Le Temps des Valeurs

4.29 Stratégie d'innovation et économie de la connaissance


Résumé

Ce travail est une articulation entre trois concepts de la stratégie abordés jusque-là séparément : la gouvernance, l’innovation et la connaissance. Dans le prolongement des travaux précurseurs de J. Schumpeter, E. Penrose et P. Drucker autour de la question de l’entrepreneuriat et l’innovation, et des récents apports de la knowledge-based view (KBV), le courant de l’innovation basée sur la connaissance (KBI) tente d’expliquer le processus d’innovation à travers l’analyse des caractéristiques et des processus de transformation de la connaissance. Dans cette perspective, la théorie de la gouvernance, s’inspirant principalement des approches contractuelles de la firme, demeure muette sur nombre d’éléments stratégiques (propriétés et processus de la connaissance notamment) qui sont pourtant indispensables pour résoudre l’équation de l’innovation. L’objet ce de papier est d’étendre le champ de la gouvernance au-delà du cadre (purement) transactionnel. Il s’est agi pour nous d’investir des pistes de recherche jusque-là peu (ou pas) explorées en partant du postulat suivant : l’approche de l’innovation basée sur la connaissance (KBI) appelle une approche de la gouvernance basée sur la connaissance (KGA). A travers le prisme de la connaissance, nous avons pu saisir les points de jonction du triptyque gouvernance-innovation-connaissance et déterminer quelques implications stratégiques pour les entreprises innovantes (notamment en termes de choix des modes de gouvernance). Des perspectives de recherche et d’opérationnalisation sont proposées en conclusion.

Introduction

Nous vivons actuellement dans une société du savoir (Drucker, 1993 ; Powell et Snellman, 2004 ; Stehr, 1994). Les entreprises y sont de plus en plus conscientes de l’importance des connaissances et des compétences des individus. Plus important encore est la façon de les " gérer ", de les enrichir, d’en tirer profit (OCDE, 2005 ; Prax, 2003). La société moderne est aussi une société de turbulence (Greenspan, 2007). Le rythme du changement et des innovations y est violent, impétueux (D’Aveni, 1995). Innovate or die ! Tel est finalement le véritable défi de l’entrepreneur.

Drucker (1985) nous a appris que l’innovation est l’outil qui permet à l’entrepreneur de créer de la valeur. La fonction entrepreneuriale consiste alors dans la pratique systématique de l’innovation. Or, l’innovation n’est autre que la création et la mise en application de nouvelles connaissances pour les rendre productives, suggéra-t-il plus tard (Drucker, 1993). En accord avec les réflexions du " pape du management " et les récents développements autour du knowledge management seconde génération (Davenport et Prusak, 1998 ; McElroy, 2003), le management de l’innovation et le management de la connaissance apparaissent comme deux " pratiques " non exclusives l’une de l’autre. C’est précisément l’hypothèse soutenue, parfois implicitement, par les tenants de l’approche de l’innovation basée sur la connaissance (Amidon, 2001 ; Leonard - Barton, 1995 ; Nonaka et Takeuchi, 1997 ; Johannessen et al., 1999) dont nous rendons compte dans ce papier.

Par ailleurs, l’innovation nécessite des modes de gouvernance adaptés (Teece, 1996). La flexibilité organisationnelle et structurelle, l’efficacité des mécanismes de coordination, les régimes d’appropriabilité, etc. sont autant d’éléments déterminants pour le succès de l’innovation. Or, les travaux consacrés à la gouvernance, du moins le mainstream, demeure encore profondément ancrés dans les approches contractuelles de la firme (Alchian et Demsetz, 1972 ; Jensen et Meckling, 1976 ; Williamson, 1975). Certes, ces approches ont apporté des réponses satisfaisantes au problème de la gouvernance – a fortiori au problème informationnel – néanmoins, le cadre transactionnel évince toute une série de facteurs (la nature de la connaissance, ses dimensions, ses processus, notamment) qui sont pourtant déterminants pour saisir le processus d’innovation. Dans le prolongement des idées pionnières de J. Schumpeter et E. Penrose autour de la question de l’entrepreneuriat et l’innovation, et des récents travaux sur la " gouvernance de la connaissance " (Grandori, 2001 ; Heiman et Nickerson, 2002 ; Foss, 2007), nous soutenons que l’approche de l’innovation basée sur la connaissance appelle une approche de la gouvernance basée sur la connaissance.

A l’intersection du paradigme de la création de valeur et de l’innovation (Verstraete et Fayolle, 2005), l’apport original de notre démarche se distingue à deux niveaux : (1) d’un point de vue théorique, nous proposons une articulation inédite de la gouvernance et de l’innovation à travers le prisme de la connaissance, un objet de recherche encore émergent ; (2) d’un point de vue managérial, cet angle d’approche " knowledge-based " nous a permis d’identifier des implications stratégiques pour les entreprises innovantes, notamment en termes de choix des modes de gouvernance (Teece, 1996 ; Gopalakrishnan et al., 1999). Sous l’éclairage de la connaissance, la gouvernance de l’innovation trouve ainsi un schéma d’interprétation renouvelé, pour le chercheur comme pour l’entrepreneur.

1. Entreprenariat et innovation

Cette section de type introductif propose une synthèse des principales réflexions de Joseph Schumpeter et d’Edith Penrose autour de la question entrepreneuriale. Elle nous conduit, à partir d’une conception traditionnelle de l’entrepreneur-innovateur, à une approche cognitive de l’activité entrepreneuriale. Nous nous rendons compte, en dernière analyse, que l’innovation est indissociable de la fonction entrepreneuriale et que l’entrepreneur doit relever les nouveaux défis de l’innovation, mais aussi de la connaissance.

