Le Temps des Valeurs

4.93 La traversée du labyrinthe des sciences de gestion (1)

Au fil des décennies, les sciences de gestion ont évolué au gré des transformations économiques, sociales et culturelles qui ont marqué notre monde. À chaque époque, les praticiens et les chercheurs ont été influencés par des imaginaires spécifiques, des représentations collectives qui ont façonné leurs théories, leurs méthodes et leurs pratiques. Dans cette série d'articles, nous explorerons quatre périodes clés de l'histoire des sciences de gestion, en nous penchant sur les imaginaires qui les ont sous-tendues.


1. Projet de recherche

Les recherches scientifiques sur le climat et les différents travaux de recherche qui ont été publiés à propos de l’anthropocène fonctionnent aujourd’hui comme les « révélateurs » utilisés en photographie pour rendre visible » les images latentes » contenues dans une pellicule agentique. 

Elles mettent clairement en évidence que les sciences de gestion ne sont pas  aussi puissantes qu’elles le pensaient dans la mesure où les externalités négatives crées par les stratégies développées ont contribué à épuiser les ressources de la planète et à générer des effets climatiques qui pourraient,  selon les experts du GIEC, jusqu'à compromettre définitivement  son avenir.  

Le philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis nous fournit deux concepts indisociables pour comprendre la situation qu’elles traversent : L’imaginaire institué et l'imaginaire radical.

La première fonction de l'imaginaire institué est de fournir aux individus un système de significations communes qui leur permettra de faire société et de sortir du chaos initial en donnant à leur psyché un premier niveau de forme. L'imaginaire institué s’incarnent dans des institutions. 

Dans le contexte des sciences de gestion, l'imaginaire institué inclue les théories, les modèles de comportement organisationnel, les pratiques de gestion, les stratégies d'entreprise et les comportements de leadership qui ont été largement acceptées et enseignées dans les grandes écoles et les universités. Cela englobe aussi la manière dont les entreprises envisagent le succès, la croissance, la compétitivité, et la performance. 

Ce concept est assez proche du concept de paradigme utilisé par Thomas Kuhn (2018) et repris Edgar Morin (2004) dans sa réflexion sur « La Méthode ». 

Les 3 auteurs se retrouvent pour mettre en évidence qu’il existe des structures sous-jacentes qui prescrivent de penser d’une certaine façon et qui interdisent de penser d’une autre. Celles -ci se traduisent par des principes, des lois, des normes, qui s’inscrivent en profondeur dans la psyché collective et conditionnent de manière inconsciente les croyances et les pratiques. Ils partagent le constat que leur transformation est toujours une épreuve difficile qui ne se fait pas sans trouble. (Bonnet E, 2024)

Si l’imaginaire institué joue un rôle de stabilisateur en donnant un sens, il est en permanence confronté à un autre imaginaire qu’il appelle " imaginaire second ou imaginaire radical". Cet imaginaire est la source de toute création culturelle et sociale, il génère des significations nouvelles qui peuvent transformer l'imaginaire institué et les institutions de la société qui y sont associées.

Ces deux imaginaires entretiennent en permanence une dialectique contradictoire
L'imaginaire institué tend à perpétuer et à reproduire les structures existantes, tandis que l'imaginaire radical pousse à leur dépassement et à la création de nouvelles réalités. Cette tension est une force motrice essentielle dans le processus historique et social, conduisant à des périodes de stabilité alternant avec des phases de changement radical. Castoriadis voit cette dynamique paradoxale comme un processus créatif qui permet aux sociétés et aux disciplines de se transformer en fonction des aléas de l’Histoire.

Les sciences de gestion n’échappent pas à ces déterminismes. Elles sont encastrées dans des idéalités quand ce ne sont pas des idéologies (Kaës) qui les dépassent et dont elles ne sont pas toujours conscientes. Le modèle scientifique positiviste qui a été jusqu’à présent privilégié ne leur a pas vraiment facilité la tâche en rendant impensable le fait que leurs concepts et leurs méthodes pouvaient être sous tendue par un imaginaire qu’elles auraient tendance à percevoir comme leurrant. 

Ainsi, elles se trouvent confrontées à une remise en question profonde leurs présupposés fondamentaux. On pourrait même parler à ce sujet, d’une possible crise épistémologique. En poussant à l’extrême l’objectivation quanto phrénique de leurs actions, elles ont tout simplement oublié le monde. 

