Résumé
Comment expliquer la lenteur du passage à l’action face au défi climatique alors qu’il y a un certain consensus à considérer que l’urgence est extrême, alors que nous disposons des connaissances, des outils et des capitaux pour relever ce défi et que les institutions au niveau mondial et européen ont enclenché des politiques d’incitation et d’injonctions vigoureuses. L’hypothèse que nous développons dans cet article est que cela est lié à la croissance continue que nos économies occidentales ont connu depuis le début du siècle des lumières. Cette dynamique a généré un fantasme de toute puissance à laquelle il est difficile de renoncer. Cet imaginaire prométhéen semble aujourd’hui arrivé à sa fin. Il a déjà commencé à s’ouvrir à d’autres possibles. Mais l’urgence climatique nécessite d’aller plus vite. Cela ne sera possible que lorsque nous prendrons collectivement conscience de la vulnérabilité de la planète.
Summary:
How can we explain the slow pace of action on the climate challenge, when there is a certain consensus that the urgency is extreme, when we have the knowledge, tools and capital to meet the challenge, and when institutions at global and European level have set in motion vigorous policies of incentives and injunctions? The hypothesis we develop in this article is that this is linked to the continuous growth our Western economies have experienced since the beginning of the Enlightenment. This dynamic has generated a fantasy of omnipotence that is difficult to renounce. This Promethean fantasy now seems to be coming to an end. It has already begun to open up to other possibilities. But the climate emergency requires us to move faster. This will only be possible if we collectively become aware of the planet's vulnerability.
Summary:
How can we explain the slow pace of action on the climate challenge, when there is a certain consensus that the urgency is extreme, when we have the knowledge, tools and capital to meet the challenge, and when institutions at global and European level have set in motion vigorous policies of incentives and injunctions? The hypothesis we develop in this article is that this is linked to the continuous growth our Western economies have experienced since the beginning of the Enlightenment. This dynamic has generated a fantasy of omnipotence that is difficult to renounce. This Promethean fantasy now seems to be coming to an end. It has already begun to open up to other possibilities. But the climate emergency requires us to move faster. This will only be possible if we collectively become aware of the planet's vulnerability.
Quand l'imaginaire prométhéen rencontre la catastrophe climatique...
L’actualité climatique nous a ramené très brutalement au réel à travers des phénomènes météorologiques de grande ampleur : pics répétés de température à plus de 40°, incendies ravageurs, sècheresses prolongées, pluies torrentielles et inondations, montagnes en voie d’éboulement, maisons fissurées, récoltes désastreuses, migration des populations, etc.
Ce ne sont plus seulement les nombreux travaux scientifiques qui attestent de la réalité du phénomène du réchauffement climatique, ce sont les faits eux-mêmes.
Pourtant face à ces événements, des études (2022, 2023) ont montré qu’il existe encore près de 37 % de la population française qui reste climatosceptique tandis que le gouvernement et certains groupes politiques sont perçus comme relativement nonchalants face à l’urgence climatique. En 2020 et 2021, l’État français a été deux fois condamné par la justice pour inaction climatique. Dans son jugement d’octobre 2021, le tribunal confirme ce manque de vigilance en rappelant que pour la période 2015-2018 le budget carbone a dépassé de 62 millions de tonnes le volume de dioxyde de carbone autorisé. Il a ordonné au gouvernement de prendre toutes les mesures utiles pour réparer le préjudice découlant de ces émissions non compensées. Déjà en septembre 2019 le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, déclarait que « l’urgence climatique est une course que nous sommes en train de perdre, mais c’est une course que l’on peut encore gagner ».
La déconnexion entre cette réalité et la réaction de certains groupes sociaux et politiques est profondément troublante. Comment pouvons-nous l’expliquer alors que nous disposons des connaissances, des outils et des capitaux pour relever ce défi et que les institutions au niveau mondial et européen ont enclenché des politiques d’incitation et d’injonctions vigoureuses ? Comment expliquer cette lenteur à passer à l’action alors qu’il y a un certain consensus à considérer que l’urgence est extrême. Comment expliquer « cette banalisation du mal » pour reprendre dans un autre usage le terme d’Hanna Arendt (1997) ?