1.1 Entrepreneur de l'innovation

Innovation veut dire action d’innover ou le résultat de cette action, chose nouvelle. Dans son sens le plus large, innovation peut désigner tout changement introduit sciemment dans l’économie par un agent quelconque et ayant pour but et résultat une utilisation efficiente ou plus satisfaisante des ressources. Cette acception exhaustive peut difficilement avoir une valeur analytique car elle comprend ainsi une multitude d’événements de type et d’importance très différents. C’est pourtant dans un sens proche de celui-là que le terme est apparu en premier lieu dans la littérature économique par l’œuvre de l’économiste austro-américain Joseph Schumpeter (1999) qui distinguait cinq cas d’innovation : (1) la fabrication d’un bien nouveau ; (2) L’introduction d’une méthode de production nouvelle ; (3) la réalisation d’une nouvelle organisation ; (4) l’ouverture d’un débouché nouveau ; (5) la conquête d’une nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés. Le trait commun de ces changements très disparates est qu’il s’agit de l’exécution de " combinaisons nouvelles " qualitativement importantes et introduites par des chefs d’entreprise dynamiques, les entrepreneurs.
L’entrepreneur schumpétérien est un innovateur. Il n’est pas l’inventeur d’une découverte mais plutôt celui qui saura introduire cette découverte dans l’entreprise, dans l’industrie, dans l’économie, soit le responsable de l’innovation à proprement parler (Penrose, 1959). C’est un " aventurier " opérant dans des marchés " turbulents ". Il crée de la " valeur nouvelle ", ne se contentant pas de reproduire ou d’imiter (Tabatoni, 2005, p. 52). L’inhérence de l’innovation à l’entrepreneur schumpétérien fait de lui " le seul promoteur de l’innovation ". Sa fonction essentielle se résume, somme toute, à l’acte d’innover. Ainsi, dans la tradition schumpétérienne, l’entrepreneuriat est indissociable de l’innovation. On est presque tenté de les considérer indifféremment. D’ailleurs nombre d’auteurs ont pris ce parti, comme le soulignent Bruyat et Julien (2000) : " In some papers on entrepreneurship, it would in fact be quite possible to replace the word ‘entrepreneurship’ with ‘innovation’, without challenging the interest of the work ". C’est le cas par exemple de Van de Ven (1993) pour lequel les éléments qui sous-tendent l’infrastructure entrepreneuriale (gouvernance, financement, R&D, réseaux, etc.) soutiennent corrélativement l’innovation.

La relation intime entre innovation et entrepreneuriat apparaît également dans la terminologie utilisée. Ainsi, " innovation managériale " (Kimberly, 1981), " innovation organisationnelle " (Ménard, 1994), " innovation entrepreneuriale " (Mayoukou et Ratsimbazafy, 2007) sont autant d’expressions qui témoignent des liens étroits qu’entretiennent l’entrepreneuriat et l’innovation. Cela s’explique, du moins en grande part, par la persistance du message schumpétérien (Diamond, 2004), celui de la destruction créatrice. L’entrepreneur incarne, en l’espèce, la figure du rerum novarum cupidus (Drucker, 1985), l’homme avide de nouveauté, contraint d’innover systématiquement pour être à l’abri de l’ouragan perpétuel de la destruction créatrice. Même l’entrepreneur kiznérien, esprit alerte et vigilant, n’échappe guère à la règle, comme en témoignent les propos de Kirzner (1999) dans sa version " reconsidérée " de l’entrepreneur schumpétérien : " In order to make a discovery, in this world, it is simply not sufficient to be somehow more prescient than others ; it requires that ‘abstract’ prescience be supported by psychological qualities that encourage one to ignore conventional wisdom, to dismiss the jeers of those deriding what they see as the self-deluded visionary, to disrupt what others have come to see as the comfortable familiarity of the old-fashioned ways of doing things, to ruin rudely and even cruelly the confident expectations of those whose somnolence has led them to expect to continue to make their living as they have for years past ". Avec Kirzner, l’entrepreneur innovateur possède par ailleurs des traits psychologiques saillants et des capacités cognitives orientées vers le changement. Cette conception entrepreneuriale n’est pas sans rappeler celle de E. Penrose, laquelle se rapproche et se distingue à la fois de la tradition schumpétérienne : l’entrepreneur schumpétérien est un innovateur du point de vue de l’économie, tandis que l’entrepreneur penrosien est un innovateur du point de vue de l’entreprise (Penrose, 1959, p. 36).

1.2 Entrepreneur de la connaissance

L’activité entrepreneuriale dans la tradition penrosienne se distingue tout d’abord par sa dimension cognitive. En effet, Penrose ne voit pas l’environnement de l’entreprise comme un état objectif qui relève d’un calcul rationnel optimisateur, mais comme une image dans l’esprit de l’entrepreneur. Cette image entrepreneuriale définit les possibilités nouvelles et conditionne par là même le comportement de l’entreprise : " Ce sont les ‘prévisions’ de l’entrepreneur – et non les ‘faits objectifs’ – qui déterminent de façon immédiate le comportement d’une entreprise " (Penrose, 1959, p. 42).. Essentiellement, l’entrepreneur se fait une idée des services qu’il peut fournir à partir des ressources disponibles. L’activité entrepreneuriale consiste alors à définir les " potentialités " des ressources (statiques) disponibles, c'est-à-dire les services (dynamiques) qu’elle peut en tirer. La distinction entre " ressource " et " service " est primordiale pour la compréhension de la théorie penrosienne de la firme en général, et de sa vision entrepreneuriale en particulier : " Au sens strict, ce ne sont jamais les ressources elles-mêmes qui constituent les inputs du processus productif, mais seulement les services que ces moyens peuvent rendre. Les services fournis par les ressources sont fonction de la façon dont ils sont utilisés : une même ressource utilisée à des fins différentes ou de différentes façons, ou combinée avec d’autres ressources, fournit des services ou des ensembles de services différents " (Penrose, 1959, p. 25)

