui font appel à l’intérim.

Enfin, les expéditeurs sont vigilants sur la cohésion et la complémentarité de l’équipe, facteur qui est parfois négligé en entreprise, du moins à la constitution des équipes. La notion de communauté de pratique de Lave et Wenger (1991) pourrait éclairer d’une manière pertinente la nature des modes de coordination entre les acteurs.

2. 5. Robustesse du matériel

Dernier point qu’il nous semble intéressant d’aborder : le matériel. Le succès des expéditions polaires, la vie des expéditeurs est largement tributaire des choix de matériel faits avant l’expédition elle-même. En effet l’autonomie spécifique de cette action collective sur le terrain fait que tout changement est impossible. Le choix des matériels (robustesse, solidité, fiabilité, ergonomie) fait donc l’objet d’un soin tout particulier. En effet, les équipements assurent une fonction vitale essentielle, en raison du caractère extrême des situations.

L’environnement des acteurs polaires met clairement en évidence la nécessité apparente et fondée d’une protection matérielle spécifique dans la mesure où les conditions engagent le pronostic vital des acteurs en situation s’ils ne sont pas protégés. Ainsi, le rapport physique du contexte sur l’acteur est une chose qui n’apparaît pas directement au sein des entreprises dans la mesure où l’environnement est davantage représenté par la menace de la concurrence contre laquelle seule une stratégie commerciale ou industrielle performante permet de lutter. C’est pourquoi la robustesse du matériel apparaît moins évidente car elle ne remplit pas directement une fonction de préservation vitale tout au moins pour les acteurs.

Cette préoccupation qui concerne le milieu polaire se retrouve également dans les organisations dites à haute fiabilité pour lesquelles l’activité (transport aéronautique, ferroviaire, routier) ou la manipulation des produits (déchets nucléaires) impose une robustesse des équipements dont le caractère est vital pour les membres de l’organisation comme pour les usagers ou les résidents de la zone dans laquelle se trouve implantée l’organisation. C’est l’école de Berkeley) (Roberts, 1990) qui développe cette perspective. Il est possible aussi de mobiliser les recherches dans un cadre plus classique qui s’intéressent à la question de l’instrumentation en sciences de gestion (Hatchuel et Weill, 1992 ; Teulier, Lorino, 2007 ; De Vaujany, 2005).

Il en va de même des organisations logistiques industrielles et commerciales, dont la performance repose de plus en plus sur la qualité des choix de matériels (systèmes informatiques et électroniques, systèmes de manutention, de transport, etc.). Par contre les phases de test, d’essai en situation sont souvent négligées en entreprise, ce qui conduit souvent à de mauvaises surprises lors du déploiement des projets (le cas des systèmes informatiques est riche d’exemples de ce type !).

2. 6. Retour d’expérience

Nous avons déjà évoqué cet aspect dans l’un des points précédents, mais il faut en faire une thématique à part entière au vue de son importance. En effet, l’expérience est une source d’information capitale dans la conception et la mise en œuvre d’une expédition polaire du point de vue de tous les praticiens.

La bibliothèque de l’expéditeur polaire est riche en récit des grandes expéditions du XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui qui constituent un véritable gisement d’information en la matière. Même pour des opérations de moindre envergure, l’expéditeur polaire contemporain tient un journal de bord, comme le fait un marin, où il consigne méthodiquement le déroulement de l’expédition, les problèmes rencontrés et les solutions dégagées.

Les échanges d’expériences alimentent de grandes discussions entre les expéditeurs. Le matériel choisi pour une expédition a fait l’objet de test préalable qui constitue aussi un retour d’expérience. Cette notion de retour d’expérience est devenue aujourd’hui incontournable dans les organisations à risque (Kervern, 2005). On peut interroger la place qu’à cette opération dans des organisations plus classiques et pourtant confrontées à des situations de plus en plus " extrêmes ". Il existe de nombreuses méthodologies de retour d’expérience qui s’intègrent dans le champ plus vaste du Knowledge Management (Van Wassenhove, Garbolino, 2008 ; Ermine, 2008).

Ouvrages depuis 2002
Lecoutre M., Lièvre P., eds, 2008, Management et réseaux sociaux : ressource pour l’action ou outil de gestion ?, Edition Hermès Lavoisier, Collection Finance, Gestion, Management, Paris, 391p.
Lièvre P., 2007, La logistique, Editions La Découverte, Collection Repères, Paris, 120p.
Lièvre P., sous la dir., 2006, (nouvelle édition), Manuel d’initiation à la recherche en travail social, Editions ENSP, Rennes, 150p.
Lièvre P, Lecoutre M, Traore M. K., 2006, Management de projets, Les règles de l’activité à projet, Edition Hermès&Lavoisier, Londres, 256p.
Lièvre P., Tchernev N, sous la dir., 2004, La logistique entre management et optimisation, Hermès & Lavoisier, Paris, 300p.
Lièvre P., sous la dir., 2003, La logistique des expéditions polaires à ski, Editions GNGL Production, Paris, 222p.
Fabbe-Costes N., Lièvre P., sous la dir., 2002, Ordres et désordres en logistique, Hermès Science-Lavoisier, Paris, 223p.
Lièvre P., 2002, Evaluer une action collective, Editions ENSP, Rennes, 115p.
Lièvre P., sous la dir., 2001, Logistique en milieux extrêmes, Edition Hermès, 280p.

Un Diaporama sur l'Organisation des activités en milieu extrêmes

Présentation de l'auteur

Pascal Lièvre est Maître de Conférences en Sciences de Gestion, HDR, Université d’Auvergne, IUP de Management, Pole Tertiaire, Clermont-Ferrand,
Co-responsable scientifique de l’axe 2 : Management des Processus Organisationnels, du Centre de Recherche Clermontois en Gestion et Management, EA 38 49 rassemblant l'Université d’Auvergne, l'Université Blaise-Pascal et le Groupe ESC Clermont.
Responsable du programme : Logistique des Situations Extrêmes
Directeur de recherche au CRET-LOG, EA 881, Université Aix-Marseille II
Concepteur et responsable du Master 2 " Logistique de Projet " à l’IUP de Management, Clermont-Ferrand.

PascalLievre@wanadoo.fr
[Découvrir le programme de recherche sur le Management des Situations Extrêmes] article : 683
Participer au colloque sur le Management des Situations Extrêmes au Canada

Cette étude a été rédigée à partir d'une exploration polaire



Lu 2832 fois
Pascal Lièvre, Maître de Conférences en Sciences de Gestion