Un article diffusé par l’Université de Cambridge (2020) a identifié 12 excuses qui pourraient expliquer les difficultés du passage à l’action. On peut les résumer ainsi :
1. On n’y arrivera jamais : alors à quoi bon commencer ?
2. Les mesures contre le réchauffement sont tellement contraires à notre manière de vivre qu’elles ne seront jamais possibles dans une démocratie.
3. De toute façon, c’est trop tard, la catastrophe est déjà écrite. Nous devons accepter notre sort.
4. Ce n’est pas moi, c’est l’autre : certains pays polluent tellement qu’il ne sert à rien de commencer.
5. Les individus et les consommateurs sont les responsables principaux et doivent agir en priorité, mais ils ne s’y mettront jamais collectivement.
6. Réduire nos émissions nous affaiblira par rapport à ceux qui ne le font pas, et ils en profiteront pour gagner contre nous.
7. Nous devons concentrer nos efforts sur les technologies, qui devraient apporter des solutions au réchauffement climatique.
8. Nous sommes à la pointe du combat contre le réchauffement climatique, nous avons voté des cibles ambitieuses et déclaré l’état d'urgence.
9. Les technologies sont de plus en plus efficaces et font donc partie des solutions pour un futur bas carbone.
10. La société n’acceptera que des mesures positives et incitatives, il faut éviter les contraintes et restrictions.
11. Les combustibles fossiles sont nécessaires au développement des pays pauvres et y renoncer les condamnera à la misère.
12. Les coûts de l’action climatique porteront largement sur les plus pauvres, qui vont s’opposer à cette injustice.
Ces 12 « bonnes raisons », dont certaines relèvent à l’évidence d’une relative mauvaise foi, visent à minimiser l’ampleur du problème et à retarder la prise de conscience. Elles présentent tous les signes de ce qu’en psychologie clinique on appelle des « résistances ».
C’est un concept emprunté à la psychanalyse qui peut être fort utile pour comprendre cette « apathie » qui semble atteindre une partie du corps social et en particulier certains décideurs qu’ils soient politiques ou économiques. Freud les définit de deux façons : d’abord comme une « entrave au travail analytique », c’est-à-dire comme un empêchement à la prise de conscience et ensuite comme « une attitude d’opposition des désirs inconscients qui infligeraient à l’homme une "vexation psychologique" » (Laplanche et Pontalis, 2007).
Les résistances ont essentiellement une fonction d’évitement, d’une part en retardant la prise de conscience, voire en la rendant impossible et d’autre part en mettant à distance des affects qui pourraient être dérangeants. Pour simplifier, elles permettent de conserver une certaine image de soi et une certaine image du monde en « anesthésiant » la souffrance qui pourrait y être associé. Un autre psychanalyste, Denis Vasse (1998), nous donne quelques indications de plus en expliquant que la souffrance vient toujours d’un écart entre l’imaginaire que les sujets se sont construits et le réel. Lacan (1966) était encore plus précis en disant que « Le réel, c’est ce qui fait mal, c’est l’impensable ».
Ce ne sont plus seulement les nombreux travaux scientifiques qui attestent de la réalité du phénomène du réchauffement climatique, ce sont les faits eux-mêmes.
Pourtant face à ces événements, des études (2022, 2023) ont montré qu’il existe encore près de 37 % de la population française qui reste climatosceptique tandis que le gouvernement et certains groupes politiques sont perçus comme relativement nonchalants face à l’urgence climatique. En 2020 et 2021, l’État français a été deux fois condamné par la justice pour inaction climatique. Dans son jugement d’octobre 2021, le tribunal confirme ce manque de vigilance en rappelant que pour la période 2015-2018 le budget carbone a dépassé de 62 millions de tonnes le volume de dioxyde de carbone autorisé. Il a ordonné au gouvernement de prendre toutes les mesures utiles pour réparer le préjudice découlant de ces émissions non compensées. Déjà en septembre 2019 le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, déclarait que « l’urgence climatique est une course que nous sommes en train de perdre, mais c’est une course que l’on peut encore gagner ».
La déconnexion entre cette réalité et la réaction de certains groupes sociaux et politiques est profondément troublante. Comment pouvons-nous l’expliquer alors que nous disposons des connaissances, des outils et des capitaux pour relever ce défi et que les institutions au niveau mondial et européen ont enclenché des politiques d’incitation et d’injonctions vigoureuses ? Comment expliquer cette lenteur à passer à l’action alors qu’il y a un certain consensus à considérer que l’urgence est extrême. Comment expliquer « cette banalisation du mal » pour reprendre dans un autre usage le terme d’Hanna Arendt (1997) ?
