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Le management moderne est - il une tyrannie inefficace ?


Les extraits d’un livre choc : La comedié Inhumaine de Nicolas Bouzou et Julia de Funès

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Mantra du «collectif», lourdeur des process, obsession de la transparence, réunions interminables et séminaires ludiques… L’économiste Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès passent en revue tous les maux du management contemporain. Le Figaropublie les bonnes feuilles de La Comédie (in)humaine, un essai iconoclaste et roboratif.
 
Ils s’érigent contre «l’idéologie bonheuriste» qui voudrait faire du bonheur la condition du travail alors qu’il devrait être la conséquence d’un travail ayant du sens. Les auteurs proposent plusieurs pistes pour retrouver un véritable management qui cesse de «faire fuir les meilleurs» et redonne place au courage et à l’autorité, vertus cardinales d’un véritable leadership.

● Entreprise sans finalité
Au cœur du problème, l’entreprise est vue par ses actionnaires et dirigeants comme une «organisation technicienne» et non comme une «organisation finalisée». La technique est au service de la technique et l’innovation au service du changement, sans que ces transformations s’inscrivent dans un projet explicite. Cette «définalisation» a des conséquences concrètes. Le leadership s’efface au profit du management et du contrôle. S’ensuit une inflation des réunions inutiles, des brainstormings ineptes, des présentations PowerPoint sans intérêt, tout cela orchestré par un management qui détruit plus de valeur qu’il n’en crée. Les salariés perdent de vue le but et le résultat tangible de leur travail. Les plus fragiles souffrent de maladies professionnelles, les désormais tristement célèbres burn-out, bore-out et brown-out. […] Au fond, les salariés sont aux prises avec deux injonctions contradictoires: les entreprises exigent de plus en plus de travail de leurs salariés, mais dans les faits l’accumulation de process et de réunions les empêche de travailler ; alors que les salariés auraient besoin de sens et d’autonomie, on leur demande instamment d’être heureux au travail.

● L’absurdie
Pour développer l’inventivité de ses salariés, une entreprise organise des ateliers créatifs (ou plutôt récréatifs!). Les salariés d’une grande banque sont ainsi enfermés dans une pièce de 9 heures à 18 heures pour jouer aux Lego et à la pâte à modeler, comme s’ils étaient revenus… à la crèche. […] Les activités imposées aux collaborateurs lors de ces séminaires frisent souvent le ridicule: relaxation pour évacuer le stress, escalade pour renforcer la solidarité du groupe, raid en quad ou escape games  pour se défendre de la concurrence et l’abattre… Le ridicule peut même tuer. L’un de nous deux se souvient d’un décès lors d’un séminaire auquel il était intervenu pendant la crise financière en 2008. Un homme de 50 ans succomba à une crise cardiaque lors d’un match de football. L’autre se rappelle le malaise d’une jeune femme en raison du stress que représentaient pour elle des exercices de prise de parole en public… Les pompiers ont dû intervenir.

● Surveillance et transparence
Sur les campus d’entreprises les plus récents, l’architecture des bureaux répond à cette exigence de visibilité. Tout est vitré pour être transparent. Tout devient visible et observable, on ne peut plus se cacher ailleurs qu’aux toilettes. Les bâtiments ne sont plus faits pour être vus eux-mêmes pour la beauté d’une architecture, mais pour mieux voir, pour rendre visibles ceux qui s’y trouvent. La surveillance et la transparence deviennent ainsi des opérateurs économiques. Ce pouvoir disciplinaire que décrit Foucault est paradoxal: d’un côté, il est absolument indiscret puisqu’il est partout en ne laissant aucune zone d’ombre, et de l’autre, absolument discret puisqu’il n’est détenu par personne et fonctionne en silence. Il rend visible en étant invisible: les salariés s’y soumettent en n’obéissant à personne.

