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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.13 La puissance des idéaux en Management : essai de pneumatologie managériale

C'est en haut de la pyramide de Maslow que se trouve le secret de la performance : la mobilisation des idéaux. Ce sont eux qui peuvent nous rendre infatigables. Mais en même temps, l'idéal du seul enrichissement des actionnaires n'est plus soutenable. C'est pour cette raison qu'il devient nécessaire, en ces temps de crise, de se demander à quoi sert donc fondamentalement une entreprise dans la société ? Toute entreprise a aussi une " utilité sociale ". Laquelle ?


1. Entrer en performance c'est entrer en transe

La performance n'est possible que si les acteurs sont capables d'un certain dépassement personnel ou collectif. Ce dépassement se caractérise par la capacité des acteurs à fournir un effort physique ou psychique exceptionnel. C'est ainsi que les salariés sont invités à fonctionner aujourd'hui dans beaucoup d'organisations.

Nous posons l'hypothèse que l'état de performance dépend d'un état modifié de conscience qui s'apparente à celui de la " transe ".Comme dans le sport de haut niveau, il faut faire abstraction de soi-même et être possédé par les buts de l'organisation. Ce comportement ressemble étrangement à la définition de la transe : " Etat d'exaltation intense qui transporte celui qui le vit hors de lui-même ".(Kamina Brokha). Ce terme peut paraître démesuré ; c'est pourtant dans cette disposition que semblent placés les salariés engagés dans des logiques de compétitivité.

Dans cet article, nous nous efforcerons de comprendre le processus de mise en transe en nous appuyant sur les travaux des sociologues cliniciens " Nicole Aubert " et " Vincent de Gaulejac ". On pourra, à cette occasion, se demander avec le sociologue Le Goff) si le management n'est pas finalement une illusion lyrique, ou pire, une technologie sournoise au service du pouvoir (Habermas), conduisant finalement à des formes d'aliénation encore plus profondes que celles issues des théories tayloriennes.

Les travaux de Philippe Trouvé sur les "Utopies". devraient nous permettre de sortir de cette impasse en nous aidant à discerner des alternatives possibles à ces formes aujourd'hui douteuses qui ont eu pourtant tant de succès dans ces dix dernières années.

Enfin avec le docteur Novara on pourra se demander si un management " avancé " est vraiment possible dans certaines entreprises confrontées à une financiarisation extrême. Il semble bien, si l'on veut raison garder, qu'on ne puisse pas le dissocier d'une éthique forte. Mais cela suppose un pacte entre les parties prenantes encore bien difficile à mettre en oeuvre sans incitation de l'Etat. La France, à ce sujet possède un modèle qui mériterait d'être davantage pris en considération (Philippe Trouvé).

2. Les 3 étapes de la mise en transe

Dans leur ouvrage " Le coût de l'excellence ", Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac révèlent comment s'opère le processus de mise en performance. Les auteurs expliquent qu'il passe par le rapprochement progressif des idéaux des acteurs avec ceux de l'organisation. Ils distinguent au moins 3 étapes bien distinctes :

- 1° Dans un premier temps, les deux entités ont chacune leur indépendance. D'un coté l'individu avec son Moi ; de l'autre l'organisation avec ses objectifs et ambitions. A ce stade, chacun conserve son autonomie, son " quant à soi ", sa conscience propre. L'individu est porteur de désirs, d'émotions, de pensées qui lui appartiennent et qui sont plus ou moins concernés par l'organisation. Il existe une distance entre le Moi de l'individu et les buts de l'organisation. Cette situation présente un certain confort pour le salarié car l'organisation mobilise ici encore peu sa conscience.

Pour réussir ses défis, l'organisation a besoin de toutes les énergies de ses collaborateurs ; en d'autres termes du " don " d'eux-mêmes. Elle va mettre en place un " système de suggestion " pour obtenir l'engagement maximal des individus. Ce système plus ou moins explicite s'appuiera pour capter les énergies humaines sur diverses méthodes de management, dont l'efficacité reposera, selon les auteurs, davantage sur la dimension symbolique que sur leur apparente réalité. Le management relèverait finalement de divers processus qui viseraient à capter " l'imaginaire " des sujets. On comprend par-là qu'on puisse parler de " management managinaire ".