Un article diffusé par l’Université de Cambridge (2020) a identifié 12 excuses qui pourraient expliquer les difficultés du passage à l’action. On peut les résumer ainsi :
1. On n’y arrivera jamais : alors à quoi bon commencer ?
2. Les mesures contre le réchauffement sont tellement contraires à notre manière de vivre qu’elles ne seront jamais possibles dans une démocratie.
3. De toute façon, c’est trop tard, la catastrophe est déjà écrite. Nous devons accepter notre sort.
4. Ce n’est pas moi, c’est l’autre : certains pays polluent tellement qu’il ne sert à rien de commencer.
5. Les individus et les consommateurs sont les responsables principaux et doivent agir en priorité, mais ils ne s’y mettront jamais collectivement.
6. Réduire nos émissions nous affaiblira par rapport à ceux qui ne le font pas, et ils en profiteront pour gagner contre nous.
7. Nous devons concentrer nos efforts sur les technologies, qui devraient apporter des solutions au réchauffement climatique.
8. Nous sommes à la pointe du combat contre le réchauffement climatique, nous avons voté des cibles ambitieuses et déclaré l’état d'urgence.
9. Les technologies sont de plus en plus efficaces et font donc partie des solutions pour un futur bas carbone.
10. La société n’acceptera que des mesures positives et incitatives, il faut éviter les contraintes et restrictions.
11. Les combustibles fossiles sont nécessaires au développement des pays pauvres et y renoncer les condamnera à la misère.
12. Les coûts de l’action climatique porteront largement sur les plus pauvres, qui vont s’opposer à cette injustice.
Ces 12 « bonnes raisons », dont certaines relèvent à l’évidence d’une relative mauvaise foi, visent à minimiser l’ampleur du problème et à retarder la prise de conscience. Elles présentent tous les signes de ce qu’en psychologie clinique on appelle des « résistances ».
C’est un concept emprunté à la psychanalyse qui peut être fort utile pour comprendre cette « apathie » qui semble atteindre une partie du corps social et en particulier certains décideurs qu’ils soient politiques ou économiques. Freud les définit de deux façons : d’abord comme une « entrave au travail analytique », c’est-à-dire comme un empêchement à la prise de conscience et ensuite comme « une attitude d’opposition des désirs inconscients qui infligeraient à l’homme une "vexation psychologique" » (Laplanche et Pontalis, 2007).
Les résistances ont essentiellement une fonction d’évitement, d’une part en retardant la prise de conscience, voire en la rendant impossible et d’autre part en mettant à distance des affects qui pourraient être dérangeants. Pour simplifier, elles permettent de conserver une certaine image de soi et une certaine image du monde en « anesthésiant » la souffrance qui pourrait y être associé. Un autre psychanalyste, Denis Vasse (1998), nous donne quelques indications de plus en expliquant que la souffrance vient toujours d’un écart entre l’imaginaire que les sujets se sont construits et le réel. Lacan (1966) était encore plus précis en disant que « Le réel, c’est ce qui fait mal, c’est l’impensable ».
En déniant l’effet climatique, que cherchons-nous à éviter ?
Les recherches menées par Diego Landivar, Alexandre Monnin et Emmanuel Bonnet (2021) nous donnent quelques indices en évoquant « l’effroi » qu’ils ont constaté chez certains dirigeants interviewés quand ceux-ci se sont rendu compte que le nouveau monde dans lequel nous entrons, pouvait les emmener à « renoncer » à certaines activités considérées comme le cœur de leurs modèles d’affaires ».
Cette notion « d’effroi » est intéressante à reprendre car elle présente des analogies avec celle que l’analysant peut rencontrer dans son expérience en commençant par éviter lui aussi certains affects considérés comme inassimilables.
La difficulté à prendre au sérieux le drame climatique qui se joue à notre époque pourrait donc se relier à une expérience de terreur qui serait comme indicible. Et cette terreur serait en lien direct avec quelque chose de l’ordre d’une perte d’un objet auquel on tiendrait…
Quelle est donc cet « objet » que nous risquerions de perdre ? Plutôt que de parler d’objets concrets, on peut poser l’hypothèse avec la psychanalyse, qu’il s’agirait de renoncer à un imaginaire collectif qui nous aurait porté jusqu’à ce jour, imaginaire qui fonctionnerait comme un ventre « contenant » (Bleger, 1981). Perdre un imaginaire, c’est donc perdre l’enveloppe qui nous contient (Anzieu,2001). On comprend que cela puisse être vécu comme une expérience particulièrement vertigineuse car dans cette histoire l’Homme a l’impression que « le sol se dérobe sous ses pieds » (Latour, 2017). Selon Charles Melman (2005) il devient « sans gravité ».
