Le Temps des Valeurs

4.10 Le patriotisme économique peut-il résister à la mondialisation ?


A l'heure où les investissements étrangers en France ont encore progressé de 6%, Pierre Pascallon, professeur agrégé de l'Université Clermont et Pascal Hortefeux, professeur en Management et Développement des Ressources Humaines au Groupe ESC Clermont s'interrogent sur la capacité des états à protéger leurs champions nationaux.

Introduction

On sait que depuis quelques mois, sinon quelques années, les Pouvoirs Publics dans notre pays, affichent, un étonnant retour, dira-t-on, sur le terrain économique du vieux thème de la " patrie en danger " aux échos révolutionnaires de 1789 - leur " patriotisme économique ".

Ainsi en va-t-il plus particulièrement du Premier Ministre, Dominique DE VILLEPIN, consacrant sa troisième conférence mensuelle au patriotisme économique, le 27 juillet 2005. Citons-le : " Je sais que cela ne fait pas partie du langage habituel, mais il s’agit bien, quand la situation est difficile, quand le monde change, de rassembler nos forces. Rassembler nos forces veut dire que nous valorisons le fait de défendre la France et ce qui est français ; cela s’appelle le patriotisme économique ". Cela se fait bien sûr avec l’accord du Chef de l’Etat. Jacques CHIRAC, ces derniers mois, n’hésite pas, en effet, à revendiquer haut et fort le patriotisme économique, le patriotisme économique comme une valeur d’avenir face à la mondialisation.

Voilà déjà qui nous engage, dans ces propos liminaires, à mieux préciser encore le cadre de cette nouvelle ambition : le patriotisme économique, puis son contenu.
- Le cadre de cette nouvelle ambition, le patriotisme économique ? Il s’agit bien, en effet, de replacer cette idée du patriotisme économique dans le contexte du capitalisme mondial actuel, de l’hyper capitalisme mondial actuel. Cet hyper-capitalisme mondial d’aujourd’hui est bien avant tout un capitalisme, un hyper-capitalisme financier, avec des actionnaires regroupés dans des fonds d’investissement; un capitalisme financier qu’il faut donc appeler actionnarial, avec l’exigence de rendements boursiers démesurés. Et les conséquences souvent néfastes, on le devine, aux yeux de certains, de cette mondialisation libérale financière.
- Le cadre et aussi le contenu de cette nouvelle ambition : le patriotisme économique ? Avec le " patriotisme économique ", les Pouvoirs Publics français partent donc en guerre contre les excès de ce capitalisme financier mondial, avec la prédominance des marchés de capitaux, où se déroule la lutte pour le contrôle financier des groupes industriels. Ils entendent refuser en particulier d’assister impuissants à la vente à l’encan, au " dépeçage ", de nos firmes nationales à laquelle peut conduire, conduit souvent, en fait, la logique implacable de la libéralisation financière mondialisée d’aujourd’hui et, à l’inverse, ils cherchent donc à tout faire pour favoriser l’émergence ou/et le maintien de champions tricolores, voire, à défaut, de champions européens.

Ce patriotisme économique, dans le contexte, hier des affaires DANONE..., plus récemment ARCELOR, SUEZ)…, s’est concrétisé ces derniers mois de multiples façons :
. appel à la Caisse des Dépôts et Consignations pour renforcer ses placements en actions et venir ainsi empêcher les " hedge funds " de faire la loi sur l’issue des batailles boursières ;
. effort des Pouvoirs Publics, concrètement, pour favoriser la fusion de groupes nationaux afin de contrer une OPA hostile : on pense bien sûr plus particulièrement en ce sens à la fusion de SUEZ et de GAZ DE FRANCE pour contrer le groupe italien ENEL ;
. volonté d’enrichir la " panoplie " tricolore contre les offensives sur les entreprises françaises, en adoptant tout un arsenal réglementaire et législatif visant à rendre plus difficiles les prises de contrôle étrangères non souhaitées.

