Préambule
1. Du père au fils
A en croire Altiero Spinelli, fondateur du Mouvement fédéraliste européen, A. Olivetti était un " homme aux yeux rêveurs et à la volonté d’acier, qui pensait comme un mathématicien et sentait comme un mystique ". Par-delà le témoignage d’admiration, que retenir des convictions d’Adriano ? Comme son père, celui-ci a la fibre socialiste. L’aliénation et la lutte des classes figurent au centre de ses préoccupations. A ses yeux, plus exactement, la transformation des conditions de travail est une tâche aussi urgente que difficile à mener.
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2. Olivetti, une histoire économique à succès
L’innovation fleurit aussi sur le terrain de l’organisation du travail. Entre 1946 et 1958, les nouveaux procédés de production permettent d’accroître la productivité de 580 % ! Bref, Olivetti est par excellence une entreprise schumpétérienne. Mais elle est plus encore.Avant l’heure, l’ingénieur Adriano (ainsi qu’il était parfois surnommé) exige flexibilité, réactivité, décloisonnement, organisation en réseau… Chaque ralentissement dans l’activité doit être l’occasion d’imaginer des idées, de peaufiner des solutions nouvelles, toujours mieux adaptées à la situation présente et surtout à celles qui vont venir. Pour cette raison, A. Olivetti recrutait davantage de jeunes diplômés que de besoin. Tel était l’un des moyens, à ses yeux du moins, d’anticiper le changement.
A. Olivetti sait aussi combien la distribution, et les hommes qui la font vivre, comptent pour l’avenir d’une entreprise. En 1958, après avoir enregistré de fabuleux progrès de productivité, on lui conseille de licencier 500 ouvriers, devenus, dit-on, parfaitement inutiles. Le patron ne l’entend pas de cette oreille. Il procède à l’inverse et embauche. Il s’attache ainsi les services de 700 vendeurs. Autrement dit, au lieu de réduire la voilure des effectifs, il en profite pour augmenter la force de frappe commerciale. A. Olivetti crée dans le même temps de nouvelles sociétés à l’étranger. L’entreprise conquiert de la sorte un tiers du marché mondial des machines de bureau. À cette époque, Olivetti compte 74 000 employés, dont 40 000 oeuvrent à l’étranger.
Adriano Olivetti disparaît soudainement en 1960. Il meurt dans un train d’une thrombose cérébrale. L’année suivante, Mario Tchou – génial ingénieur qui est alors à la tête de la division électronique – est la victime fatale d’un accident de la route. Après ces deux décès inattendus, l’entreprise commence à marquer le pas. La transformation s’accélère avec l’arrivée d’un nouveau groupe d’actionnaires puis la cession de la division électronique à l’entreprise américaine General Electric. La conviction des détenteurs du capital est que l’électronique est un luxe dangereux. Pour rapporter, elle suppose des investissements qu’aucune entreprise de la péninsule ne peut se permettre de financer. Au moment de la transaction, le gouvernement italien ne pipe mot…
En dépit de cette douloureuse amputation, Olivetti n’a pas perdu son âme. Les électroniciens restés dans l’entreprise ont très vite rendez-vous avec le succès. En 1965, ils présentent à New York le " Programme 101 ", ancêtre de nos actuels ordinateurs. L’appareil ne possède pas encore d’écran, mais ce fut bien le premier micro-ordinateur ! Trente ans plus tard, à New-York toujours, le concepteur de ce petit bijou d’innovation est primé et consacré " père du PC ". Olivetti continue donc sur sa lancée. Après avoir négocié avec succès le passage de l’électromécanique à l’électronique, elle connaît à nouveau le succès grâce à l’ordinateur individuel M24, le premier à être conçu et produit par une entreprise européenne.