L’idée sous-jacente est que le fait de posséder des ressources ne veut pas forcément dire que celles-ci vont procurer un quelconque avantage concurrentiel à la firme détentrice. Plus important encore, insiste Penrose, est de reconnaître que : " Les services dépendent des aptitudes des hommes qui les utilisent, mais le développement des aptitudes est en partie conditionné par les ressources auxquelles ces hommes ont affaire " (Penrose, 1959, p. 78). Cette relation de réciprocité entre les ressources et les services s’explique, selon Penrose, par le biais de l’apprentissage : le potentiel productif des services d’une firme évolue au grès des progrès de la connaissance de ses membres, c'est-à-dire la capacité des entrepreneurs et des managers à apprendre et à absorber de nouvelles connaissances. Ainsi, la façon dont la connaissance est " gérée " et utilisée par les uns et les autres affectera la qualité des services que peuvent fournir les ressources existantes. Ainsi, le knowledge management (KM) était d’ores et déjà présent, du moins à l’état embryonnaire, dans la théorie de la croissance de la firme.

Pour soutenir notre hypothèse, il convient peut être de rappeler que c’est à Penrose que l’on doit l’une des premières tentatives d’intégration de la problématique de la " connaissance " dans la théorie de la firme, un sujet considéré jusqu’alors comme étant " fuyant ", difficile à saisir : " Certes, les économistes ont toujours reconnu le rôle prépondérant de la connaissance dans son ensemble est une matière trop difficile à saisir, même avec une grossière approximation ; ils n’ont donc guère cherché à étudier les effets des variables économiques classiques sur la connaissance. Nous ne pouvons éluder ici cette étude, non seulement parce que l’importance des ressources d’une entreprise et les services productifs qu’ils peuvent fournir sont fonction de la connaissance, mais aussi et surtout, parce que les entrepreneurs en sont parfaitement conscients " (Penrose, 1959, p. 25). Penrose distingue alors deux types de connaissance : la connaissance " objective " et la connaissance " subjective " (expérience).

La connaissance objective peut être enseignée formellement, transmise par d’autres personnes ou étudiée dans les livres, et peut, si besoin est, être formulée pour être transmise à des tiers. C’est une connaissance qui, tout au moins en principe, ne dépend de personne ni d’aucun groupe. L’expérience est aussi le fruit d’un apprentissage, mais d’un apprentissage sous forme d’expérience personnelle . Selon Penrose, les progrès de la connaissance (apprentissage), qu’elle soit objective ou subjective, entraînent de nouvelles possibilités d’utilisation des services et de ce fait, incitent à l’innovation : " De nouveaux services deviennent disponibles, des services jusqu’alors inutilisés trouvent leur emploi, tandis que certains services utilisés jusqu’alors sont abandonnés, au fur et à mesure que l’on progresse dans la connaissance des caractéristiques physiques des ressources, de leurs emplois possibles, ou des produits pour lesquels il serait rentable de les employer " (Penrose, 1959, p. 76). De là, il est possible de distinguer quatre sources principales d’innovation : (1) la connaissance des ressources non exploitées, ce que Cyert et March (1963) appellent le " slack " ; (2) la connaissance des caractéristiques des ressources, ce que Henderson et Clarck (1990) appellent la connaissance " conceptuelle " (ou la connaissance des composants) ; (3) la façon dont les ressources peuvent être combinées (à la Schumpeter), ce que Kogut et Zander (1992) appelle " capacités combinatoires " ; (4) la connaissance des produits-cibles qui peuvent intégrer profitablement ces ressources, ce que Gopalakrishnan et al. (1999) appellent la connaissance " systémique ". Au-delà d’un traitement précoce du knowledge management, Penrose a bien mis en avant le rôle déterminant de la connaissance dans le processus d’innovation et anticipe de ce fait les récents travaux autour de la knowledge-based innovation (Gopalakrishnan et al., 1999 ; Johannessen et al., 1999 ; Nonaka et Takeuchi, 1997).

2. Innovation et connaissance

Quand on aborde les relations entre la connaissance et l’innovation, on est surpris de constater combien ces deux notions sont liées. L’innovation n’étant autre que la création et la mise en application de nouvelles connaissances pour les rendre productives (Penrose, 1959 ; Drucker, 1993). Selon Nonaka et Takeuchi (1997) " Comprendre comment les organisations créent de nouveaux produits, de nouvelles méthodes et de nouvelles formes organisationnelles est important. Mais il est encore un besoin plus fondamental qui consiste à comprendre comment les organisations créent les nouvelles connaissances qui rendent ces créations possibles ". Ces propos expriment grosso modo le programme de recherche proposé par les tenants de l’approche knowledge-based innovation (KBI). Nous dressons un panorama succinct de la KBI autour de deux axes principaux : (1) la typologie de l’innovation basée sur la connaissance (approche cartographique/statique) et (2) le processus d’innovation en tant que processus de création et de transformation de connaissance (approche processuelle/dynamique).

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2.1 Typologie de l’innovation basée sur les dimensions de la connaissance

Note : cliquez sur les vignettes des figures et tableaux pour les agrandir.