Retenons notamment dans cette tentative de multiplication des " digues " contre les OPA hostiles :
1. La définition d’une liste de secteurs types essentiels pour la sécurité nationale, liste qui a dû être revue à la baisse sous la pression de Bruxelles, qui a pour effet de mettre à l’abri, ou de tenter de mettre à l’abri, quelques vedettes technologiques clefs du CAC 40 ;
2. La mise en place d’un nouveau dispositif conçu à Bercy pour aider les entreprises à se protéger d’une OPA hostile, grâce à l’émission de bons de souscription d’actions à un tarif préférentiel : les parts de l’acquéreur potentiel sont alors diluées, si bien que la prise de contrôle devient plus onéreuse pour " l’assaillant " ;
3. Le renfort au patriotisme économique de l’épargne salariale : on cherche à permettre, mieux que par le passé, aux entreprises de se doter d’un actionnariat salarié plus important (possibilité pour une entreprise de distribuer des actions gratuites à tous, de transformer un compte épargne temps en actions,…) et de renforcer leur actionnariat stable.

On se doute, à rappeler même sommairement, comme on a commencé à le faire, son esprit et sa substance, que ce patriotisme économique, c’est un euphémisme, ne fait pas l’unanimité ; et qu’en particulier et surtout, la seule évocation du patriotisme économique, de la création de champions nationaux, donne de " l’urticaire " aux libéraux de tout poil et aux adeptes de l’économie de marché.
Plus, mieux, pour ces défenseurs du libre échange, de l’ouverture totale des marchés présentés comme le paradigme du Progrès et du Bonheur, le patriotisme économique n’est rien moins que l’horreur; et de " décortiquer " ce patriotisme économique comme l’horreur absolue sous 3 thèmes liés, distingués par simple commodité d’exposition. Ce sont les " 3I " du patriotisme économique comme l’horreur absolue : le patriotisme économique, c’est " Irréel " ; le patriotisme économique, c’est " Irrationnel " ; le patriotisme économique, c’est " Inquiétant " ; On va présenter successivement ces 3 " horreurs " et la réponse apportée à chaque niveau par les tenants du patriotisme économique.

1. Le Patriotisme Economique est-ce bien réel ?

Pour toutes celles et tous ceux qui font du marché et de la concurrence pure et parfaite l’alpha et l’oméga de tout, la réalité d’aujourd’hui, en quelques mots, c’est bien la mondialisation libérale. Et, dans ce cadre, le patriotisme économique n’est qu’un amas de barricades et d’injonctions dépassées, qui ressemblent à des " tigres de papier ".

Regardons, un peu plus en détail, le pilonnage, le massacre de cette vieille lune par les tenants du libéralisme. Pour ces derniers, en effet, le procès du patriotisme économique part bien, dans cette première direction, du constat, à leurs yeux incontournables, suivant : nous sommes désormais à plein dans le temps de la mondialisation, de la globalisation qui est, par suite, le temps de la compétitivité.

Le capitalisme est bien aujourd’hui mondial ; l’économie est bien aujourd’hui mondiale. En particulier et surtout, les grandes firmes engagées dans la compétition mondiale, ces grands " nomades " de l’économie de la planète, sont des groupes " globaux ", des firmes " globales ". Elles n’ont plus de nationalité discernable. Elles ne peuvent plus vivre sur un seul marché " national ", à supposer que l’on puisse encore utiliser cette terminologie erronée.

Et cette inexorable montée de la mondialisation a rogné pour de bon les pouvoirs nationaux d’Etats-Nations qui n’ont plus ou presque de substance, de vraie réalité, de véritable capacité d’action dans le " petit village planétaire " dans lequel nous vivons en ce début du XXIème siècle. A preuve, pratiquement, si besoin était, l’exemple récent d’ ARCELOR qui illustre " l’impuissance publique en matière d’OPA hostiles ".

Le patriotisme économique, dans ce cadre de la mondialisation d’aujourd’hui, concluent les partisans du marché, n’a donc pas de sens, n’a donc plus de sens. Irréel, dépassé, il traduit la mentalité d’un pays, le nôtre, qui n’a pas encore bien intégré les règles du jeu de la mondialisation ; il ne fait que manifester le désarroi français, le désarroi d’une nation en déclin qui pense pouvoir survivre artificiellement dans quelque forme de " provincialisme ".

On se doute que cette " mise à mort " ne convainc pas complètement les laudateurs du patriotisme économique prompts à dénoncer la coalition des " fanatiques " libéraux, otages nés des intérêts sonnants, et non trébuchants, des financiers mondialisés et de leurs " mercenaires " dirigeant les multinationales.