3. Un triple souci extra-économique
Dès les années 1920, Olivetti bâtit des maisons, érige des quartiers entiers, qu’il met à disposition des ouvriers d’Ivrea. L’entreprise procède de même dans les autres espaces où elle implante des établissements. Et, afin que les employés n’abandonnent pas leurs villages pour la ville industrielle, on leur affecte des logements sur place. Les employés peuvent aussi bénéficier de prêts sans intérêt et des conseils gratuits d’architectes et de techniciens de l’entreprise. Le transport ne pose pas plus de problème puisque, en l’absence de compagnie publique, les cars du Service Transport de l’entreprise assurent le trajet entre le domicile et le lieu de travail. Dans les années 1930, des cantines d’entreprise voient le jour. Les dirigeants y font la queue comme les autres et prennent leur repas à côté des autres employés. A la même période, des services sanitaires sont mis en place.
En 1940, l’entreprise décide de faire bénéficier les employées de neuf mois de congé payé (six mois avant et trois mois après l’accouchement) et d’une allocation financière à la naissance de chaque enfant. Des crèches sont aussi construites à côté des usines. Des architectes renommés sont mobilisés pour en dessiner les plans, tout comme ceux des colonies de vacances implantées à la mer et à la montagne. Le personnel de ces services à l’enfance est formé sérieusement, quant à lui, par un centre fondé par un pédagogue français. Un autre centre propose aux communes sises dans le bassin d’Ivrea de mettre en place et de financer tout un ensemble d’initiatives d’ordres économique, social, éducatif et sanitaire. Pour gérer l’ensemble des services sociaux qu’il propose à ses employés, A. Olivetti institue enfin un conseil de gestion, " terrain de rencontre démocratique, selon ses propres termes, entre la direction et les travailleurs ".
Pour A. Olivetti, la culture n’est pas un mot abstrait. Près de 90 000 ouvrages sont mis à la disposition de ses travailleurs dans une bibliothèque centrale et dans celles des usines. Un centre culturel invite des hommes de science, des économistes, des politiciens, des philosophes, des artistes et gens de lettre de toute nationalité. Nous nous souvenons ainsi avoir rencontré Roland Barthes dans ce cadre. Le centre organise également des expositions et des concerts et il gère un cinéma d’art et d’essai.
Adriano est aussi un éditeur innovant. Sa revue Tecnica e Organizzazione publie des textes sur les sujets les plus variés : organisation, technique, architecture industrielle, formation professionnelle, questions sociales, etc. Comunità, autre revue qu’il édite, publie en 1942 un numéro qui intègre des contributions de J.K. Galbraith, Jürgen Habermas et Isaac Singer. Par ailleurs, les ouvrages des edizioni di comunità font connaître au grand public un large éventail d’auteurs étrangers (3). Dans une Italie à l’horizon intellectuel malheureusement rétréci par le fascisme, A. Olivetti brise les scellés. Il contribue activement au renouvellement des sciences politiques, sociales et économiques et il alimente, par son action d’éditeur toujours, le débat sur les questions littéraires. Lorsqu'il devient Président de l’Institut national d’urbanisme, il fait également renaître la revue Urbanistica. Grâce à A. Olivetti, les domaines les plus variés de la culture bénéficient de la sorte d’un soutien matériel précieux.
4. Les fondements culturels et moraux de l'action d'Adriano Olivetti
Le personnalisme d’A. Olivetti est fondé sur une conviction ferme. Le travail, seul, a permis de transformer le monde, affirme Adriano. Voilà pourquoi le travailleur compte autant pour l’entrepreneur italien et voilà pourquoi aussi il veut agir pour débarrasser ce dernier de toute forme d’aliénation. Le marxisme et les mouvements sociaux d’inspiration chrétienne ont tous deux dénoncé l’incapacité du libéralisme à faire advenir un ordre social juste et humain, enfin débarrassé d’un pouvoir économique incontrôlable. Le marxisme ne convainc pas A. Olivetti. L’expérience communiste a montré que, sous prétexte d’émancipation, l’Etat peut agir en sens inverse et tenter de contrôler étroitement tous les pans de la vie sociale et personnelle. Les pays démocratiques ne constituent pas pour leur part un contrepoint complètement idéal. Les attentes et les besoins du peuple sont peu et mal pris en compte par " des partis vieillis et fatigués, dont la vitalité en matière de proposition s’est de plus en plus affaiblie ", des partis " qui, d’une certaine façon, ont trahi les idéaux mêmes qui les avaient enfantés ". En proposant un tel diagnostic, A. Olivetti n’est pas éloigné des thèses de J. Maritain qui, en 1947, affirme que " l’expression de sa volonté [celle du peuple] est une mystification car ses organisateurs, ses médiateurs – les partis – ont perdu le contact avec le peuple ". Il faut revoir la manière dont agissent les partis politiques. Pour A. Olivetti, l’affaire est entendue. La politique aura recouvré sa dignité le jour où l’action de l’État ne sera plus le produit de l’action et des interactions entre partis mais l’expression directe de la société.