L’imaginaire en psychanalyse peut être défini comme un ensemble de représentations inconscientes qui conditionnent nos perceptions et nos interactions avec le monde. Il est hors de la conscience et du langage ordinaire. C’est pourquoi il agit à l’insu du sujet. Il n’a pas seulement une dimension individuelle, mais aussi collective.
L’imaginaire se construit à travers les expériences de l’histoire personnelle et collective. Edgar Morin (1973) utilise un autre terme, mais qui a d’une certaine façon une grande proximité, en parlant de « paradigme », en rappelant que celui-ci « prescrit et proscrit ». C’est-à-dire qu’il nous ordonne de penser d’une certaine façon et nous interdit de penser d’une autre. Il constitue ce que Kaës (2016) appelle « un code encodeur » de notre psychisme individuel et groupal. Cela signifie plus simplement que lorsque nous pensons, nous ressentons, nous nous comportons, nous le faisons sous l’emprise d’un imaginaire ( qui plus est inconscient).
Pour comprendre le déni climatique, il faut revenir sur l’histoire des sociétés occidentales depuis le siècle des Lumières. Cette période a permis de sortir des superstitions inquiètes qui caractérisaient la relation au monde des individus jusqu’au moyen âge. Elle va accorder à la raison et à la science une place déterminante qui va ouvrir la voie de la révolution industrielle et des innovations technologiques du 20e siècle. Les concepts de libre-échange et de capitalisme, portés par des penseurs tels qu’Adam Smith, vont favoriser la création d’un système industriel globalisé. Ce mouvement a entraîné une augmentation considérable de la richesse, créant des emplois, renforçant la classe moyenne, générant ainsi la consommation de masse.
Cette croissance continue a pu faire croire que les Hommes étaient tout puissants sans s’apercevoir qu’elle s’accompagnait non seulement des inégalités sociales mais aussi des externalités écologiques qui aujourd’hui sont en train de mettre la planète définitivement en danger. Elle a été alimentée à la fois par la confiance quasi religieuse dans les progrès de la science et de la technologie, par l’hubris d’un capitalisme actionnarial de plus en plus financiarisé et par l’amélioration des conditions de vie. Euphorisée par cette dynamique globalement positive et prolongée dans le temps, l’humanité occidentale s’est installée dans un imaginaire que le mythe de Prométhée symbolise bien à lui tout seul.
Prométhée, est un Titan qui s’est opposé au dieu Zeus qui refusait de donner aux hommes le pouvoir de subvenir à leurs besoins. Il lui déroba le feu pour le donner aux humains, leur permettant ainsi d'évoluer et de progresser. Par ce geste Prométhée apparaît comme un libérateur. Il reprend à Dieu un pouvoir qu’il possédait : le pouvoir de transformer le monde qui jusqu’à présent était l’exclusivité des dieux. Zeus punira très sévèrement ce geste rebelle en l'enchaînant à une montagne où un aigle venait chaque jour dévorer son foie, qui se régénérait la nuit, ce qui prolongeait ses souffrances.
Ce qui se joue à travers ce mythe, c’est l’émancipation de l’humanité des influences superstitieuses qui la dominaient jusqu’à la fin du moyen âge. Prenant conscience du pouvoir de la raison, elle va, avec méthode, mettre les forces de la nature à son service et en la dominant se croire d’une certaine façon à l’égale des dieux. Mais, tout comme Prométhée, la société industrielle commence à payer un lourd tribut sous forme de pollution, de dégradation environnementale et de divers maux sociaux engendrés par l'industrialisation intensive et sans limites.
Le mythe de Prométhée incarne à la fois la puissance créatrice de la société industrielle et les coûts engendrés par cette conception égocentrique de son développement. Tout comme Prométhée dont le foie se régénère chaque nuit, elle risque de payer un lourd tribut à persister dans cette idolâtrie aveugle de la raison exclusive.