N’en déplaise, en effet, à toutes celles et tous ceux qui ne cessent de vilipender le " virage " patriotique des Pouvoirs Publics français, on va poser, on pose, en réponse à la charge des représentants des actionnaires, souvent d’Outre Atlantique, que la mondialisation n’a pas complètement gommé les Nations, les Patries, les Etats, loin s’en faut ; qu’elle n’a pas complètement anéanti toute possibilité d’action pour ces Etats-Nations ; et que, d’ailleurs, à y regarder de près, la globalisation n’est pas parvenue à effacer totalement l’enracinement local des firmes.

Oui, les nations existent toujours aujourd’hui et pas seulement celles qui ont un passé difficile à oublier : France, Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne,… oui, ces nations représentent toujours aujourd’hui des organisations vivantes et concrètes et pas seulement abstraites. Bref, tout révèle au vrai l’historicité persistante de l’attachement patriotique, dont certains ont tôt fait d’annoncer la mort; tout indique que la Nation garde aujourd’hui encore un sens, une signification, à l’heure où nos sociétés sont travaillées de la façon que l’on sait par l’individualisme et le communautarisme. L’Etat-Nation, nous en avons besoin, comme de l’appartenance à une même communauté, comme ensemble de croyances sinon communes, du moins largement partagées.

Et de conclure ce plaidoyer contre les " cravatés " de la finance apatride, en indiquant avec force que celles et ceux qui tiennent les Nations pour obsolètes se trompent donc lourdement : dans son acception généreuse et mobilisatrice, la Nation est une notion qui traverse les siècles, réalité faite d’histoire, de valeurs, de culture, d’institutions,… et de défauts.

Et il se pourrait même que, malgré la mondialisation ou/et à cause de la mondialisation qui fait apparaître à plein le besoin permanent et indépassable d’enracinement, le XXIème siècle soit, s’il faut en croire la prophétie du Père Serge BONNET, plus encore que le XXème siècle, le siècle des Nations.

2. Le Patriotisme Economique, c'est irrationnel ?

Il est clair que pour les partisans de la mondialisation libérale, posée comme facteur d’efficacité économique, le patriotisme économique, c’est le 2ème visage lié de " l’horreur " général, n’est rien moins qu’une hérésie économique.

Il vaut, là encore, de détailler davantage cette argumentation des libéraux. A leurs yeux, on le sait, l’économie libérale de marché, c’est la garantie de l’allocation optimale des ressources, la garantie de l’efficacité apportée par le libre jeu du marché, avec la dure, mais nécessaire, loi de la compétitivité, sans intervention de l’Etat.

La mondialisation libérale, des années 80-85 à nos années 2000, a transposé ces vertus générales et génériques de l’économie libérale de marché, à l’ensemble de la planète, au bénéfice donc, en particulier, de tous les consommateurs membres de cette société " globale " avec les firmes " globales ". Ces entreprises, poursuit-on, assurent bien aux actionnaires un rendement satisfaisant, mais là n’est pas pour eux l’essentiel; elles garantissent, surtout dans un système où le consommateur " global " est roi, aux acheteurs de tous les pays, les meilleurs prix pour les biens et services mis sur le marché.
Or le patriotisme économique, par nature, n’a pas de pertinence économique : il est anti économique, irrationnel, synonyme de dégradation de l’efficacité de notre tissu productif. Les coûts de cette politique qui vient dérégler la belle mécanique de régulation de l’économie mondialisée moderne sont importants.

Et de montrer, plus en détail, notamment, qu’il n’est donc pas logique de défendre des champions nationaux qui risquent de s’affranchir des règles du jeu du marché et de pratiquer des tarifs trop élevés; de montrer que les lois anti OPA sont un " contresens économique, un contresens financier ", puisque toutes les études sont là pour en témoigner, en limitant la concurrence, on réduit ainsi la productivité, la rentabilité et la valeur des entreprises, sans pour autant en faire bénéficier la masse des salariés et surtout, au final, le consommateur.

Bien sûr, là encore, on se doute que les zélateurs du patriotisme économique ne restent pas sans voix face à " l’acharnement thérapeutique " des libéraux présentant leur thèse comme anti-économique et irrationnelle.

Pour l’essentiel, leur défense va consister à soutenir que la logique économique des libéraux n’est qu’une logique partielle et partiale et qu’il y a, au vrai, une logique plus large et plus adéquate que cette dernière.

Une logique partielle et partiale ? Oui, nous assurent les avocats du patriotisme économique, puisque cette logique ne prend en compte en réalité, de façon mutilante, que la dimension individualiste de l’Homme, ses intérêts individuels ordonnés par la rationalité économique du marché et des lois du marché.