- 2° La deuxième étape se caractérise par la tentative d'opérer un rapprochement des idéaux. L'organisation par son système de suggestion (qui relève souvent de la punition-récompense) parviendra à faire entrer en résonance ses idéaux avec ceux de l'individu. Peu à peu, l'individu " introjectera " les idéaux de l'organisation et les fera " siens ", ce qui se traduira par un engagement en temps et en énergie de plus en plus important vis-à-vis de l'organisation. En entrant dans ce jeu, la plupart du temps, de façon inconsciente, l'individu entrera en performance. Cependant ce processus " inconscient " aura un coût pour l'individu : le coût de l'excellence.

Que va-t-il se passer ? En faisant siens les objectifs de l'organisation, le moi du sujet s'affaiblit et l'individu se dépossède de lui-même. La " conscience de soi " se trouve alors peu à peu envahie, " inondée " par les buts de l'organisation.

- 3° Cet envahissement présente alors, un risque psychique pour l'individu si l'identification aux idéaux est trop intense. Le sujet entre alors en fusion avec l'organisation. Il ne fait plus de différence entre lui-même et celle-ci. Il est en fusion totale avec la " mère-organisation " qu'il " aime " d'une certaine façon plus que lui-même. Comme Icare, les ailes du Moi fondent au contact du soleil. Les fonctions psychiques, qui permettaient d'avoir une existence propre comme sujet indépendant et libre, disparaissent. De l'extérieur, on peut penser parfois que le sujet " a fondu les plombs ". En jouant sur les mots, on peut aussi dire qu'il a perdu sa capacité à " raisonner ".

En devenant ainsi étranger à ses propres besoins ou désirs, l'individu entre aussi, paradoxalement, en aliénation. Ce n'est plus son corps qui est asservi au système comme dans le modèle taylorien c'est son esprit. Comme Icare, le sujet a perdu la vue. Son moi est anéanti. Il n'existe plus, il est devenu l'organisation. Ce processus d'aliénation est particulièrement éprouvé dans les expériences sectaires, où l'individu en s'identifiant au chef de la secte, se perd lui-même car il n'est plus différencié. Cette dérive peut parfois entraîner le sujet dans une expérience psychotisante car le réel se confond avec l'imaginaire. Ne faisant plus de distinction entre lui et l'Autre, entre le Moi et Non Moi, le rêve et le réel. L'excellence poussé à l'extrême peut donc conduire à la dissolution du Moi et à la folie.

Il y a bien sûr des degrés dans cette aliénation. Le plus souvent, heureusement, le processus n'est pas mené à cette extrémité. Mais il peut aller suffisamment loin pour exercer une captation signifiante de la conscience de soi. Les conséquences personnelles sont faciles à comprendre : en se privant de soi-même, le sujet va se priver aussi des siens, des familiers qui l'entourent. En donnant toute son énergie à l'organisation, sa vie privée risque tout simplement d'être privée de vie.

3. Le contrat narcissique

Pour celui qui n'est pas impliqué dans ce type d'expérience, les propos qui vont suivre paraîtront absurdes. Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac posent l'hypothèse que les individus tissent avec l'organisation un " contrat narcissique ". Ce contrat est évidemment inconscient.

Si j'accepte de me perdre ainsi dans les buts de l'organisation à laquelle je vais donner tout mon temps et toute mon énergie, ce n'est pas, évidemment, seulement pour la rémunération comme le prétendent " les gestionnaires rationalistes ". Si j'accepte de répondre à cette demande c'est que j'espère obtenir en échange de la reconnaissance sociale, c'est-à-dire en définitive de " l'amour ". Cet amour de la part d'une entité socialement valorisée ou de la part des figures d'autorité idéalisées me permettra en quelque sorte de me réparer des doutes fondamentaux que j'ai quant à moi-même. Plus les individus sont porteurs de cette faille, plus évidemment ils seront fragilisés et dépendants de cette quête.