Dans ce contexte, les travaux sur la mythanalyse fondée par Gilbert Durand(2016) sont éclairants pour bien comprendre « ce qui nous arrive » (Halevy,2020 ). Avec l’Anthropocène, on peut poser l’hypothèse que c’est l’imaginaire prométhéen qui nous a soutenu jusqu’à présent qui est en train de se fissurer.
Cette situation n’est pas anodine car elle impacte la conscience collective dans sa profondeur. À travers ce qu’il faut appeler un « choc », ce sont nos croyances et nos idéaux qui sont mis à l’épreuve. On comprend que cela puisse être perçu « comme un effondrement » (Gori, 2020), car c’est une image du monde, à laquelle on est accrochée, qui est en train de disparaître. Cette image, ce n’est pas du cinéma, dans la mesure où elle n’est pas extérieure à notre conscience. La psychanalyse jungienne parlerait d’imago pour marquer sa profondeur en ce sens qu’elle nous structure existentiellement.
Cette notion « d’effroi » est intéressante à reprendre car elle présente des analogies avec celle que l’analysant peut rencontrer dans son expérience en commençant par éviter lui aussi certains affects considérés comme inassimilables.
La difficulté à prendre au sérieux le drame climatique qui se joue à notre époque pourrait donc se relier à une expérience de terreur qui serait comme indicible. Et cette terreur serait en lien direct avec quelque chose de l’ordre d’une perte d’un objet auquel on tiendrait…
Quelle est donc cet « objet » que nous risquerions de perdre ? Plutôt que de parler d’objets concrets, on peut poser l’hypothèse avec la psychanalyse, qu’il s’agirait de renoncer à un imaginaire collectif qui nous aurait porté jusqu’à ce jour, imaginaire qui fonctionnerait comme un ventre « contenant » (Bleger, 1981). Perdre un imaginaire, c’est donc perdre l’enveloppe qui nous contient (Anzieu,2001). On comprend que cela puisse être vécu comme une expérience particulièrement vertigineuse car dans cette histoire l’Homme a l’impression que « le sol se dérobe sous ses pieds » (Latour, 2017). Selon Charles Melman (2005) il devient « sans gravité ».
L’imaginaire en psychanalyse peut être défini comme un ensemble de représentations inconscientes qui conditionnent nos perceptions et nos interactions avec le monde. Il est hors de la conscience et du langage ordinaire. C’est pourquoi il agit à l’insu du sujet. Il n’a pas seulement une dimension individuelle, mais aussi collective.
L’imaginaire se construit à travers les expériences de l’histoire personnelle et collective. Edgar Morin (1973) utilise un autre terme, mais qui a d’une certaine façon une grande proximité, en parlant de « paradigme », en rappelant que celui-ci « prescrit et proscrit ». C’est-à-dire qu’il nous ordonne de penser d’une certaine façon et nous interdit de penser d’une autre. Il constitue ce que Kaës (2016) appelle « un code encodeur » de notre psychisme individuel et groupal. Cela signifie plus simplement que lorsque nous pensons, nous ressentons, nous nous comportons, nous le faisons sous l’emprise d’un imaginaire ( qui plus est inconscient).
Pour comprendre le déni climatique, il faut revenir sur l’histoire des sociétés occidentales depuis le siècle des Lumières. Cette période a permis de sortir des superstitions inquiètes qui caractérisaient la relation au monde des individus jusqu’au moyen âge. Elle va accorder à la raison et à la science une place déterminante qui va ouvrir la voie de la révolution industrielle et des innovations technologiques du 20e siècle. Les concepts de libre-échange et de capitalisme, portés par des penseurs tels qu’Adam Smith, vont favoriser la création d’un système industriel globalisé. Ce mouvement a entraîné une augmentation considérable de la richesse, créant des emplois, renforçant la classe moyenne, générant ainsi la consommation de masse.
Cette croissance continue a pu faire croire que les Hommes étaient tout puissants sans s’apercevoir qu’elle s’accompagnait non seulement des inégalités sociales mais aussi des externalités écologiques qui aujourd’hui sont en train de mettre la planète définitivement en danger. Elle a été alimentée à la fois par la confiance quasi religieuse dans les progrès de la science et de la technologie, par l’hubris d’un capitalisme actionnarial de plus en plus financiarisé et par l’amélioration des conditions de vie. Euphorisée par cette dynamique globalement positive et prolongée dans le temps, l’humanité occidentale s’est installée dans un imaginaire que le mythe de Prométhée symbolise bien à lui tout seul.