Or, il y a une logique et une rationalité plus large et plus satisfaisante, une logique et une rationalité économiques et sociales, en prise avec l’Homme tel qu’il est en fait, avec sa double dimension liée individuelle et sociale ; logique et rationalité en quête dès lors véritablement d’intérêt général, avec l’appui et dans le cadre, conception organique de l’Etat, de Pouvoirs Publics qui se veulent agent actif indispensable pour maintenir la France comme Nation, comme terre d’activités, de projets et d’investissements, reconnue par les acteurs mondiaux.

L’enjeu du patriotisme économique, pour celles et ceux qui continuent à croire à l’Etat-Nation français, c’est bien, dans le cadre de la globalisation des échanges, dans le cadre du développement d’un pays, le nôtre, confronté aux opportunités et aux menaces des nouvelles dynamiques de puissance que l’on sait, à l’aube de notre XXIème siècle, de conserver des leviers permettant à la puissance publique de se faire entendre dans ce contexte de mondialisation et de redéploiement des rapports de force à l’échelle planétaire ; c’est bien d’autoriser les Pouvoirs Publics à continuer à travailler au mieux pour garder à notre Nation un tissu économique complet, un tissu économique dense, organique et articulé, … et pas seulement spécialisé, avec l’effort pour préserver les secteurs sensibles, primordiaux pour l’indépendance (énergie, armement, …), les secteurs jugés stratégiques pour aujourd’hui et pour demain, avec une bonne capacité d’innovation technologique.

3. Le Patriotisme Economique, c'est inquiétant ?

La cause est entendue : irréel, irrationnel, plus encore, et, couronnant en quelque sorte le tout, le patriotisme économique est " lu " par les chantres de la globalisation financière comme inquiétant.
Cette thèse du patriotisme économique n’est autre en effet pour les libéraux que la résurgence de vieilles lunes bien connues, malheureusement, et que l’on croyait pour de bon reléguées aux oubliettes de l’Histoire ; oui le patriotisme économique n’est que le masque récent d’une thèse très ancienne, vieillie, moisie, cramoisie, à laquelle on s’efforce de donner un visage nouveau, sinon neuf : le nationalisme, le nationalisme qui est aujourd’hui, comme hier, toujours aussi dangereux.

Le risque en effet du patriotisme économique, aux yeux des mondialistes, mais pas uniquement d’eux, c’est bien d’ouvrir à nouveau, en violation de tout ce qui est essentiel : le libre échange, le marché… la voie à une rhétorique nationaliste, au prurit nationaliste, d’entraîner ainsi notre pays en crise dans une surenchère agressive, exclusive, " chauviniste ", dont l’issue, l’expérience historique passée est là pour en persuader, est toujours dramatique puisque dégénérant en conflits et en guerres.

C’est bien sûr, sous couvert de patriotisme économique, le risque protectionniste, le danger protectionniste, habit lié au nationalisme, qui est le plus ressassé par les adeptes de l’économie mondialisée de marché. En effet, qui dit, à leurs yeux, " patriotisme économique ", dit obligatoirement " protectionnisme économique " : le patriotisme économique va forcément exacerber les tentations de repli sur soi, d’isolationnisme, qu’on croyait désormais d’un autre âge, et, au-delà des tentations, l’engrenage effectif du protectionnisme dans lequel, une fois le doigt mis, on ne peut que s’enfoncer, le protectionnisme qui ne mène nulle part, sinon à des régressions et à des catastrophes.

On ne s’étonnera pas que sur ce 3ème et dernier volet de la condamnation instruite par les thuriféraires de l’économie et de la finance globalisées, les champions du patriotisme économique appellent les mondialistes et les libres échangistes à plus de mesure et de retenue, en les renvoyant aux auteurs libéraux eux-mêmes et au Tribunal de l’Histoire.
Les auteurs libéraux eux-mêmes ?

Les théoriciens libéraux, de toujours, soutiennent, on le sait, que le libre échange, l’ouverture commerciale, apportent à chaque pays partenaire des gains de revenu, à condition que chacun se spécialise dans les activités où il détient un avantage comparatif, et que surtout, pour notre propos, ce libre échange, la mondialisation, crée des relations, des coopérations, des interdépendances, facteurs d’entente, d’accord, de Paix entre tous les pays.

