Chroniques impertinentes & constructives

Quand Gaston défend l'utilité de l'inutile !


Gaston est né dans un univers organisationnel, celui d'un éditeur de presse. Dès le début, il est "un héros sans emploi", "l'envers" de la figure de l'individu au travail : paresseux, gaffeur, somnolent... Gaston est-il inutile parce qu'il se comporte comme un enfant et qu'il semble ingérable?

S'il nous fait entrer de manière caricaturale dans le quotidien du travail salarié, explique Renaud Defiebre-Muller, chercheur en management, le personnage révèle aussi les travers d'une société qui définit la place de l'individu par son utilité. 
 
Aujourd'hui, les reportages sur des entreprises «libérées•,  les environnements organisationnels «cool» se multiplient. Les bureaux des employés de Google, où les jouets rivalisent avec les stylos et l'ordinateur, ressemblent étrangement à celui de Gaston.

Les salariés, habillés comme notre héros, y jouent au babyfoot ou au billard. Si le hasard, les processus inattendus dans la création sont aujourd'hui valorisés comme vertus de la « sérendipité », le côté enfantin et immature de Gaston devait choquer dans une société encore dominée par les modèles de l'ordre bureaucratique et militaire.

Une révolte contre l'ordre ?

Pourtant, les transformations sociales de l'après-guerre sont considérables. On peut même se demander si Gaston et les autres personnages ne représentent pas les contradictions d'une société en rupture avec ses repères, en révolte contre l'ordre, sans savoir en produire de nouveaux.

Gaston met en scène, à sa façon, les demandes d'autonomie en même temps que le refus des contraintes et des formes de contrôle social traditionnelles que sont la politesse, la bienséance, le respect de la hiérarchie...

Toutes les formes de censure tombent et, à partir des années soixante, les rapports de pouvoir semblent s'inverser jusque dans le développement des théories de management qui vont transformer le chef en manager qui anime et stimule une équipe. Défile ainsi toute une panoplie de pratiques de management, de motivation et d'identification du salarié à la culture organisationnelle.

Les tentatives de motiver Gaston à son insu, par des vitamines, la pratique sportive ou un enrichissement de ses tâches, font écho au développement de l'utilisation du management dans les entreprises. Gaston, par malice ou par maladresse, échappe toujours à ces nouvelles formes de pouvoir, de contrôle implicite. Il en porte ainsi la critique, les démasque.

Une critique de la société de consommation?

Dès lors, il s'agit de réinventer de nouveaux modes de contrôle bureaucratique, taylorien. La question de l'équilibre entre autonomie et contrôle, entre individu et collectif, ne va cesser de se poser et de susciter des allers-retours, des hybridations managériales entre ces logiques. Les responsables de Gaston - Fantasia; Prunelle; Monsieur Boulier, le comptable - incarnent les hésitations et inquiétudes d'un pouvoir, parfois impuissant face à l'arbitraire individualiste et au refus d'être instrumentalisé et contrôlé.

Gaston et l'univers caricaturé de son  entreprise  portent les interrogations  d'une  société,  de  chacun d'entre nous, face aux aspirations individualistes, aux besoins d'appartenance et d'ordre et aux tentatives de les panacher

dans un mode d'organisation.  Il  y  a  même  un  moment où Gaston se met à rêver de faire carrière (comme jeune premier de cinéma) et vend son image pour une publicité. Hélas ! Il se fait «tondre», dans tous les sens du terme, instrumentaliser. Est-il tondu comme un  mouton  pour avoir voulu se vendre ? Est-il puni d'avoir rêvé à une carrière plutôt que de se laisser vivre ? S'agit-il d'une représentation critique de l'individu au travail dans la société pré-soixante-huitarde ? Est-il victime de la société de consommation, de la publicité, et de leurs promesses? Osons le parallèle avec la bande dessinée de Goscinny et Uderzo, Obélix et Compagnie (1976), ou le film de Claude Zidi, Le Distrait (1970), qui dressent une critique de la société de consommation, dépendante du travail et de la publicité. Dans Obélix et Compagnie, Obélix est puni pour son appât du gain qui lui fait négliger ses liens amicaux avec Astérix et le reste du village.