Prométhée, est un Titan qui s’est opposé au dieu Zeus qui refusait de donner aux hommes le pouvoir de subvenir à leurs besoins. Il lui déroba le feu pour le donner aux humains, leur permettant ainsi d'évoluer et de progresser. Par ce geste Prométhée apparaît comme un libérateur. Il reprend à Dieu un pouvoir qu’il possédait : le pouvoir de transformer le monde qui jusqu’à présent était l’exclusivité des dieux. Zeus punira très sévèrement ce geste rebelle en l'enchaînant à une montagne où un aigle venait chaque jour dévorer son foie, qui se régénérait la nuit, ce qui prolongeait ses souffrances.
Ce qui se joue à travers ce mythe, c’est l’émancipation de l’humanité des influences superstitieuses qui la dominaient jusqu’à la fin du moyen âge. Prenant conscience du pouvoir de la raison, elle va, avec méthode, mettre les forces de la nature à son service et en la dominant se croire d’une certaine façon à l’égale des dieux. Mais, tout comme Prométhée, la société industrielle commence à payer un lourd tribut sous forme de pollution, de dégradation environnementale et de divers maux sociaux engendrés par l'industrialisation intensive et sans limites.
Le mythe de Prométhée incarne à la fois la puissance créatrice de la société industrielle et les coûts engendrés par cette conception égocentrique de son développement. Tout comme Prométhée dont le foie se régénère chaque nuit, elle risque de payer un lourd tribut à persister dans cette idolâtrie aveugle de la raison exclusive.
Dans ce contexte, les travaux sur la mythanalyse fondée par Gilbert Durand(2016) sont éclairants pour bien comprendre « ce qui nous arrive » (Halevy,2020 ). Avec l’Anthropocène, on peut poser l’hypothèse que c’est l’imaginaire prométhéen qui nous a soutenu jusqu’à présent qui est en train de se fissurer.
Cette situation n’est pas anodine car elle impacte la conscience collective dans sa profondeur. À travers ce qu’il faut appeler un « choc », ce sont nos croyances et nos idéaux qui sont mis à l’épreuve. On comprend que cela puisse être perçu « comme un effondrement » (Gori, 2020), car c’est une image du monde, à laquelle on est accrochée, qui est en train de disparaître. Cette image, ce n’est pas du cinéma, dans la mesure où elle n’est pas extérieure à notre conscience. La psychanalyse jungienne parlerait d’imago pour marquer sa profondeur en ce sens qu’elle nous structure existentiellement.
Pour résumer...
Pour résumer, la révélation de l’anthropocène vient donc briser l’image du progrès dans lequel notre imaginaire collectif a fonctionné jusqu’à présent. Un nouveau mythe est en train de naître. Cela peut se repérer aisément en tendant l’oreille. On constate, alors, l’apparition de mots nouveaux dont le sens n’est pas encore stabilisé et qui font l’objet de nombreux débats et controverses quand on les prononce. Pour exemple des mots tels que « écologie », « développement durable », « transition écologique », « biodiversité », « capitalocène », « décroissance », « obsolescence programmée », « résilience », « solastalgie », « localisme », des innover, et plus récemment « désinnovation », « déconsommation »…
Ce nouveau vocabulaire devient un signifiant qu’un « nouvel ordre des choses » (Maffesoli, 2023) est en train de se manifester. Mais rien n’est encore établi (institué), c’est ce qui explique leur ambiguïté… Il semble cependant contenir une promesse : celle de se désengager de consommer avec moins d’insouciance les ressources de la planète.
Aussi si l’action concrète face à l’urgence climatique des gouvernements paraît si lente, c’est qu’elle est freinée par la difficulté à « renoncer » au mythe prométhéen qui nous a portés avec succès tout au long de ces derniers siècles.
Rappelons avec Kaes (2016) que le mythe comme l’idéologie constituent « un ensemble muet, massif et indistinct », « un cadre fantôme » qui surplombe les consciences individuelles et collectives. Les sociétés humaines occidentales ont d’autant plus de difficultés à s’en séparer qu’il a eu une fonction d’Ideal implicite permettant à la fois le rassemblement et « l’accomplissement d’un fantasme narcissique d’omnipotence et d’immortalité ».