Sans prétendre à une filiation exhaustive, Winter (1987) est le premier à avoir proposé une cartographie de la connaissance en stratégie. L’auteur identifie les différents " états " de la connaissance et examine leurs implications pour la stratégie d’innovation. Dans le diagramme de Winter (voir figure 1), les premières lignes illustrent un concept aujourd’hui incontournable, celui de la " connaissance tacite " (Polanyi, 1960), c'est-à-dire l'ensemble des connaissances qui sont mises en œuvre dans une performance (travail, performance sportive, recherche intellectuelle, etc.), mais qui restent ignorées des opérateurs, et des autres . D'autres connaissances, connues elles, ne sont pas transmissibles d'une manière articulée, encore moins enregistrables (et enregistrées) sous forme de plan, diagramme, etc. On peut cependant les transmettre, et éventuellement se les approprier, par des processus de démonstration, d'apprentissage, d'expérimentation progressive (par essai-erreur).

Les autres éléments abordés par Winter se réfèrent au contrôle des innovations. Selon l’auteur, les innovations de processus, reposant essentiellement sur des connaissances peu articulées, souvent tacites, sont plus difficilement copiables. Une position se rapprochant de la gauche du diagramme est l'indice d'une grande difficulté à transmettre la connaissance ou à se l'approprier. Sur la droite, en revanche, le transfert est facile, la diffusion potentielle maximum. Les implications stratégiques de cette conception seront développées plus loin (section 3).

Toujours dans une perspective cartographique, Henderson et Clark (1990) ont examiné en détail les types de connaissances impliqués dans différentes catégories d’innovation. Les auteurs remettent en cause la typologie classique de l’innovation (innovation incrémentale vs innovation radicale) au profit d’une approche plus complexe et nuancée. L’innovation implique rarement une technologie isolée ou un marché unique, mais plutôt une grappe de connaissances rassemblées à l’intérieur d’une configuration. Pour réussir, la gouvernance de l’innovation exige une maîtrise et une utilisation de la connaissance des " composants ", mais aussi de la façon dont ils peuvent être rassemblés – ce que les auteurs appellent l’ " architecture d’une innovation ". Henderson et Clark identifient quatre types d’innovation : les innovations incrémentales, les innovations modulaires, les innovations architecturales et les innovations radicales. Ces innovations dépendent de la nature des connaissances qui les composent (les connaissances conceptuelles et les connaissances architecturales notamment).

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Dans une approche complémentaire, Hall et Andriani (2003) se sont intéressés plus particulièrement au degré d’innovation, c'est-à-dire la distinction entre innovation incrémentale et innovation radicale. Selon ces auteurs, le degré d’innovation varie en fonction de deux dimensions de la connaissance : la quantité et la substituabilité des connaissances nécessaires à l’innovation. Quatre catégories sont alors distinguées : innovation incrémentale mineure/majeure et innovation radicale mineure/majeure.

Les innovations incrémentales " mineures " requièrent une quantité importante de connaissances sans pour autant modifier l’ordre établi. Ce type d’innovation repose principalement sur les connaissances et compétences existantes. Les innovations radicales " majeures ", à l’opposé, font appel à une quantité importante de nouvelles connaissances qui sont de nature disruptive (Christensen, 1997) c'est-à-dire qu’elles provoquent de profonds changements organisationnels, structurels, etc. Cette représentation rejoint, dans une certaine mesure la typologie de l’innovation proposée par Henderson et Clark (1990) – les innovations radicales mineures correspondent, en l’espèce, aux innovations architecturales (voir figure 2).

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Dans la littérature consacrée à l’innovation, nombre d’auteurs ont dénoncé le manque de consensus, parfois l’ambiguïté, qui règne dans les représentations proposées (Garcia et Calantone, 2002). Nous pensons qu’une définition, ou une classification, de l’innovation à partir d’une taxonomie de la connaissance permet de saisir, d’une part, la nature et les dimensions des éléments qui sous-tendent l’innovation, d’autre part, les liens (parfois subtils) qui existent entre la connaissance et l’innovation. Une telle approche présente, par ailleurs, des implications pour la gouvernance de l’innovation, comme nous le verrons dans les sections suivantes.

Comprendre la nature et les dimensions de la connaissance est une étape importante. Mais il convient aussi, et surtout, de saisir les modes de transformation et de combinaison de la connaissance dans le processus d’innovation.

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2.2 Le processus d’innovation comme processus de transformation de connaissances

Dans son célèbre article publié dans la Harvard Business Review, Nonaka (1991) introduit le concept d’ " entreprise créatrice de connaissance " pour désigner une poignée de firmes japonaises (Honda, Matsushita et Canon entre autres) qui excellent en matière d’innovation. La clé du succès de ces entreprises, soutient Nonaka, tient principalement à l’intérêt qu’elles portent au management des connaissances. Dans le prolongement de ces travaux, Nonaka (1994) et Nonaka et Takeuchi (1997) ont développé une théorie de la connaissance organisationnelle autour de deux dimensions : une dimension " épistémologique " qui repose sur la distinction entre connaissance explicite et connaissance tacite ; et une dimension " ontologique " qui se rapporte aux niveaux d’entités créatrices de connaissance, à sa voir : individuel, groupe, organisationnel, inter organisationnel.

Selon ces auteurs, l’interaction des deux dimensions de la connaissance est réalisée à travers quatre modes de conversion (modèle SECI) : (1) " socialisation ", maillage de savoirs tacites entre eux ; (2) " extériorisation ", articulation de savoirs tacites en savoir explicites ; (2) " combinaison ", maillage de savoirs explicites en vue de produire de nouvelles idées, de nouveaux concepts, etc. ; (4) " intériorisation ", intégration de nouveau savoirs explicites dans l’expérience quotidienne, ceux-ci redevenant progressivement tacites.