La lourdeur de l’entreprise n’est donc pas simplement administrative ; elle est aussi et surtout normalisatrice. Les salariés sont contraints de faire converger leurs comportements et leurs apparences, y compris vestimentaires, car la norme est le signe d’appartenance à un corps social homogène. Le problème, c’est que cette sanction normalisatrice peut étouffer les collaborateurs et diminuer leur capacité à créer, à prendre des initiatives, à innover et tout simplement à agir.
 
Le piège du collectif:
Dans beaucoup d’entreprises, le «collectif» est un totem. Cette passion pour le collectif constitue l’une des explications de l’inflation de réunions et parfois de séminaires. D’évidence, dans le conscient ou l’inconscient de l’entreprise, ce qui est «collectif» est bon et ce qui est «individuel» individualiste donc mauvais. Ce parti pris anti-individualiste nous semble dans bien des cas relever d’une mythologie mensongère.
Bien sûr, nous ne méconnaissons pas l’intérêt des échanges interindividuels et du travail en équipe. Il est évident que rien de grand ne s’accomplit seul, que l’efficacité d’un groupe peut l’emporter sur l’efficacité d’un seul, qu’une victoire se remporte souvent à plusieurs. Simplement, le collectif est devenu un impératif catégorique, et rien n’est moins efficace que l’imposture qui consiste à placer le «collectif» partout, quitte à ne plus laisser travailler les salariés de manière autonome. Les entreprises survalorisent le collectif quand elles sous-valorisent un individu dont l’autonomie et la singularité peuvent inquiéter.

● La dictature des process
Cette idéologie de la peur mène à l’accumulation de process, une des plus grandes mythologies managériales du temps présent. Process médical, process administratif, process de recrutement, process informatique, process d’inscription, process pour joindre n’importe quel service (pour obtenir… tapez 1, pour obtenir… tapez 2), process pour jeter ses ordures (poubelle bleue, jaune, verte), nous vivons sous la dictature des process.
Tous trouvent une justification rationnelle mais tous engendrent des réflexes de comportements automatisés, comme une mise en série contrôlée d’opérations… humaines. Cette invasion procédurale doit être soigneusement séparée du droit. La procédure n’est pas le légalisme. En effet, là où la loi tranche entre le permis et le défendu, entre le légal et l’illégal, et établit des interdits, le process établit des normes comportementales. Le droit interdit. La norme oblige.
Soumis à ces normes, les salariés incorporent dans leurs comportements des gestes ritualisés et des automatismes qui finissent par leur ôter capacité critique et bon sens. Or la réification des humains est mauvaise pour les entreprises et pour le capitalisme lui-même.

● Le nivellement par l’égalitarisme
L’autorité se définit comme non négociable. Elle suppose de la part de celui qui obéit la reconnaissance de la légitimité du donneur d’ordres. Pour que l’autorité agisse, il ne faut pas seulement qu’elle s’impose, sinon elle n’est que force, mais qu’elle soit reconnue et acceptée. Or reconnaître et accepter une supériorité entre en contradiction avec l’interprétation courante de la valeur démocratique moderne de l’égalité selon laquelle tout se vaut, tout se discute, tout doit tendre à l’uniformité. À l’âge démocratique, l’inégalité frustre, diminue et indigne. Ce sentiment répandu vient d’une confusion. Aujourd’hui, toute prise en considération de la différence est assimilée à une inégalité et toute inégalité à une injustice. La discrimination devient la grille de lecture exclusive des relations humaines, y compris quand l’égalité ne doit pas être recherchée, par exemple dans la relation entre le maître et l’élève. […]
Comment diriger une entreprise dans ces conditions? Les managers sont souvent les complices de cette confusion conceptuelle. Ils préfèrent les contrôles et les process à l’autorité assumée. Or l’autorité, véritable, légitime, grandit les deux parties.