Les mythes comme les idéologies comportent deux faces : une face dynamogénique en fournissant aux collectifs des croyances et des espérances qui leur permettent d’affronter l’histoire et une face mortifère quand ils contribuent à la clôture des consciences. Or c’est précisément ce moment que l’humanité rencontre : celui de la fin d’un mythe ou en tout de sa position totalitaire.
Pour sortir de ce dilemme, il y a encore plusieurs épreuves à franchir. Parmi celles-ci : celle du déni de la vulnérabilité. Nous nous pensions tout puissants et nous découvrons avec stupéfaction que nous sommes vulnérables. Le sentiment collectif de toute puissance apparaît aujourd’hui comme un leurre qui nous a rendu sourds et aveugles au réel.
La vulnérabilité fait référence à la capacité réduite d'un système ou d'une communauté à anticiper, résister, se remettre et s'adapter à des changements subits. La vulnérabilité peut être associée à une faiblesse qui rend l’individu ou le système incapable de résister à une attaque. La vulnérabilité invite à la Prudence tandis que la toute-puissance peut conduire à l’audace et souvent à l’arrogance (Casalegno, 2021)
Dans le contexte prométhéen, la vulnérabilité est plutôt quelque chose qu’il faut cacher, dissimuler… Il est d’ailleurs généralement narcissiquement douloureux de se montrer sous cette facette puisque précisément ce qu’il faut montrer, c’est le contraire ; ce que Taleb a appelé « l’anti-fragilité ».
Ainsi, en refusant de prendre conscience de sa fragilité, l’humanité cristallise le développement de la dynamique mythologique de l’imaginal (Durand, 2016) qui sous-tend notre perception du monde. Comme dans le mythe, il faut demander à Dédale à qui, les dieux ont accordé une grande capacité réflexive de tuer l’aigle qui vient chaque jour dévorer le foie de Prométhée ralentissant sa régénération. L'aigle, c’est le narcissisme malin qui est contenu dans le mythe prométhéen.
Cette prise de conscience peut se faire par l’information et la pédagogie, mais elle a besoin aussi de la délibération. C’est en effet en échangeant collectivement sur ces sujets que l’imaginaire institué (Castoriadis, 1999) peut se décoller des imagos prométhéens et en construire de nouveaux.
Le nombre impressionnant de discussions et de micro-projets qui se développement de toutes part et sous des formes très variées témoignent que le deuil du modèle prométhéen est en route et que la transition est inexorablement en cours. Le problème est que la réalité avance à une vitesse encore plus rapide que celle de notre imagination…
Ce nouveau vocabulaire devient un signifiant qu’un « nouvel ordre des choses » (Maffesoli, 2023) est en train de se manifester. Mais rien n’est encore établi (institué), c’est ce qui explique leur ambiguïté… Il semble cependant contenir une promesse : celle de se désengager de consommer avec moins d’insouciance les ressources de la planète.
Aussi si l’action concrète face à l’urgence climatique des gouvernements paraît si lente, c’est qu’elle est freinée par la difficulté à « renoncer » au mythe prométhéen qui nous a portés avec succès tout au long de ces derniers siècles.
Rappelons avec Kaes (2016) que le mythe comme l’idéologie constituent « un ensemble muet, massif et indistinct », « un cadre fantôme » qui surplombe les consciences individuelles et collectives. Les sociétés humaines occidentales ont d’autant plus de difficultés à s’en séparer qu’il a eu une fonction d’Ideal implicite permettant à la fois le rassemblement et « l’accomplissement d’un fantasme narcissique d’omnipotence et d’immortalité ».
Les mythes comme les idéologies comportent deux faces : une face dynamogénique en fournissant aux collectifs des croyances et des espérances qui leur permettent d’affronter l’histoire et une face mortifère quand ils contribuent à la clôture des consciences. Or c’est précisément ce moment que l’humanité rencontre : celui de la fin d’un mythe ou en tout de sa position totalitaire.
Pour sortir de ce dilemme, il y a encore plusieurs épreuves à franchir. Parmi celles-ci : celle du déni de la vulnérabilité. Nous nous pensions tout puissants et nous découvrons avec stupéfaction que nous sommes vulnérables. Le sentiment collectif de toute puissance apparaît aujourd’hui comme un leurre qui nous a rendu sourds et aveugles au réel.