La socialisation produit de la " connaissance assimilée " tels que les modèles mentaux partagés et les savoir-faire et talents techniques (voir figure supra). L’extériorisation génère de la " connaissance conceptuelle " à travers la métaphore et l’analogie. La combinaison crée de la " connaissance systémique ", par exemple un prototype ou des technologies de nouveaux composants. L’intériorisation produit de la " connaissance opérationnelle " du management de projet, du processus de production, de l’utilisation de nouveaux produits ou de la mise en œuvre d’une politique. L’interaction des connaissances au niveau épistémologique (explicite/tacite) donne lieu à ce que Nonaka et Takeuchi (1997) appellent une spirale de création de connaissance – c'est-à-dire le passage d’un contenu à un autre . Parallèlement, une spirale de connaissance se développe, cette fois-ci, au niveau ontologique (individuel/organisationnel). Ainsi, les connaissances créées au niveau d’une équipe sont transformées en connaissances au niveau de la division et éventuellement de l’entreprise et entre organisations. La clé pour comprendre la théorie de la création de connaissances réside précisément dans le processus de transformation qui a lieu dans les deux spirales de connaissances : " La nature vraiment dynamique de notre théorie peut être présentée comme étant l’interaction des deux spirales de connaissances au cours du temps. L’innovation émerge de ces spirales " (Nonaka et Takeuchi, 1997, p. 114). Le modèle SECI est aujourd’hui largement reconnu dans la littérature. Ainsi, les études empiriques menées par Métais et Moingeon (2001) ont démontré que la théorie de la création de connaissance proposée par Nonaka et Takeuchi (1997) est susceptible de fournir aujourd’hui " une alternative féconde pour rencontrer la dualité entre des changements externes rapides et la flexibilité organisationnelle et que le modèle SECI peut être utilisé pour interpréter les initiatives entreprises afin d’assurer de nouveau la nécessaire flexibilité organisationnelle et la continuité dans les processus de création de connaissances organisationnelles ". Des travaux empiriques plus récents (Nonaka, Toyama et Kono, 2000 ; Nonaka, Toyama et Byosière, 1998) corroborent les conclusions de Métais et Moingeon (2001).

3. Gouvernance et Connaissance

Depuis les travaux pionniers de Penrose (1959), Richardson (1972), Cyert et March (1963), Nelson et Winter (1985), entre autres, les théories contractuelles de la firme, en tant que porte-parole de la gouvernance, ont été sérieusement interpelées. Alors que le mainstream (la théorie de l’agence et la théorie des coûts de transaction notamment) s’est préoccupé jusque-là principalement du problème informationnel (asymétrie de l’information, rationalité limitée, opportunisme, etc.), les nouvelles théories cognitives (la " knowledge-based view " et la " knowledge governance " notamment) proposent d’étendre le spectre de la gouvernance en intégrant les considérations liées à la connaissance (hétérogénéité, taciteté, complexité, etc.). Essentiellement, l’approche de l’innovation basée sur la connaissance appelle une approche de la gouvernance basée sur la connaissance.

3.1 Au-delà des approches contractuelles

Le courant traditionnel de la gouvernance, s’inspirant essentiellement des approches contractuelles, est fondé sur la notion d’information, au sens de Fransman (1994). Le problème informationnel varie selon les contributions : pour la théorie de l’agence, la difficulté est que l’information est inégalement distribuée selon les agents qui participent à la firme ; pour la théorie des équipes, le problème vient de l’inégale distribution de l’information entre les membres de l’équipe ; pour la théorie des coûts de transaction, il s’agit de limiter les comportements opportunistes qu’autorise l’imperfection de l’information (Cohendet et Llerena, 1999). Mais quel que soit le problème informationnel considéré, le point de départ théorique est bien le même : " la firme est conçue comme une ‘collection de contrats’ où des mécanismes institutionnels sont mobilisés afin d’aligner les intérêts des acteurs " (Langlois et Foss, 1999). Les limites de cette conception de la firme, et par extension de la gouvernance, ont été soulignées par nombre d’auteurs.

Dans un article influent, Demsetz (1988) distingue la firme spécialisée des autres nœuds de contrats à partir des trois trait suivants : (1) le métier spécialisé qu’elle accomplit, (2) le caractère durable du nœud de contrat et (3) la coordination dirigée. Ce faisant, il introduit des considérations liées à la connaissance différentes de celles retenues par les théories contractuelles : la connaissance est coûteuse à produire, à maintenir et à utiliser. La firme, tout en conservant son statut de nœud de contrats, devient également un répertoire de connaissances spécialisées. Selon Demsetz, la raison d’être de la firme consiste à économiser sur les coûts de communication et de coordination de la connaissance : " Firms may exist for reasons of economizing on expenditures on communicating and coordinating knowledge ". Dans le même ordre d’idées, Winter (1988) définit les entreprises comme des organisations qui savent (bien) faire certaines choses. Une entreprise, suggère Winter, est mieux conçue comme un répertoire de connaissances idiosyncrasiques. Ces connaissances procurent à l’entreprise son caractère unique (au sens de Pentose) : " a particular firm at a particular time is a repository for a quite specific range of productive knowledge, a range that often involves idiosyncratic features that distinguish it even from superficially firms in the same line(s) of business ". A la différence du point de vue williamsonnien, la spécificité des connaissances (ou des actifs) selon Winter ne se confine pas dans des problèmes d’échange (Coriat et Weinstein, 1995, p. 70) ou d’opportunisme (Conner et Prahalad, 1996). Le caractère idiosyncrasique de la firme relève bien davantage du contexte dans lequel les connaissances productives de la firme ont pris forme. Ces réflexions ont reçu un accueil favorable dans le domaine du management stratégique. Par exemple, Kogut et Zander (1992) partent du postulat suivant : " Organizations know more than their contracts can say ". De ce point de vue, la raison d’être de la firme ne trouve pas réponse dans le cadre transactionnel mais plutôt dans le " territoire normatif " qu’autorise la firme et auquel ses membres s’identifient. Ce que les firmes font mieux que les marchés, selon Kogut et Zander (1996), consiste dans trois fonctions fondamentales : l’identité, la coordination et l’apprentissage. Parallèlement, Conner et Prahalad (1996) soutiennent l’hypothèse que les organisations existent pour des raisons qui vont au-delà des considérations purement opportunistes (au sens de Williamson). La rationalité limitée, l’incertitude, la dimension tacite et l’imperfection de la connaissance doivent être prises en compte pour mieux saisir le comportement des organisations. Selon ces auteurs, deux individus ne peuvent détenir les mêmes connaissances en raison des limitations cognitives qui contraignent, l’un comme l’autre, d’absorber l’ensemble des connaissances et des compétences disponibles. Par conséquent, les conflits d’intérêt peuvent surgir abstraction faite de tout comportement opportuniste.