Il leur sera d'autant plus difficile de renoncer aux sirènes de cette forme de management que celui-ci propose, au moins deux types de récompense particulièrement appréciés au niveau du narcissisme :
- Pouvoir accéder à un sentiment de toute puissance en s'identifiant aux ambitions de l'entreprise.
- Recevoir un peu d'amour en échange du don de soi.

En jouant ainsi sur les idéaux et la valorisation de l'Ego, les méthodes du management " managinaire " interpellent les structures profondes de la personnalité. Ce faisant, elles maintiennent les sujets dans une relation régressive. L'organisation représenterait " la mère idéale " qui accorderait ou pas son amour en fonction de l'abandon des sujets à ses exigences.

En entrant ainsi en contact avec les structures archaïques de la personnalité, le management managinaire envahit l'intimité des sujets, exerçant une certaine forme de violence sur la personne des collaborateurs.

4. Séduction et perversité

Cette forme de violence est d'autant plus sournoise qu'elle se présente sous un aspect toujours séduisant. Dans ce type de management, le manager se déguise, parfois, en petit chaperon rouge en laissant entendre qu'une adhésion sans réserve aux buts de l'organisation pourrait permettre d'accéder à une reconnaissance éternelle de la part de l'organisation, à une sorte de " bonheur " suprême. En réalité, comme le loup, et de façon inconsciente, répétons le, il s'agit de capter définitivement la conscience du collaborateur, de dévorer " son moi " pour " en tirer le maximum " en termes de ROI.

Pour être encore plus séduisant, les managers devront s'astreindre à suivre multes formations dont la vocation essentielle semblent être de les entraîner, de façon orthopédique souvent, à être encore plus séduisant.

En réalité ces pratiques apparaissent de plus en plus comme manipulatoires et interrogent les valeurs de respect et de liberté. Elles reposent sur une conception masochiste du travail humain en partant du postulat que " la pression transforme le charbon en diamant ". En fait l'actualité de la prévention des risques sociaux montre qu'elles peuvent conduire tout simplement à la " carbonisation psychique " en mettant en permanence les individus dans l'impossible. En effet, rarement, dans le management managinaire on s'interroge sur la réalité des moyens.

5. Le management managinaire à bout de souffle

On comprend pourquoi, les salariés sont de plus en plus désabusés. Cette formule fait de moins en moins rêver ; pire même, elle agace. On s'interroge ça et là sur la disparité entre l'augmentation des dividendes des actionnaires, sur l'obésité des " golden parachutes " y compris pour des managers défaillants, sur les formes " anthrophagiques " des restructurations d'entreprise, etc. De partout, la confiance vient à manquer. Ce qui apparaissait, il y a quelques années encore comme le summum de l'art managérial est perçu aujourd'hui, par les salariés, comme le cynisme absolu. Cette perception semble encore plus aiguisée pour les jeunes générations qui entrent avec un certain scepticisme dans l'entreprise. Leurs questions très fréquentes sur l'organisation des 35 heures en entretien de recrutement étonnent souvent les plus âgés mais, elles révèlent qu'ils ne sont pas disposés à se laisser totalement prendre par le mirage du management " managinaire ".

On peut parler à ce sujet de " brûlure collective de l'idéalité ". Les valeurs qui fondaient le travail se désagrègent à travers la prise de conscience de l'aliénation à laquelle conduit le management managinaire. Lors d'un récent licenciement sanglant, comme les capitalistes financiers purs et durs savent si bien le faire, nous avons été amené à faire dessiner les enfants d'une salle de classe de niveau CE 2 dont les parents avaient été " les victimes " de ces pratiques. Le thème était " le travail de vos parents ". Les représentations des enfants témoignaient à travers le graphisme des formes et des couleurs la dimension catastrophique du vécu familial. Les soleils étaient devenus noirs, les personnages évoquaient la tristesse, les ciels encombrés de nuages gris l'inquiétude de l'avenir. L'entreprise, certes, allait retrouver sa rentabilité en délocalisant au Brésil mais les idéaux liés au travail semblaient détruits sur plusieurs générations. Comment, en effet, ces enfants considéreront plus tard le monde du travail qui leur apparaissait à cet instant comme un espace de trahison ?