L'album montre toute la dynamique socio- économique d'accumulation de biens pour soi par le développement de la dépendance  économique  des autres (celles du village gaulois à l'égard de Rome, celle du consommateur à l'égard des  menhirs  que la publicité  lui vend, celle du salarié à l'égard de son employeur pour pouvoir consommer et accumuler du prestige).

De même, Pierre, « le distrait» du film de Claude Zidi, questionne notre rapport à la publicité, à la consommation et à l'entreprise comme organisation  des  rapports de pouvoir.

A son insu, il  déroute ses collègues par ses gaffes  et  dénonce  involontairement le discours manipulatoire de la publicité jusqu'à susciter l'aversion de celle-ci. Ses gaffes, comme celles de Gaston, ruinent ses espoirs de carrière tout en l'affranchissant des formes de pouvoir et d'ordre organisationnel et social.

Rêver à un au delà de l'utile ?

Plus profondément encore, dans les albums de Gaston Lagaffe, c'est tout notre  rapport  à  la  mise  en  ordre  du  monde  par sa classification, sa catégorisation, sa  maîtrise,  qui  est  mis en question C'est  toute  notre  tradition  de  pensée  logique  et rationnelle qui est mise en déroute par le caractère imprévisible et insaisissable du personnage. 

Gaston,  c'est une figure de l'autre, de l'altérité qui surprend et ruine nos intentions et nos perceptions. Le personnage, lui-même, est pris au jeu de sa distraction, de sa maladresse. Ses propres intentions sont vouées à l'échec. Le personnage y tire sa puissance poétique, libératrice de soi comme sujet dominé par la volonté et la rationalité calculatrice.

La figure de Gaston, son individualisme, n'ont rien de moral. L'échec de l'individualisme du sujet, représenté par Gaston, confère au personnage une portée éthique, au sens du philosophe Levinas. En effet, la caricature des échecs de notre rapport intentionnel au monde attise notre désir d'un autre rapport au monde et à l'autre, par­ delà l'utile, l'ordre, la raison et l'égocentrisme de notre volonté. En dehors de la tension entre existence individuelle et ordre social, s'ouvre en creux un espace utopique de  l'inutile,  du non  intentionnel  qui  nous surprend  et  nous laisse rêver.

Présentation de l'auteur

Renaud Defiebre-Muller est maître de conférences à l'université de Haute-Alsace, Laboratoire du Centre de recherche en gestion des organisations (CREGO)

Article tiré de la lettre 22 "De ligne en Ligne" du centre Georges Pompidou avec l'autorisation de l'auteur

Carrière :  2011 -: Maître de Conférences, Université de Haute-Alsace ; référent développement durable pour l’IUT; représentant du Dpt. GEA auprès du CHSCT.
2009 - : Directeur adjoint du « Master Gestion Interculturelle des RH », Clermont2. 
Mission au sein de l’université : participation au développement d’un réseau de vigilance RPS (risques psychosociaux). Conception et formation des personnels.
2008 - : Président du CO de l’ARACT Auvergne (Association régionale d’amélioration des conditions de travail, réseau ANACT ; interventions dans un esprit paritaire sur des problèmes de management, changement organisationnel, risques psychosociaux…).
2006 - Maître de conférences, Clermont2, UFR LACC.
2005 - Thèse de doctorat en Sciences de Gestion, Mention très honorable, avec les félicitations du jury.
« La fonction de tiers et ses représentants dans le conflit interpersonnel », 12 juillet 2005, HEC, Jouy-en-Josas. 
2002-2006 : Enseignant-chercheur ESC Dijon 
1999- 2001 : ATER IUT Nancy 2 
1997-1999 : Enseignant-chercheur à mit-temps, ICN Nancy 
1996 – DEA en Sociologie, Université Marc Bloch, Strasbourg II. 
1996 – IECS, Université Robert Schuman, Strasbourg III.