Dans la même veine, Charreaux (2006) postule que " La fonction managériale ne se limite pas à la recherche et à l’exploitation d’une information existante, mais comporte également une dimension cognitive de construction de connaissances, née notamment de l’exploitation courante des facteurs de production et importante pour assurer une coordination efficace ". Ainsi, bien que les prétentions en matière de gouvernance diffèrent d’un auteur à l’auteur, le postulat fondamental est peu ou prou le même : étendre la théorie de la gouvernance au-delà du cadre (purement) transactionnel, tout en intégrant les considérations liées à la connaissance. Williamson (1999) lui-même a reconnu les limites du cadre transactionnel à rendre compte des éléments liés à la connaissance et à l’apprentissage en évoquant notamment le soutien que peut apporter le courant des ressources et des compétences dans cette perspective. Aujourd’hui, le débat autour de la gouvernance oppose deux approches à la fois complémentaires et rivales, à savoir : la théorie des coûts de transaction (TCT) et l’approche de la firme basée sur la connaissance, mieux connue sous le label « knowledge-based view » (KBV). Face à cet antagonisme, une poignée d’auteurs (Foss 1999 ; Grandori, 2001 ; Heiman et Nickerson, 2002) tentent de réconcilier la TCT et la KBV, notamment à travers l’intégration des facteurs de connaissance dans le cadre transactionnel.

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3.2 Gouvernance de la connaissance pour l’innovation

Selon Grandori (2001), ni l’approche contractuelle ni la KBV ne sont parvenues à rendre compte d’une théorie (satisfaisante) de la firme. Alors que la première défend une conception de la firme de type " hierarchy-based ", la seconde préconise plutôt une approche " identity-based " (Kogut et Zander, 1996). Or, une forme organisationnelle interfirme peut être les deux à la fois. Grandori conclut alors que la théorie de la firme dépend autant de considérations liées à la gouvernance (asymétrie, opportunisme, conflit d’intérêt, etc.) que de facteurs propres à la connaissance (hétérogénéité, complexité, taciteté, etc.). Ce point de vue est partagé par Heiman et Nickerson (2002) selon lesquels les variables de la connaissance et les variables de la gouvernance sont interdépendantes. A travers le concept de " Knowledge Management Practices (KMP) " – qui recouvre les modes de transmission et des codes de communication permettant d’économiser sur les coûts de transfert des connaissances – les identifient les relations existant entre la TCT et la KBV, comme l’illustre le schéma de la figure 5.

Heiman et Nickerson soutiennent que la notion de KMP constitue le point de jonction entre la TCT et la KBV : " The adoption of knowledge-management practices increases knowledge transparency for partners, but additionally engenders contracting hazards with accompanying governance choice implications ". Les choix en matière de gouvernance, selon ces auteurs, trouvent une meilleure appréhension lorsque les principes de la TCT et ceux de la KBV sont considérés simultanément, que lorsqu’ils sont abordés séparément. Récemment, Foss (2007) a proposé un agenda de recherche autour d’une approche de la gouvernance basée sur la connaissance (knowledge governance approach, KGA) qu’il définit comme suit : " Knowledge governance means deploying governance mechanisms so as to maximize the net benefits from processes of transferring, sharing and creating knowledge. This is similar to the transaction cost minimizing logic of transaction cost economics ". Il est encore trop tôt pour apprécier à juste titre l’apport de la KGA. Néanmoins, les premiers développements de la théorie sont assez prometteurs et semblent intégrer avec bonheur aussi bien les variables de la gouvernance que les variables de la connaissance. Cependant, la problématique de l’innovation y est à peine perceptible. Le modèle de la KGA demeure, in fine, un modèle fondamentalement transactionnel mais qui traite d’une forme de transactions particulière : les transactions de connaissance (Foss, 2007). Pour intégrer la problématique de l’innovation au programme de recherche proposé par les tenants de la KGA, il convient de situer l’innovation dans une perspective à la fois " transaction-based " et " knowledge-based ". Pour ce faire, on peut (re)lire avec profit les travaux pionniers de Teece (1986, 1996) autour de l’innovation et des modes de gouvernance.