Mais comment ne pas voir que les échanges sont aussi générateurs de rivalités, de tensions pour la conquête des marchés ; bref, de guerre commerciale, de guerre monétaire et, au-delà, de guerre militaire ? Et cela, aussi, de toujours ; et l’affrontement économique reste bien une donnée incontournable de la mondialisation des échanges d’aujourd’hui. Ce que la théorie marxiste, depuis l’auteur du " Capital " lui-même, ne cesse de rappeler, et ce que la perspective néo-marxiste actuelle reprend encore, en avançant que le néo-colonialisme et le néo-impérialisme de nos jours sont solidaires de la mondialisation capitaliste aujourd’hui. Mais tout cela n’est pas uniquement l’apanage des marxistes et des néo-marxistes. Déjà, Adam SMITH lui-même, chantre du libéralisme international, n’en percevait pas moins, dans la Richesse des Nations de 1776, les déviations possibles de l’esprit de commerce en esprit de puissance et, au total, l’illusion de la paix par les mécanismes du marché : " Le commerce, écrivait-il, qui actuellement devait être pour les Nations, comme pour les individus, un lieu de concorde et d’amitié, est devenu la source la plus féconde des haines et des querelles. Pendant ce siècle et le précédent, l’ambition capricieuse des Rois et des Ministres n’a pas été plus fatale au repos de l’Europe que la sotte jalousie des marchands et des manufacturiers ". Dans le même esprit, J.M. KEYNES affirmera en 1936, dans sa Théorie Générale, que la compétition autour des débouchés est une des causes majeures de la guerre, ce " facteur ayant joué au XIXème siècle et jouant peut-être encore à l’avenir ".

Les auteurs libéraux eux-mêmes et le Tribunal de l’Histoire ? Dans l’esprit des réflexions précédentes, c’est, pour beaucoup d’analystes, la lutte des impérialismes européens autour des débouchés extérieurs qui a été prépondérante dans le déclenchement du conflit de 1914-1918 et, en particulier, l’opposition décisive entre la Grande Bretagne et l’Allemagne. Mais, de façon plus générale, c’est le XXème siècle dans son entier qui a été caractérisé par une globalisation sans précédent des rivalités et des conflits militaires.

Et la réalité, au tournant des années 2000, est bien marquée par la " mondialisation militaire ", terme très utilisé pour caractériser notre début de XXIème siècle, et par la " guerre mondialiste ", consubstantielle, indissociable de la mondialisation libérale.

4. Alors, au total, que faut-il penser du Patriotisme Economique ?

Est-ce " l’horreur " comme le soutient, on vient de le voir, le cœur très fourni de toutes celles et de tous ceux qui réclament la " mort du coupable " taxé par eux de tous les maux : vacuité, impuissance; plus, danger d’un thème rétrograde, d’un discours sans portée ; passion négative, triste; chant du cygne d’une Nation dépassée qui invente une nouvelle Ligne Maginot sans efficacité ; bref, le patriotisme économique, invention de la France hantée par la nostalgie et le ressentiment, de la France qui sait que sa puissance n’est plus ce qu’elle était.

Au final, le patriotisme économique, est-ce donc " l’horreur " ou, au contraire, faut-il couvrir le patriotisme économique de toutes les " vertus ", en faire la panacée exclusive et le remède magique aux excès de la mondialisation ?

Bref, faut-il rejoindre à l’inverse le carré de celles et de ceux qui ne ménagent pas leur éloge à ce talisman et sont prêts à toute occasion à crier : " Vive le patriotisme économique ! " ?

Au vrai, pour tenter d’avoir un jugement plus serein dans ce débat, sans doute convient-il de se tourner vers la réalité d’aujourd’hui. Pour observer qu’aujourd’hui, mais cela a déjà été vrai hier, même et y compris dans les grandes périodes de libéralisation et de mondialisation, il y a toujours eu et il y a effectivement, de nos jours, avec ou sans le nom, du patriotisme économique dans la réalité, c’est-à-dire des politiques volontaristes plus ou moins fortes des gouvernements en place, ou de ce qui en reste, de l’interventionnisme plus ou moins adéquat de la part des Pouvoirs Publics en charge de la Nation en cause.