Publications:
  Publications avec comité Barth I., Grima F., Muller R. (2009), 2009, La liberté de penser son identité professionnelle : la résistance des responsables de formation au discours managérial en France, Management international, N°3, Vol.13, Printemps 2009, p.29-38.
Muller R. (2009), Obélix ou la valeur Travail dans la bande dessinée, Revue Hermès n°54 (AERES, liste des revue Sciences Humaines et Sociales).
Barth I., Muller R. (2009), La coolitude comme nouvelle attitude de consommation : être sans être là. Réflexion prospective, Management et Avenir, n° 19 –2008/5.
Pélissier-Tanon, Muller R. (2009), L'éducation à la responsabilité à la lumière de Levinas, RESADDERSE International, N°1, p.17-26.
Mercier S., Muller R. (2009), L’éthique au travail, L’encastrement institutionnel des procédures de recours internes en organisation, Ethique publique, hors-série, Liber, p.35-56.
Barès F., Muller R. (2007), Appui à la création d'entreprise : du narcissisme au partage de ressources, Revue internationale de psychosociologie, Revue Internationale de Psychosociologie, Vol. IIII, N°31, Eska, p. 125-146.
Grima F., Muller R. (2006), Faire face à la violence au travail: le cas de la placardisation, Gérer et Comprendre, Les annales des Mines, n°85, Septembre.
Mercier S., Muller R. (2002), Les systèmes de recours interne : un outil de justice procédurale ou maîtrise de la communication sur le conflit interpersonnel, in Réseau des IAE, Sciences de Gestion et Pratiques managériales, Economica.
  Ouvrages et chapitres d'ouvrages Grima F., Muller R. (2012), La placardisation : entre perte de fonction et humiliation, in Risques psychosociaux, santé et sécurité au travail : une perspective managériale, Abord de Chatillon et al., Vuibert, collection AGRH.
Chaudat P., Muller R. (2010), « Nouvelles organisations du travail : entre souffrance et performance », Deboeck / L’harmattan, Collection Logiques sociales.
Muller R., Barès F. (2009), Appui à la création d'entreprise : du narcissisme au partage de ressources, in Lecointre G. (2009), "Le grand livre de l'Economie PME", Gualino éditeur, Coll. Business Recherche, p. 615-636.
Barth I., Muller R. (2009), La posture « cool »: un lien libre de réciprocité obligée? entre quête de liberté et découverte de nouvelles contraintes in Barth I. (2009), Regards actuels sur la société contemporaine, Editions L'Harmattan, Collection Recherches en gestion.
Barth I., Muller R. (2008), L'insouciance à l'oeuvre dans les organisations, « Souci de soi, souci de l'autre et quête d'insouciance", 2008, Editions L'Harmattan
Grima F., Muller R. (2005), Gérer une relation destructrice: une approche par la tertiarité, in Abord de Chatillon E. et Bachelard O. (dir.), “Management de la santé et de la sécurité au travail, Un champ de recherche à défricher, Ed. Conception et dynamique des organisations.
Grima F., Muller R. (2006), Responsabiliser sans manipuler: les conditions psychosociales de la responsabilité, in Rosé J. (dir.), Responsabilité sociale de l'entreprise, Pour un nouveau contrat social, chapitre 9, Deboek, Paris, p. 185-197.
Muller R. (2000), Il desiderio di libro, Prefazione di Giuseppe Pontiggia, Ed. Sylvestre Bonnard, Milano.
Muller R. (1997), Une anthropologie de la bibliophilie - Le désir de livre, L'Harmattan, Paris – Publié après relecture d’un comité dirigé par Dominique Desjeux, Professeur en anthropologie, Université Paris V.
  Création de cas pédagogiques : Muller R., Pélissier-Tanon A. (2009), Pris au piège d'un jeu obscur, Cas et Notice pédagogique, Université Paris 1., Panthéon-Sorbonne.
Muller R., Peyrelon M.F. (2008), Au regard de l’autre, L’évaluation dans les bibliothèques publiques, Cas et Notice pédagogique, Enssib, Lyon.
Cahiers de recherche, sans comité
Moulin Y., Muller R. (1998), Contribution à une anthropologie de la coopération, Grefige, Cahier de recherche n°1998-13.

Gaston Lagaffe : une icone managériale par Isabelle Barth

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