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Dans son article de référence sur les régimes d’appropriabilité de l’innovation, Teece (1986) développe un cadre pour comprendre pourquoi, et dans quelles conditions, des firmes innovantes peuvent échouer à obtenir des retours économiques significatifs d’une innovation alors que des clients, imitateurs ou autres acteurs de l’industrie, en tire profit. Il met alors en lumière le rôle de la possession des actifs complémentaires, des régimes d’appropriabilité, de l’évolution et du caractère paradigmatique du développement de l’industrie, notamment des designs dominants. Teece identifie trois facteurs clés permettant l’appropriation des profits d’innovation, à savoir : (1) le régime d’appropriabilité, fort (innovation facile à protéger) ou faible ; (2) le stade de développement du secteur (pré-paradigmatique ou paradigmatique) ; (3) les actifs complémentaires (génériques, spécialisés ou co-spécialisés) et la dépendance de l’innovation par rapport à ces actifs. Il définit ensuite les modes de gouvernance appropriés en fonction de ces facteurs d’influence. Ainsi, il est préférable de recourir au marché lorsque le régime d’appropriabilité est fort et les actifs complémentaires disponibles auprès des acteurs de l’industrie. A l’inverse, lorsque le régime d’appropriabilité est faible et les actifs complémentaires revêtent une importance capitale, la firme a tout intérêt à internaliser l’innovation.

Au-delà d’une approche dichotomique " contractualisation/intégration ", Teece rappelle que la réalité est davantage représentée par l’existence de " modes mixtes " (Richardson, 1972) où les firmes adoptent, alternativement ou simultanément, les deux modes de gouvernance. L’intérêt porté par Teece aux propriétés de l’innovation et ses implications pour la gouvernance le conduit dans " Firm Organization, Industrial Structure, and Technological Innovation " (Teece, 1996) à étudier de plus près les formes organisationnelles adaptées à l’innovation. Il propose alors un modèle qui lie le mode de gouvernance de la firme (sociétés " hautement flexibles " de type Silicon Valley, organisations multiproduits, alliances ou entreprise virtuelles), l’existence ou non d’actifs spécifiques au sein de l’organisation et le processus d’innovation (autonome ou spécifique). Teece fait ressortir l’importance du choix du mode de gouvernance pour la firme mais aussi celle de l’innovation dans la compétitivité et le dynamisme des entreprises (voir figure 6). Ainsi, lorsque l’innovation est de type " autonome ", il est possible de distinguer trois cas de figure : (1) si l’innovation implique des capacités internes déjà existantes, l’organisation " hautement flexible " peut être efficace ; (2) si l’innovation requiert l’acquisition de capacités sur le marché, la firme peut recourir aux stratégies d’alliance, tout en envisageant comment partager les bénéfices de l’innovation avec son futur partenaire. Dans ce cas, la structure virtuelle constitue une deuxième option avantageuse ; (3) enfin, si l’innovation nécessite le développement de nouvelles capacités, la structure virtuelle devient insuffisante. Il importe donc de créer les actifs nécessaires en interne, sinon opter pour une stratégie d’alliance. A l’inverse, lorsque l’innovation est de type " systémique ", les organisations multiproduits et les alliances s’avèrent plus efficaces. Ce type d’institutions étant capables de pallier, le cas échéant, les problèmes d’opportunisme et d’expropriation. Teece présente alors un cadre pour aider les entreprises à choisir leur mode de développement (alliance ou développement interne). D’après l’auteur, la notion d’entreprise virtuelle a été largement surestimée. L’innovation n’étant pas monolithique, il est impératif de comprendre le type d’innovation qui est utilisé (autonome ou systémique), comme l’illustre la figure suivante : Enfin, si pour certaines innovations, les filiales communes, les alliances ou l’externalisation peuvent jouer un rôle utile, pour d’autres, ces modes de gouvernance sont inappropriés, voire potentiellement dangereux.

Les 4 Temps du Management
Dans le prolongement des travaux de Teece (1996), Nonaka et Takeuchi (1997), entre autres, Gopalakrishnan et al. (1999) ont proposé une (re)définition de l’innovation à travers le prisme de la connaissance. Ces auteurs ont étudié une série d’innovations de produits et d’innovations de procédés à partir d’un examen approfondi des types de connaissances impliqués dans les projets d’innovation. Les auteurs partent du postulat suivant : " Every product or process innovation may contain within it varying degrees of tacitness, autonomy and complexity ". L’innovation est alors appréhendée selon ces trois dimensions de la connaissance : taciteté, autonomie, complexité. La taciteté correspond à la traditionnelle distinction entre connaissance explicite et connaissance tacite (Nonaka, 1994). La distinction autonome/systémique (présentée plus haut) se réclame de Chesbrough et Teece (1996) et Teece (1996) selon lesquels les innovations " autonomes " sont développées indépendamment d’autres innovations et processus organisationnels ; tandis que les innovations " systémiques " sont tributaires d’autres innovations (complémentarité). Enfin, la distinction simple/complexe implique trois aspects : la divisibilité, c'est-à-dire la mesure dans la quelle une innovation peut être ramenée à ses éléments ; la sophistication intellectuelle, c'est-à-dire la mesure dans laquelle une innovation intègre des technologies avancées ; l’originalité, c'est-à-dire la mesure dans laquelle une innovation est inédite.

Les résultats obtenus par les auteurs démontrent que les innovations de procédés ont tendance à " consommer " des connaissances plutôt tacites, systémiques et complexes ; les innovations de produits, à l’inverse, impliquent des connaissances qui sont davantage explicites, autonomes et simples. Au-delà d’une simple cartographie de l’innovation à partir des caractéristiques de la connaissance, Gopalakrishnan et al. transposent la matrice de Teece (1996) – voir tableau 1 – pour en inférer les modes gouvernance appropriés. Les auteurs partent des hypothèses suivantes : " The decision concerning how to source an innovation is made at the adoption stage. The nature of knowledge associated with an innovation may affect the strategic decision of whether to (a) internally source, or (b) externally source. Internally sourcing an innovation helps in the development of the firm’s core competencies and capabilities and allows the firm to appropriate more of the profits. Externally sourcing an innovation can save the firm the cost of development and may increase the speed of implementing the innovation ". Les résultats de l’étude ont démontré que les entreprises ont tendance à développer en interne les innovations de procédés, comparativement avec les innovations de produits. Par ailleurs, les innovations de procédés semblent générer davantage de coûts, en l’occurrence, des coûts associés aux transactions de connaissance, pour citer Foss (2007). Les travaux empiriques ultérieurs de Gopalakrishnan et Bierly (2001) corroborent, dans une grande mesure, les résultats évoqués plus haut (voir tableau supra).

