Le Temps des Valeurs

4.83 B Théorie du Lotissement et Ethique de la Responsabilité par Loïck Roche


Un projet politique

Où l’on comprend que la théorie du lotissement ne demande pas à être plus fort que l’autre, mais plus fort que soi.
Où l’on voit, comme l’on doit inculquer les valeurs de la République, que la théorie du lotissement devrait être enseignée dans les écoles.
Où l’on déduit que la théorie du lotissement, parce qu’elle promeut en lieu et place de la guerre économique, la paix économique, en lieu et place des rapports de force, la force des rapports, dessine un vrai projet de société nouvelle. 


La théorie du lotissement exige que l’on s’approprie une nouvelle éthique. Une nouvelle éthique de responsabilité. Responsabilité dans la capacité à assumer tous les résultats de ses actions, responsabilité dans la relation aux autres maisons au sein d’un même lotissement. Une nouvelle éthique qui doit être à l’origine à ce que Kant appelait " l’alliance de paix ".
Pour réussir ce qui fait dépassement au simple contrat de paix entre chacune de nos maisons (qui induit une notion de contrainte par la loi), il nous faut réussir, comme nous y enjoignait Nietzsche, à penser contre nous, contre nos propres convictions, contre nos propres peurs, contre nos propres égoïsmes, contre, justement, ce que nous avons appelé notre état de nature, mais aussi contre notre culture, notre éducation, les valeurs morales et la conscience politique dont on hérite. Tout ce " bric-à-brac " que dénonçait Laborit. Abandonner, pour illustration, dans nos discours, la facilité certes efficace des métaphores, le vocabulaire si présent que dénonçait déjà Bruno Jarrosson (100 ans de management) où stratégie et art de la guerre se confondent. Où, aux assauts de la concurrence, répondent task force, mobilisation des troupes, reconquête de marchés, suivi des opérations.

Faire que les jeunes générations, surtout, abandonnent cette illusion portée par les anciennes générations de vouloir réinventer le monde comme on voudrait réinventer la poudre – là encore une métaphore. 

" Est-ce que le monde à venir de 2084 ressentira le besoin de détruire le nôtre pour exister ? " s’interroge Boualem Sansal (2084. La fin du monde). Faire que les jeunes générations comprennent ce que veut dire l’intérêt général, faire qu’elles s’approprient les valeurs de la République.

L'importance de l'éducation
Trop de politiques sont perdus et risquent de nous perdre. Comme la vie serait belle, bien sûr, si tous nous nous respections. Si incivilités, petites et grandes délinquances n'existaient plus. Si l’engagement, le courage, la tolérance, l’ouverture aux autres – ce qu’on appelle le bien vivre ensemble – étaient réalité. La théorie du lotissement, elle, ne fait pas abstraction des résistances en nous et en dehors de nous.

Si les politiques s’accordent aujourd'hui sur l’importance de l’éducation (il faudrait d’ailleurs préférer le terme d’enseignement) – les attentats contre la France et la liberté en 2015 ayant rappelé chacun au terrible principe de réalité –, tous ne s'accordent pourtant pas sur ce qui devrait faire évidence parce que frappé au coin du bon sens.
Le bon sens, c’est comprendre que des notions aussi importantes que le respect de l’autre – colonne vertébrale de la théorie du lotissement –, si elles ne sont pas inculquées et intégrées dès la petite enfance au sein même de la famille, ne seront que très rarement partagées par la suite. D'où le plaidoyer de Laborit, ses mises en garde contre la part d’ombre qui est en nous, une part hélas souvent encouragée par la société.
C’est là toute la différence qu’il convient de faire entre éducation et enseignement. L’éducation, dont l’objet notamment est de partager pour les intégrer les premières règles du bien-vivre ensemble, est de la responsabilité des parents. L’enseignement, lui, est de la responsabilité de l’école. Le ministère de l’Éducation nationale – il faudrait lui préférer le terme de ministère de l’Enseignement national – n’est pas seulement une mauvaise appellation, c’est aussi une déresponsabilisation implicite du rôle de la famille.
Le bon sens (et bien que je tienne l’enseignement, et naturellement l’enseignement supérieur, pour ce qu’il y a de plus haut ; parce qu’il participe à construire une personne, parce qu’il constitue l’un des meilleurs atouts de la France dans le monde ; parce qu’il pose les fondements sur lesquels pourront être bâties les entreprises, les 58 organisations, les partis, la famille, la société de demain), c’est donc comprendre que l’enseignement ne peut pas tout.