Quelle est la solution ? Dans ses ouvrages, A. Olivetti propose la voie communautaire. La communauté est le moyen d’enraciner le politique dans le terrain de la vie quotidienne, quel que soit le niveau (local, régional, fédéral…). En articulant étroitement les compétences fonctionnelles des uns et des autres dans un maillage territorial, la démocratie pourra voir le jour et les relations entre le centre et les périphéries prendre de nouvelles couleurs. La communauté, explique encore A. Olivetti, est un lieu de vie réelle. Elle est " l’histoire qui se fait chaque jour " au sein de " l’espace où notre vie sociale s’exprime ". Parce qu’elle est bornée dans le temps et dans l’espace, ceux qui l’administrent ne peuvent jamais perdre le contact des réalités. Ils sont plus à même, ce faisant, d’agir pour résoudre les problèmes et pour faire converger les intérêts de tous, au service d’une harmonie solidaire. La communauté doit fonder ce " monde qui naît ", qui doit naître dans l’élan d’une refondation politique grâce à laquelle les institutions gagneront une nouvelle légitimité en respectant deux axiomes élémentaires, celui de l’égalité des droits et celui de la pluralité des vocations et des talents. Dans l’ordre communautaire, poursuit A. Olivetti, la hiérarchie des compétences est fondée sur " le principe éternel de l’égalité fondamentale des hommes ". En assurant par ailleurs l’épanouissement des vocations de chacun, il sera aisé de donner le jour à une " méritocratie " équitable.
Pour parvenir à ses fins, comme Montesquieu, Olivetti en appelle à l’équilibre des pouvoirs. Le travail, la culture et la démocratie politique sont, à ses yeux, les trois piliers qu’il convient d’équilibrer pour garantir les libertés. Aux syndicats de défendre la justice et de batailler pour l’équité, aux forces culturelles le soin d’entretenir les forces créatrices et aux institutions démocratiques le soin d’affirmer sans cesse ce que la bonne politique doit être. A. Olivetti rejette vivement, par ailleurs, les oppositions surannées : liberté/autorité, travail/culture, centralisation/décentralisation, particulier/ universel, théorie/pratique…Tous ces éléments participent en fait, chacun à leur manière, à la politique d’harmonie qu’il s’agit de mettre en oeuvre. A. Olivetti l’affirme en des termes parfois un peu abstraits et ésotériques il est vrai. La souveraineté est " matrice de civilisation ", il faut associer des forces qui transforment et des forces qui stabilisent, etc. Pourtant, l’entrepreneur italien manifeste en permanence la volonté de ne pas verser dans l’utopie. Il veut éviter le " faux réalisme " tout en maintenant ferme néanmoins l’exigence d’une fondation théorique, voire même scientifique, de plans rationnels d’action et d’organisation de la vie sociale.