Conclusion et implications entrepreneuriales

Essentiellement, nous avons tenté d’articuler trois concepts de la stratégie considérés jusque-là séparément : la gouvernance, l’innovation, la connaissance. Dans le prolongement des réflexions de Schumpeter, Penrose, Drucker, entre autres, la question de l’innovation a été appréhendée, d’abord par le biais d’une approche cartographique/statique de la connaissance (Winter, 1987 ; Henderson et Clark, 1990 ; Hall et Andriani)), puis à partir d’une approche processuelle/dynamique de la connaissance (Nonaka et Takeuchi, 1997). A travers le prisme de la connaissance, l’analyse et l’appréhension de la question de l’innovation passe nécessairement par une définition approfondie de la connaissance, sa nature, ses dimensions, ses processus. Dans ce cadre, nous avons démontré que le courant traditionnel de la gouvernance, s’inspirant principalement des approches contractuelles, n’était pas (suffisamment) adapté pour rendre compte du processus d’innovation en ce sens que les éléments inhérents à la connaissance (sa nature, ses dimensions et ses processus) sont évincés par l’approche transactionnelle. Le recours au courant de la knowledge governance (Grandori, 2001 ; Heiman et Nickerson, 2002 ; Foss, 2007), en passant par les travaux de Teece (1986 et 1996) autour de la gouvernance et de l’innovation et ceux de Gopalakrishnan et al. (1999) sur l’innovation et la connaissance, nous a permis de jeter un éclairage nouveau sur les points de jonction du triptyque gouvernance-innovation-connaissance. Essentiellement, la gouvernance de l’innovation passe par la gouvernance de la connaissance, c'est-à-dire par le biais d’une analyse approfondie des propriétés intrinsèques et des modes de transformation des connaissances impliquées dans le processus d’innovation. Cette conception renouvelée présente, comme indiqué préalablement, des implications stratégiques en matière de choix des modes de gouvernance de l’innovation. D’un point de vue entrepreneurial, les postulats suivants peuvent être suggérés :

- L’entrepreneur de l’innovation est avant tout un entrepreneur du savoir ;
- Les approches taxonomiques de la connaissance proposent une conception différente de l’innovation et offrent par là même une grille de lecture renouvelée pour l’entrepreneur ;
- La maîtrise des processus de transformation des connaissances est un levier déterminant pour le succès de l’innovation ;
- La gouvernance de l’innovation appelle la gouvernance de la connaissance. Les coûts de transaction correspondent, en l’espèce, aux coûts associés à la connaissance ;
- Les propriétés de la connaissance conditionnent les stratégies (modes) de gouvernance.

Dans le cadre d’une étude de cas que nous avons entamée auprès de trois entreprises innovantes sur le site PROLOGUE BIOTECHNOLOGIE dans la région de Toulouse, nous envisageons d’opérationnaliser la KBI et la KGA à deux niveaux :

- Réaliser une cartographie des innovations brevetées par les entreprises en question ;
- Définir dans quelle mesure les caractéristiques des connaissances impliquées dans les processus d’innovation conditionnent les stratégies (modes) de gouvernance adoptées par ces entreprises.

Une première série d’entretiens ont d’ores et déjà été effectués auprès des trois entreprises biotechnologiques.

Notes

1) Call for Papers (2008) : Special Issue of The International Journal of Strategic Change Management (IJSCM), " Knowledge Governance ", Edited by Nicolai J. Foss, Joseph T. Mahoney and Patricia Ordonez de Pablo.
2) Le Grand Robert de la langue française, édition 2008.
3) Marty (1965, p. 79) cité in Tremblay (2003).
4) Selon Kor et al. (2007) : " Future entrepreneurship research could productively utilize Penrose’s (1959) theoretical insight concerning the distinction between resources and the services of these resources, where resources are static while their services are dynamic and specific to the task at hand ".
5) Ce concept n’est pas sans rappeler la notion de " connaissance tacite ", une notion centrale dans les travaux de Michael Polanyi (1958) et dans les développements ultérieurs de l’économie évolutionniste (Nelson et Winter, 1982) et des approches basées sur la connaissance en stratégie (Grant, 1996 ; Noanaka, 1994 ; Spender, 1994).
6) Polanyi cite en exemple le nageur qui régule ses mouvements et sa respiration pour flotter ou le cycliste qui se maintien en équilibre sur son vélo sans savoir les règles et les lois physiques qui sous-tendent son action (Polanyi, 1958, p. 49).
7) Par exemple, la connaissance assimilée des besoins des clients peut devenir une connaissance conceptuelle au sujet d’un nouveau concept de produit, en l’occurrence, par la socialisation et l’intériorisation (Nonaka et Takeuchi, 1997).
8) " Firm-like organization ", en anglais (Demsetz (1988).
9) Voir Nelson et Winter (1982).
10) Kogut et Zander (1992) font écho à Michael Polanyi (1966, p. 4) selon lequel : " We can know more than we can tell ".
11) Une autre version de cet article a été proposée Chesbrough et Teece (1996).

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Les auteurs

Soufiane Mezzourh
Doctorant
IAE de Toulouse - Université Toulouse 1 Capitole

Walid Nakara
Professor of Entrepreneurship & Innovation
Montpellier Business School (Groupe Sup de Co Montpellier)
E-mail: w.nakara@supco-montpellier.fr


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