Pour autant, on peut faire mieux. Beaucoup mieux. À une condition : faire simple. Ne pas perdre de vue l’essentiel. Tout mettre en œuvre pour que les nouvelles générations fassent leurs ces mots d’Albert Camus prononcés le 10 décembre 1957, lors de son discours pour la réception du prix Nobel de littérature : " empêcher que le monde se défasse. " Faire que plus rien de grave n’arrive, pour reprendre les mots de Karl Popper. En toute fin, privilégier ce que nous appelons l’intérêt général. Cela est vrai des organisations, des entreprises, des partis, de la famille.
 

Promouvoir un état de paix économique
Dans nos relations de voisinage, nous devons renoncer aux plaisirs bon marché, parce que copies-collés de notre état de nature que sont nos anciens paradigmes, nos anciennes croyances, nos anciennes postures. Oui, nous devons préférer le risque du pas de côté.

Réussir à promouvoir – comme nous y encouragent les travaux de la chaire Mindfulness, bien-être au travail et paix économique (Grenoble École de Management) – en lieu et place d’une éducation à la guerre économique, une éducation à la paix économique. Cette éducation, qui ne va pas de soi dès lors qu’elle met à bas nos préjugés, s’articule me semble-t-il autour de trois axes.

Le premier axe concerne le travail sur soi. N’avoir de cesse pour nous, plus encore pour les générations à-venir, et comme le recommandait Nietzsche de " vouloir [se] construire, retrouver l’innocence du devenir en excluant les fins " (La Volonté de Puissance). Car si les résultats sont essentiels aujourd'hui, c’est le chemin parcouru, le travail pour les atteindre qui importe. N’avoir de cesse de toujours vouloir progresser plutôt que vouloir engranger. C’est parce que nous apprendrons à être en paix avec nous-mêmes que nous pourrons demain, dans les entreprises, dans les organisations, dans les partis politiques, dans la famille, au sein de chacun de nos lotissements, aborder la relation aux autres maisons avec la volonté de co-construire sans crainte d’être dépossédés, voire de disparaître. Sans risque de nous mettre en péril 59 par des mécanismes de défense dont la partie visible de l’iceberg est la souffrance infligée aux autres : ce faire-souffrir, volonté d’une puissance pervertie, volonté du néant. De l’importance dès lors, pour chacun d’entre nous, d’apprendre à se connaître. Toucher du doigt, à commencer par-là, que nous ne sommes " pas maîtres dans notre propre demeure " (Freud) – que l’inconscient, nous l’expérimentons chaque jour, peut surgir et trahir en nous pour mettre à jour un autre visage, révéler une autre réalité.

" Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, explique Laborit, dans Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais, la façon dont ils l’utilisent, et tant qu’on n’aura pas dit que jusqu'ici, ça toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change. "

Un travail sur soi qui veut dire aussi apprendre à se connaître. Apprendre, comme nous y encourage Kant (Critique de la faculté de juger), à penser par soi-même, dans le respect de la pensée des autres, en accord avec soi-même
 

La lecture de Thérèse
Un des meilleurs ouvrages sur le thème du devenir soi, est certainement Thérèse Desqueyroux de François Mauriac. Mauvais souvenir pour beaucoup, car ouvrage au programme du collège – ce qui à mon sens est d’ailleurs trop tôt pour le comprendre. Là aussi, pas de façon intellectuelle, ce qui ne sert à rien, mais physiquement, de façon émotionnelle.

Thérèse, accusée à raison d’avoir voulu tuer son mari, et innocentée par le jury d’Assises – son mari, pour sauver les apparences, ne pas avoir à affronter le scandale, le qu’en-dira-t-on, l’ayant disculpée. Thérèse, qui vit à Argelouse " un de ces lieux desquels il est impossible d’avancer ", et tombe sous l’influence de Jean Azévédo et de son discours libérateur : " Ici, toutes les voitures sont à la voie, c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes nos pensées sont à la voie. […] Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu'à la mort […] Regardez cette immense et uniforme surface du gel où toutes les âmes sont prises. "
Jean Azévédo qui lui décrit un " royaume dont la loi eût été de devenir 60 soi-même ". Devenir soi, " quitter un monde où rien n’est vivant ", " refuser de jeter l’ancre dans ce sable ", quand " chaque minute doit apporter sa joie, une joie différente de toutes celles qui l’ont précédée ".
Thérèse Desqueyroux est un ouvrage qui nous enrichit " d’un capital de sensations, de rêves ". Libre alors à chacun d’accueillir ses émotions et choisir de devenir soi. Mais libre aussi à chacun de les étouffer et préférer " la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de SaintClair ".
Devenir soi, parce qu’il " n’existe pas une pire déchéance que celle de se renier "
 