Le réel est brutal car brusquement elles se retrouvent sans avenir, comme si le système de représentations et de croyances qui les soutenaient s’était effondré sous leur pied. Emmanuel Bonnet parle à ce sujet de « trouble ». C’est un terme aimable qui banalise la nature profonde de l’expérience qui a toutes les allures avec ce qu’on appelle en psychopathologie un vertige, un abîme. D'ailleurs le terme d'effondrement avait été largement utilisé au début de cette prise de conscience. C'est un risque réel pour les sciences de gestion si elles négligent trop lontemps cet enjeu qui concerne la société toute entière. 

Il y a un autre mot (grec) pour qualifier cette expérience, c’est celui de « métanoïa » qu’on rencontre en théologie pour qualifier le moment brutal de la conversion. Or c’est bien  de cela qu’il s’agit comme le suggère le philosophe Baptiste Parizot (2023); puisqu'il est question de  changer "d’ontologie". Or pour le paraphraser « on ne change pas d’ontologie comme on change de chemise ». C’est un chantier de grande envergure qui demande de la détermination, de la conscience et un certain travail. 

Une rapide enquête montre que les sciences de gestion ont été assez lentes à prendre en compte cette question. La première étape a commencé, sans être très convaincante, à inciter les entreprises à prendre en compte leur responsabilité sociale et environnementale.  Le concept d’entreprise à mission proposée par les juristes a pris le relais mais sans être généralisé. Une rapide enquête réalisée sur la prestigieuse base de données de Scopos montre que sur 131 articles de recherche depuis 2019 autour de la question de l’anthropocène,  seules 14 d’entre elles étaient orientées sur les comportements et pratiques des entreprises. 

2. Problématique de la recherche

Dans un monde marqué par les défis profonds de l'Anthropocène, où les impacts environnementaux des activités humaines remettent en question les fondements mêmes de notre existence et de nos pratiques, il est impératif de reconsidérer les modèles des sciences de gestion actuels. 

Déjà amorcée par certains travaux précurseurs (Landivar, Bonnet, Monnin, etc..), la question de la réforme des sciences de gestion ne se pose plus comme une possibilité mais s'impose comme une urgence. Face à la crise, la sortie du "labyrinthe de l’imaginaire institué" apparaît non seulement comme une nécessité, mais également comme un impératif catégorique.

Les théories de Cornelius Castoriadis sur l'imaginaire social et l'autonomie offrent une perspective riche pour explorer cette nécessaire transformation. Castoriadis nous enseigne que les sociétés sont bâties sur des ensembles de significations imaginaires qui façonnent, instituent et limitent la création de normes, de politiques et de pratiques. Ces imaginaires sont à la fois les produits de la création collective et le terreau des futures possibilités de changement. Cependant, dans le contexte de l'Anthropocène, comment ces imaginaires en sciences de gestion, qui ont longtemps privilégié la croissance et l'efficacité économique, peuvent-ils être interrogés, déconstruits et finalement réorientés pour favoriser une réelle durabilité ?

Cette recherche se propose donc d'explorer la manière dont l'imaginaire social institué en sciences de gestion peut être traversé et redéfini en réponse aux impératifs écologiques de notre époque. Elle s'articulera autour de la question suivante : Comment l'imaginaire social institué en sciences de gestion, tel que conceptualisé par Cornelius Castoriadis, peut-il être traversé et transformé pour répondre aux défis de l'Anthropocène ?

Cette question implique une analyse critique des fondements actuels de la gestion et propose de déterminer des voies pour une autonomie accrue des organisations qui leur permettraient de repenser leurs pratiques de manière créative, durable et socialement supportable. 

La recherche envisagera plusieurs axes :

1. État des lieux de l'imaginaire de gestion : Quelles sont les croyances dominantes qui orientent les théories et pratiques en gestion ? Comment celles-ci ont-elles évolué et quelles sont leurs implications pour les défis environnementaux contemporains ?

2. Le potentiel de l'autonomie organisationnelle : Comment les organisations peuvent-elles cultiver une autonomie qui favorise une remise en question de leurs propres pratiques ? Quels sont les mécanismes par lesquels elles peuvent générer de nouveaux imaginaires plus adaptés aux réalités de l'Anthropocène ?

3. Stratégies de transformation : Quelles stratégies concrètes peuvent être mises en œuvre pour naviguer et transformer l'imaginaire institué ? Quels rôles les leaders, les politiques internes, et les initiatives externes jouent-ils dans ce processus de transformation ?