● L’idéologie bonheuriste
Derrière le jeu, c’est la promesse du bonheur qui envahit les entreprises. Voilà même que, dans certaines sociétés, onarbore des tee-shirts «Talk less, smile more» («Parle moins et souris davantage»). On ne compte plus les formations et les séminaires qui expliquent l’impact positif du «bonheur en entreprise» sur les performances financières, ni les conventions d’entreprise qui forcent les salariés à danser avec une joie plus ou moins sincère sur le Happyde Pharrell Williams, devenu sans le vouloir le chanteur attitré du management contemporain. Le bonheur est devenu un facteur de production qu’il convient de maximiser pour augmenter les prix. Salarié heureux = salarié rentable. Cette mode du bonheur en entreprise s’est même traduite par la création d’un nouveau métier, le Chief Happiness Officer  (CHO). […]

Le raisonnement à suivre pour faire des salariés des collaborateurs bien au travail est l’inverse de l’illusion bonheuriste: au lieu de faire du bonheur une condition de travail, considérons la joie comme une conséquence. Faisons tout pour que les salariés trouvent sens et s’accomplissent dans leur travail, ils se sentiront d’autant plus joyeux. Le travail doit pouvoir être une cause de joie. Si cela contribue au bonheur, tant mieux. Soutenir à l’inverse que le bonheur constitue une condition pour bien travailler relève d’une tyrannie inefficace. Nous constatons malheureusement que, trop souvent, le baby-foot, les plantes vertes et la méditation express du midi se substituent au projet, au travail et au sens.

Le bonheur ou la joie comme conséquence d’un travail réussi, oui ; le bonheur ou la joie comme condition de performance, non. Le bonheur serait alors une notion instrumentalisée dans un but économique, or le bonheur doit impérativement être une affaire privée.
 
Que faire? Moins de réunions!-
Développer le télétravail
Le télétravail présente deux avantages: il est plébiscité par les salariés et oblige les entreprises à instaurer des relations de confiance entre le management et les collaborateurs. On ne peut pas d’un côté exiger la mobilité des travailleurs et de l’autre freiner le développement du télétravail des quatre fers. Variante du télétravail: les entreprises doivent accepter les enfants des collaborateurs quand, par exemple, leur professeur est absent. Chacun comprend que les entreprises ne sont pas des crèches. Mais pourquoi ne pas offrir aux collaborateurs une aide simple pour un vrai besoin? Tous ceux qui ont dû, en catastrophe, placer leur progéniture chez un parent ou prévenir, tendu, leur employeur seront d’accord avec nous.

Diminuer de 50 % le temps passé en réunions ou en brainstormings
La moitié des réunions ne servent à rien et pourraient être remplacées par une communication plus fluide au sein de l’entreprise ou, au pire, par des réunions téléphoniques. L’autre moitié des réunions sont, la plupart du temps, organisées en dépit du bon sens. Rappelons donc les bons principes d’organisation d’une réunion: le thème et le point de sortie sont annoncés à l’avance ; elle réunit moins de 10 personnes ; elle dure au maximum 45 minutes ; elle a lieu avant le milieu de l’après-midi ; elle commence par des exposés individuels de 4 minutes ; elle se poursuit par un dialogue confrontant les points de vue et constructif ; elle se clôt par une décision et jamais par la planification d’une autre réunion.

Remplacer les formations inutiles par des formations en humanités
Pour éviter les mots creux, les slides insignifiantes et les raisonnements faibles, remplaçons les formations inutiles ou divertissantes par des formations en humanités. Au lieu de faire de la pâte à modeler et des loisirs créatifs, enrichissons la pensée, nuançons les mots, apprenons aux salariés à écrire correctement pour affûter les esprits, les rendre plus performants, plus riches en vocabulaire et donc en idées précises. Aidons-les à prendre de la hauteur pour adopter une vision systémique de l’entreprise, de son environnement, de ses problématiques. Les salariés se sentiront plus accomplis à la fin de ces formations, ils auront acquis des compétences fondamentales et durables. Ces compétences transversales leur serviront autant dans leur vie personnelle que professionnelle et quelle que soit la fonction qu’ils occuperont plus tard. Ne privilégions pas toujours les formations prétendument «business». Misons sur les fondamentaux: la pensée et le langage.

Pour acheter  le livre de Nicolas Bouzou et Julia de Funès "La comédie inhumaine Editions L'observatoire (2018)

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