Choisir de devenir soi
Réussir alors, par ce travail sur soi, cette connaissance intime de ce qu’on est, comme l’expliquait Deleuze dans son cours sur Leibniz, " à augmenter la région éclairée qui revient à chacun d’entre nous ". Oui, chacun de nous peut progresser, " peut gagner en éclaircissement, approfondir sa région éclairée ". C’est cela, poursuit Deleuze, le fondement qui va permettre de développer de vraies valeurs : être capable d’augmenter la région éclairée de son âme, de sa maison, car alors on éclaire aussi les autres régions éclairées, les autres maisons des hommes et des femmes avec qui nous travaillons, avec qui nous sommes en relation parce que concernés sur les mêmes choses, parce que réunis au sein d’un même lotissement.
Et cela ne peut se faire que par le travail, l’accès à sa propre connaissance. Et sûrement pas par la destruction de l’autre. Dès lors, c’est vouloir répondre à la question de Leibniz, préférer la difficile remise en cause à la fausse facilité du statu quo. C’est accepter, comme a pu le dire Bachelard, d’aller " du côté où l’on pense le plus ". Accéder aux portes de l’épistémologie. À entendre, comme le voulait déjà Bachelard, l’expérience d’une pensée vivante. Une pensée au travail qui, désormais, va accompagner chacun de nous tout au long des événements inattendus de notre activité professionnelle et personnelle quotidienne. 
 

Exercer un travail vivant
Le deuxième axe concerne les organisations. La relation qu’entretiennent les hommes et les femmes à leur hiérarchie. Relation à l’autre, aux autres, qui passe là encore par le travail. Un travail dont 61 nous ne sommes plus l’unique sujet. On travaille avec, on travaille pour. Pour soi, pour sa maison, mais aussi pour l’autre, pour la maison de l’autre. C’est un travail vivant, un travail qui fait sens. Un travail, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt, qui " permet à chacun d’ajouter quelque chose de soi au monde commun " (Les origines du totalitarisme).

C’est donc bien parce que j’exerce ce que j’appelle un travail vivant, que je peux supporter l’isolement consubstantiel (à des degrés certes divers) du travail. C’est bien parce que je m’inscris dans le devenir commun du lotissement que je peux supporter la solitude, travailler sans relâche, consentir aux efforts que requiert l’édification de ma propre maison. Si mon travail ne fait pas sens, seul " demeure [alors] le pur effort du travail, autrement dit, poursuit Hannah Arendt, l’effort pour se maintenir en vie. Le rapport au monde comme création humaine, ajoute-t-elle, est brisé " (Les origines du totalitarisme).
L’isolement alors devient désolation. Comme le montre très bien François Hubault, ergonome, dans Risques psychosociaux : quelle réalité, quels enjeux pour le travail ? Isolé, je ne suis plus relié à rien. Je peux vouloir me suicider. Je peux devenir le jouet des extrêmes. " Préparation des bourreaux et des victimes, logique du pire, des bombes, des attentats, pour langage " – logique des votes extrêmes qui ne prospèrent jamais que sur la désolation, le désespoir. Cette " expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme ".

Si nous voulons éviter que nos enfants demain ne se radicalisent, ne succombent aux tentations des extrêmes, nous devons retisser du sens commun à l’intérieur de nos différents lotissements. Tous nos efforts doivent converger pour permettre à chacun d’exercer un travail vivant, premier et plus sûr rempart à la désolation et folie des hommes.

Or, et là aussi, cela ne va pas de soi. L’état de nature, toujours. " L’humain, écrit Boualem Sansal, n’a pas la capacité d’agir sur le long terme. S’inscrire dans le court terme est devenu notre seule façon de vivre et d'agir " (2084. La fin du monde). Pour Kojève (Introduction à la lecture de Hegel) : " [On] ne peut travailler pour le Maître [à entendre pour nous : la maison du voisin] c'est-à-dire pour un autre que [soi], qu’en refoulant ses propres désirs. [On se] transcende donc en travaillant ; ou, si l’on préfère, [on s’] " éduque ", [on] " cultive ", [on] " sublime " [nos] instincts en les refoulant. " Le travail pour sa propre maison, pour la maison du voisin, pour la performance et le bien-être des lotissements dans lesquels je m’inscris, ne doit plus être vu comme une succession d’à-coups, il doit devenir ce que Deleuze appelle un " acte qui a sa fin en lui-même c’est-à-dire [un] acte parfait ou achevé […], un acte doué de permanence " (Cours sur Leibniz). Comme pour Picasso, écrit Joyce Mc Dougall, faire comprendre que seul compte le travail en devenir (Eros aux mille et un visages).
 