La vulnérabilité fait référence à la capacité réduite d'un système ou d'une communauté à anticiper, résister, se remettre et s'adapter à des changements subits. La vulnérabilité peut être associée à une faiblesse qui rend l’individu ou le système incapable de résister à une attaque. La vulnérabilité invite à la Prudence tandis que la toute-puissance peut conduire à l’audace et souvent à l’arrogance (Casalegno, 2021)
Dans le contexte prométhéen, la vulnérabilité est plutôt quelque chose qu’il faut cacher, dissimuler… Il est d’ailleurs généralement narcissiquement douloureux de se montrer sous cette facette puisque précisément ce qu’il faut montrer, c’est le contraire ; ce que Taleb a appelé « l’anti-fragilité ».
Ainsi, en refusant de prendre conscience de sa fragilité, l’humanité cristallise le développement de la dynamique mythologique de l’imaginal (Durand, 2016) qui sous-tend notre perception du monde. Comme dans le mythe, il faut demander à Dédale à qui, les dieux ont accordé une grande capacité réflexive de tuer l’aigle qui vient chaque jour dévorer le foie de Prométhée ralentissant sa régénération. L'aigle, c’est le narcissisme malin qui est contenu dans le mythe prométhéen.
Cette prise de conscience peut se faire par l’information et la pédagogie, mais elle a besoin aussi de la délibération. C’est en effet en échangeant collectivement sur ces sujets que l’imaginaire institué (Castoriadis, 1999) peut se décoller des imagos prométhéens et en construire de nouveaux.
Le nombre impressionnant de discussions et de micro-projets qui se développement de toutes part et sous des formes très variées témoignent que le deuil du modèle prométhéen est en route et que la transition est inexorablement en cours. Le problème est que la réalité avance à une vitesse encore plus rapide que celle de notre imagination…
Bibliographie et Sitographie
Bibliographie:
Anzieu D (2021), Les enveloppes psychiques, Dunod
Arendt H (1997), Eichmann à Jérusalem Poche –
Bleger J. (1981), Symbiose et ambiguïté, PUF
Bonnet E, Landivar D, Monnin A, (2021), Héritage et fermeture, Editions Divergences
Casalegno JC (2021), Quand la névrose managériale détruit les ressorts cachés de l'engagement in Les 4 Temps du Management
Castoriadis c (1999), L’institution imaginaire de la société, Points Essais
Durand G. Durand, G. (2016). Les structures anthropologiques de l’imaginaire : Introduction à l’archétypologie générale. Dunod.
Gori H,(2020), Et si l'effondrement avait déjà eu lieu, L'étrange défaite de nos croyances, LLL
Halevy M. (2016), Qu'est-ce qui nous arrive, Editions Laurence Massaro
Kaës R. (2016) L'idéologie, l'idéal, l'idée, l'idole, dunod
Lacan J.Ecrits (1966), Seuil, 1966
Laplanche et Pontalis (2007) Vocabulaire de la psychanalyse, PUF
Latour B. (2017), Où atterrir, La découverte
Maffesoli M; (2023), Le Temps des peurs, Editions du CERG
Melman C; (2005), L'Homme sans gravité: Jouir à tout prix Poche
Morin E. (1973), Le Paradigme perdu. La nature humaine, Seuil
Vasse Denis (2998), Le Poids du réel, la Souffrance, Seuil
Sitographie:
Cécile Désaunay et Marie Ségur (202"), Rapport Vigie 2023n Futuribles
Juliette Quef, À quel point le déni climatique est-il répandu dans la population ? In Vert, 1 /6/2023
William F. Lamb1 Felix Creutzig, (2020), Discourses of climate delay,Published online by Cambridge University Press:
Francou Damesin Lucas (2022), Parlons climat, Synthèse de l'étude ; Environnement, crise climatique : l’opinion des Français au-delà des clichésn
GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), (2022 ) Rapport « Impacts, adaptation et vulnérabilité »
Site de la convention citoyenne : https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/les-travaux-de-la-convention-2/
JC CASALEGNO, Enseignant Chercheur en Management et Humanités
Groupe ESC Clermont Business School
Anzieu D (2021), Les enveloppes psychiques, Dunod
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Bleger J. (1981), Symbiose et ambiguïté, PUF
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JC CASALEGNO, Enseignant Chercheur en Management et Humanités
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