D’abord, c’est vrai, le patriotisme économique, même s’il n’est pas affiché, voire " théorisé " avec souvent la même naïveté que la France, fait florès partout de nos jours dans les grandes nations industrielles. A commencer par les Etats-Unis, le pays par excellence, en théorie, du libéralisme. Et dans ce pays, les " libéraux " sont même particulièrement actifs et réactifs en la matière, avec notamment, il y a quelques semaines, la reconduction du " Patriot Act ". Sur le plan économique, les Etats-Unis ont empêché, en 2005, le pétrolier chinois CNOOC de s’emparer de leur firme UNOCAL ; et plus récemment, en 2006, ils ont bloqué le rachat de plusieurs de leurs grands ports par une société de Dubaï.

Mais on pourrait également montrer la défense de " l’italianité " de leur système bancaire par les Italiens; la mobilisation de l’Espagne pour empêcher l’allemand E.ON de mettre la main sur la compagnie d’électricité ENDESA ; les efforts des allemands lorsqu’il s’est agi de protéger BEIERSDORF des " appétits " de l’américain PROCTER & GAMBLE, ou encore VOLKSWAGEN des menaces de prise de contrôle par des fonds américains ; les réticences de la Grande-Bretagne à une prise de participation du russe GAZPROM dans le capital de CENTRICA, propriétaire de BRITISH GAS,…

Le patriotisme économique n’est pas, d’ailleurs, uniquement le fait des grands pays industrialisés. Il conviendrait, en effet, également, de s’arrêter sur le patriotisme économique des grands pays émergents, agités par des " angoisses " similaires à celles des Etats-Unis ou de l’Europe occidentale. On pense en particulier à la Chine avec le TGV Pékin-Shanghaï où le pays asiatique ne veut pas de technologie étrangère. Il en va de même en matière d’avion commercial petit porteur, de nucléaire, …
On voit mal, dès lors, comment, pour revenir à la France, on pourrait vilipender plus spécialement le patriotisme économique de notre pays, son interventionnisme, son protectionnisme, voire son nationalisme jugé excessif, d’autant qu’il y a peu de nations aussi ouvertes, aussi intégrées à l’économie mondiale que la nôtre, avec des échanges internationaux de biens et services qui représentent 26% de son PIB ; notre pays, le 5ème exportateur mondial de marchandises et le 4ème exportateur de services, le 3ème pays d’accueil et le 4ème pays d’origine pour les investissements directs à l’étranger (IDE).

Car, sauf à complètement se saborder et saborder le " peu " d’Etat-Nation qui nous reste dans le cadre de la " globalisation ", il n’y a pas lieu d’être surpris que nos Pouvoirs Publics entendent s’appuyer sur le cadre national, le " cadre de référence approprié aux périodes de doute identitaire ou d’adversité durable ", et affichent un patriotisme économique qu’ils veulent " éclairé " et " efficace ", à la COLBERT.

Un patriotisme économique éclairé et efficace à la COLBERT ? C’est un patriotisme économique qui indique que tout n’est pas permis au nom de l’internationalisation et de la mondialisation ; que la création de valeurs ne peut être réservée exclusivement aux actionnaires, sans prise en considération de l’emploi. C’est un patriotisme économique qui pousse à agir, qui est synonyme d’une réelle mobilisation collective de ne pas se résigner à la décadence qui, quoi qu’on en dise, n’a rien d’inéluctable ; synonyme d’une réelle volonté de rester ou de redevenir compétitif. Et qui, pour ce faire, entend utiliser les pouvoirs régaliens de l’Etat, son influence structurante, celle de " l’Etat-Stratège ", pour soutenir " l’intelligence économique ", l’innovation dans le cadre de " pôles de compétitivité ", pour défendre ce qui apparaît comme les intérêts économiques majeurs nationaux, pour la pérennité de notre outil industriel, et notre capacité de défense dans le long terme. Bien sûr, tout cela ne va pas sans tâtonnement, sans succès mais aussi des échecs dont se gaussent facilement les détracteurs de cette démarche. Et chaque fois que le niveau national n’apparaît pas adéquat, il est clair que ce patriotisme économique français doit devenir un patriotisme économique " européen ", dans la perspective d’une " Europe-puissance ", même si l’on sait bien, là encore, les difficultés de cette construction.

Bibliographie

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2. Les rapports d'étude
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4. Les sites - Internet

le site du gouvernement français.

Le Patriotisme économique : justifications et limites avec Nicolas Baverez et Jean Pisani-Ferry

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Pierre Pascallon et Pascal Hortefeux