3. Méthodologie de recherche

L’objectif  de cette recherche peut paraitre ambitieux mais au-delà des résultats  qui sont espérés, ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est d’explorer de nouvelles méthodologies d’exploration.  La première étape visera à faire une revue de littérature. La on reste dans le classique...
  La seconde étape s’appuiera sur la « mythotodologie » proposée par l’anthropologue Gilbert Durand. Celle – ci est résolument centrée sur l’exploration des imaginaires. Elles travaillent donc sur des symboles, des mythologies, des récits, des légendes produits par les sociétés humaines qui sont considérés comme des signifiés de l’inconscient collectif. C’est grâce à ces matériaux qu’il est possible d’accéder aux socles de croyances sur lesquelles nos institutions, nos disciplines, en l’occurrence ici les sciences de gestion, et nos convictions reposent. Dit autrement il s’agit de comprendre ce qui de la société se pense en elles (Lahire, ?).
 
Dans cette phase, il s’agit d'identifier les thèmes récurrents qui émergent dans l'imaginaire collectif des sciences de gestion, en se concentrant sur les narrations fréquemment utilisées pour aborder les défis et les enjeux au sein des entreprises. Ces thèmes seront classés en catégories distinctes pour mieux comprendre comment les pratiques et les idéologies managériales sont influencées et structurées par ces motifs ou schèmes imaginaires. 
 
C’est le même processus qu’on pourra utiliser pour décrypter les récits émergeants, et ainsi de mettre en lumière les alternatives possibles qui pourraient surgir de l'imaginaire radical, pour repenser la gestion et la conduite des organisations. En réalité elles sont déjà la mais sous des formes inachevées et non stabilisées. Baptise Morizot (2023) par ce sujet évoque « des êtres de la métamorphoses » (2023). Qu’il faut entendre comme des formes provisoires et incertaines d’une nouvelle existence. 
 
Gilbert Durand (1996), fondateur du Centre de Recherche Interdisciplinaire sur l’Imaginaire propose d’explorer deux types de régimes de données : le régime diurne et le régime nocturne. 
 
Dans les sciences de gestion, le régime diurne peut être associé aux discours qui valorisent la rationalité, la structure, la hiérarchie, la clarté des objectifs, la performance, les règles bien établies tandis que le régime nocturne renverra davantage à l’intuition, la créativité, les émotions, les relations humaines, ainsi que la capacité à naviguer dans l’incertitude.

Il suggère pour cela, de plonger dans des bassins sémantiques vastes et variés, englobant une multitude de récits et publications dans le domaine a explorer. 

Il définit un bassin sémantique comme un ensemble de significations et d'images qui s'agrègent autour de certains symboles ou mythes. Ces bassins sémantiques sont constitués de thèmes et de motifs qui résonnent dans la culture et qui sont partagés par une communauté ou une société. Ils servent de fondement à la cohésion sociale et culturelle, permettant aux individus de partager des références communes et des modes de pensée.

Pour notre recherche, cela implique l'examen approfondi de différentes sources telles que les articles académiques, les études de cas, les rapports d'entreprise, les autobiographies de leaders d'entreprise, ainsi que les discours médiatiques liés aux pratiques de gestion. 

L’imaginaire institué renvoie au passé. Nous déterminerons donc des périodes qui ont été déjà repérées par d’autres chercheurs. Nous procéderons en mettant en œuvre une analyse lexicale et thématiques des mots clés et des thèmes qui se répètent pendant une période donnée à l’aide des technologies digitales et l’IA (Logiciel IRAMUTEQ)

L’imaginaire radicale est accessible dans les périodes plus récentes. Elles annoncent les nouvelles formes qui prennent souvent au départ des formes excentriques pour peu à peu s’apaiser quand les sociétés commencent à les apprivoiser avant de les instituer souvent tres prudemment. 

En fin la troisième étape portera sur une série d’interviews que nous réaliserons auprès de différents enseignants chercheurs de plusieurs disciplines en Sciences de Gestion en face à face et ou à distance. 

Si vous êtes intéressé e) s recherche n'héistez pas à vous associer à ce projet ...en utilisant la fonction "Commentaires" ou en nous envoyant un mail. 

Bibliographie (Début)

Bonnet E., Borel P., Borodak D.(2024), à paraitre. Apprendre dans le trouble : une perspective pragmatiste et critique de l’enseignement dans une école de gestion. Management International.
Durand G (1996), Introduction à la Mythodologie, Mythes et Sociétés, Albin Michel 
Castoriadis C (1999) ; Figures du pensable, Editions Points Essais 
Castoriadis C(1999): L’institution imaginaire de la société Points Essais n°369
Kuhn T. (2018) : La structure des paradigmes scientifiques, Poche 
Morin E; (2004): La méthode en 6 volumes, Le Seuil Points
Morizot B. (2023) : L’inexploré, Editions Wildproject
Poirier N. (2004), Catoriadis , L’imaginaire radical , Puf 

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