Conclusion
L’autre originalité d’Olivetti est d’avoir su durer. En dépit de la vente en 1964 de sa division électronique, l’entreprise maintient ses performances. Dans une Italie rongée par une inflation à deux chiffres, la direction continue d’investir massivement dans la recherche, la production et la distribution de nouveaux produits. Entre 1972 et 1976, 100 milliards de lires sont ainsi dépensés à cette fin. Dans le même temps, l’entreprise continue de s’étendre à l’étranger. En 1978, Carlo de Benedetti devient premier actionnaire de l’entreprise. Il fait croître le capital social et de nouveaux produits sont mis sur le marché. Le succès est au rendez-vous. Reste que De Benedetti n’est guère intéressé par la recherche-développement. Il s’emploie rapidement à se défaire de ce secteur pourtant majeur de l’entreprise. C’est le début du déclin. Après moult réaménagements, des coupes sombres sont opérées au sein de la firme, plusieurs milliers d’employés sont licenciés, des dirigeants sont remerciés. En dépit de succès encore ponctuels, dans le domaine informatique notamment comme nous l’avons vu précédemment, la tendance ne va plus s’inverser. C’est que, à rebours de la culture initiale d’Olivetti, De Benedetti vise systématiquement le profit à court terme. Erreurs (tentative de prise de contrôle de la Société Générale de Belgique, OPA sur Telecom Italia …) et scandales (comptes déficitaires) finissent par provoquer le retrait d’Olivetti du marché financier puis sa disparition définitive en 2001.
Bibliographie
Olivetti A. (1945), L' ordine politico delle Comunità, Nuove Edizioni d' lvrea, Ivrea.
Olivetti A. (1952), Società, Stato, Comunità, Ed. Comunità, Milano.
Olivetti A. (1960), La città dell' uomo , Ed. Comunità, Milano.
Olivetti C. (1919), Azione Riformista, n.1, agosto 1919, Milano.
Polanyi K. (1944), The Great Transformation, Rinehart, New York.
Riesman D. (1950), The Lonely Crowd, Yale University Press, New Haven.
Röpke W. (1948), Die Gesellscaftskrisis der Gegenwart, Rentsch, Zurich.
Scheler M. (1928), Die Stellung den Menschen in Kosmas, Francke, Bern.
Spinelli A. (1988), La goccia e la roccia, Il Mulino, Balogna.
Tocqueville A.C. (1835), De la démocratie en Amérique, Paris.
Toynbee A. (1946), A Study of History, Oxford University Press, London.
Von Foerster H. (1981), Observing Systems, Intersystem Publication, Seaside.
Weil S. (1951), La condition ouvrière, Gallimard, Paris.
Présentation de l'auteur
Francesco Novara (1923 - 2009 ) était un psychologue italien .
Après des études de médecine, il a suivi un cours de spécialisation en psychologie à l' Université de Turin, puis a commencé à travailler comme psychologue dans les centres de médecine du travail .
A partir de 1955, il commence sa collaboration avec le centre de psychologie Olivetti fondé par Cesare Musatti, le père de la psychologie de l'œuvre italienne, et est devenu son directeur depuis 1974 .
Expert dans les questions de stress managérial, il a réalisé de multiples activités de conseil et d'assistance pour des entreprises et des organisations dans le domaine de l'organisation du travail. Parallèlement à son activité professionnelle, il a complété son activité académique avec des cours et des masters dans différentes universités italiennes et françaises.
En 1998, il a reçu un diplôme honorifique en psychologie de l' Université de Bologne .
En savoir plus
Notes de bas de pages
(2). Le 3 mai 1957, T.Watson rédige une lettre enthousiaste à Adriano après sa visite de l’usine de Pozzuoli. " Je suis vraiment plein d’admiration pour votre travail, y note-t-il, et pour celui de vos collaborateurs.Vous donnez l’exemple à l’industrie italienne et à celle du monde entier. Maintenant, je rentre plein d’idées en tête grâce à notre rencontre d’hier ".
(3). Parmi les auteurs traduits et publiés par les edizioni di comunità, on peut citer pèle-mêle E. Durkheim, M.Weber, G. Simmel, T. Veblen, G. Gurvitch, F. Taylor, G. Friedmann, L. Mumford, E. Goffman, C. Jung, H. Arendt, J. Habermas, J. Rawls, S.Weil, E. Mounier, F. Fanon, J.K. Galbraith, J. Maritain, H. Bergson, J.-P. Sartre, S. Kierkegaard... Même non exhaustive, la liste est – on en conviendra – particulièrement impressionnante.