Un centre moteur d'éthique et de responsabilité
Le troisième axe est lié, et nous l’appelons de nos vœux, à une nouvelle vision des relations entre les hommes, dans et entre les organisations, dans et entre les établissements d’enseignement supérieur, dans et entre les entreprises, dans et entre les partis politiques. Une nouvelle vision qui, sans renoncer à rien (à commencer par ce qui ne sera jamais gros mot, la performance collective du lotissement, mais aussi la performance individuelle de ma propre maison), devra prendre appui sur ce que Gianfranco Dioguardi dans son Dossier Diderot appelle un centre moteur de culture – ce que nous, nous avons appelé la référence culturelle. Mieux, c’est du moins ce que nous ambitionnons, un centre moteur d’éthique de responsabilité.

Qu’est-ce que cela veut dire pour les entreprises, pour les organisations, pour chacune des maisons d’un lotissement, devenir un centre moteur d’éthique de responsabilité ? Cela veut dire des entreprises, des organisations, des partis, des maisons, des lotissements capables de créer un milieu adapté aux comportements éthiques et à leur diffusion. Chaque maison, chaque lotissement, doit retrouver ce que Dioguardi appelle sa propre intelligence, c’est-à-dire la faculté et la capacité de faire comprendre rapidement aux hommes et aux femmes non seulement " ce qu’ils font, ce qu’ils doivent faire et dans quel cadre, mais aussi la réalité dont ils sont les acteurs, le contexte dans lequel ils agissent et qui les conditionne et les stimule […], la mémoire des faits qui ont concouru à créer ces mêmes milieux. "

Alors peut-être, parce que nous aurons réussi à transvaluer nos anciennes valeurs (pour leur préférer des valeurs d’engagement, de responsabilité, de bienveillance, d’ouverture aux autres, mais aussi des valeurs d’altruisme et d’empathie, qui ne sont jamais que les valeurs de la République, et donc de notre intérêt général à tous) ; parce que nous aurons transformé des lignes de mort en lignes de vie ; parce que nous aurons su répondre aux exigences et à la compréhension du temps présent, cet ici et maintenant impératifs à Kant, Hegel, Foucault ; pourrons-nous réussir, par l’éducation à la paix économique, à faire de chaque maison, de chaque lotissement, des centres moteurs d’éthique.

Autrement dit, et comme nous y encourage Dioguardi, dans une visée où seul prévaut l’intérêt général – c’est-à-dire ce qui fait ciment à la Nation – de vrais lieux citoyens, capables d’évoluer en même temps que l’éthique, dans l’éthique. La théorie du lotissement est une théorie exigeante. Elle fait front et rempart à la bêtise. Elle est le garde-fou de nos absences, de nos comportements humains, trop humains. Elle nous préserve des plaisirs bon marché, des leurres des intérêts lorsque ceux-ci sont trop particuliers.

La théorie du lotissement dessine une nouvelle alliance de paix.
La théorie du lotissement préférera toujours L’Odyssée – et cette idée qui veut que nous soyons tous embarqués – et dont le premier mot, comme le note Yves Chevrel, spécialiste en littérature comparée, est " l’homme ", à L’Iliade – où comme Achille, en cas de désaccord, nous pouvions nous retirer sous notre tente – et dont le premier mot est " la colère ".
La théorie du lotissement demande de réussir à nous éveiller spirituellement. Agir, comme le veut Kant, non pas conformément au devoir, mais par devoir. La théorie du lotissement doit devenir une pratique, une joie. Elle fait adhésion du cœur et de l’esprit. C’est une totalité, pour emprunter au vocabulaire de Bergson. Un destin, un oui total à une réalité totale pour reprendre un mot de Camus.

Clé de voûte du bien-vivre ensemble, la théorie du lotissement instruit un nouvel ordre : il existe entre nos maisons à tous, une parenté commune, un bien commun inaliénable, un vouloir-vivre vertueux ancré dans le lien à l’autre maison.
 

Présentation de l'auteur

Loïck Roche, ESSEC, Dr en psychologie, Dr en philosophie, HDR en sciences de gestion, AMP Harvard Business School. Dean et Directeur général de GEM, président du Chapitre des grandes écoles de management (élu en 2014, réélu en 2016). Spécialiste du leadership & du management. Conférencier, auteur ou coauteur de 30 ouvrages et essais. À l’origine en France, avec John Sadowsky, du concept de Slow Management. Créateur de La Théorie du Lotissement (PUG - 2016)

https://fr.linkedin.com/in/loickroche
 

Référence


La théorie du lotissement : ambition & signature du bien vivre-ensemble


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