Le management managinaire n'est pas non plus avare d'injonctions contradictoires en demandant aux salariés un don total d'eux-mêmes, au nom de la performance, sans pour autant garantir " un contre don " en cas de rupture organisationnelle brutale. Nous pensons à une entreprise de la grande distribution informatique qui fut à la fin de l'année dans l'obligation de licencier ses cadres alors que ceux-ci avaient été particulièrement performants puisqu'ils avaient permis par leur ardeur, de reprendre le leadership sur le marché. Cette décision avait dû être prise pour permettre une présentation plus cosmétique des comptes de résultats. Cette opération avait pour but de convaincre définitivement les actionnaires américains de l'intérêt de ce rachat pour s'implanter en Europe.

Le management managinaire ignore le réel. En privilégiant la performance à atteindre, il projette les acteurs dans une course frénétique au futur qui désarticule les identités présentes. On ne fait plus très bien la limite entre le " réel et l'image, entre le Moi et l'Organisation, entre l'identité et l'extérieur " (Aubert, Vincent de Gaulejac, 1991). Cela se traduit le plus souvent par une certaine " banalisation du mal ". Les responsables de l'entreprise adoptent un système de défense qui n'est pas sans rappeler le comportement du staff de commandement du Titanic négligeant les quelques cinq alertes qui leurs auraient été faites par radio leur signalant les risques d'icebergs.

Les salariés sont souvent les premiers porteurs de cette prise de conscience. Ils la ressentent à travers leur subjectivité mais la plupart du temps, celle-ci n'est pas prise en compte. Les propos d'un salarié d'une entreprise en restructuration confirme cette hypothèse: " Il y a une dizaine d'années, on s'est aperçu que les investissements diminuaient. Les outils et les machines n'étaient pas changés alors qu'ils auraient dû l'être. Par ailleurs, les cadences augmentaient.... On n'avait de moins en moins le temps de discuter..... C'était le début de la fin ". Dans cette forme hystérique de management, peu de managers font le lien entre souffrance au travail et stratégie. Cette non prise en compte du réel les conduit parfois à accepter l'impossible, ce qui rend la situation encore plus insupportable. C'est peut-être ce qui explique pourquoi les plus fragiles n'hésitent pas, parfois, à faire appel à des solutions extrêmes pour sortir de cet enfer. (400 suicides au travail en France en 2007).

Il devient de plus en plus difficile pour les salariés de se conformer à ces pratiques dont le but fondamental apparaît centré en priorité sur la recherche exclusive du profit. Le décalage entre la richesse distribuée aux actionnaires et celle aux salariés est là pour le confirmer. Une perte de confiance sérieuse est en train de s'installer à propos du management qui semble de plus en plus entraîner dans l'impasse. Le sociologue Le Goff va même jusqu'à parler d'illusion. D'une certaine façon cette forme de management est à bout de souffle. On y croît plus. Il est temps de le réinventer.

6. Les utopies entrepreunariales pratiquées : une source d'inspiration ?

La critique développée par la sociologie clinique est pertinente mais elle est désespérante car, si elle démonte les processus managériaux de façon convaincante, elle nous laisse démunis pour l'Action. Donner le meilleur de soi-même ne peut dépendre de pratiques manipulatoires perverses. Il est nécessaire de trouver d'autres leviers. Il n'est pas non plus possible de vivre " sans idéal " sous peine de tomber en dépression (Ehrenberg, 2000). Servir les intérêts des seuls actionnaires ne peut constituer un moteur suffisant.

Pour trouver un nouveau souffle, Philippe Trouvé nous exhorte à revisiter les utopies d'entreprise. Cette invitation peut paraître surprenante, voire scandaleuse. L'utopie est souvent assimilée à une fiction. Pour répondre à ces objections, ce chercheur s'est concentré sur les utopies non pas rêvées mais pratiquées.

En explorant quelques-unes d'entre elles, il montre que les hommes ont besoin d'espérance. Ce sont les grandes espérances qui permettent la sublimation collective. Comment expliquer en effet, la construction de ces magnifiques cathédrales qui sont par définition des oeuvres collectives, sans la puissance des idéaux ?

Si on observe ces créations, on s'aperçoit que les idéaux mobilisés ne relèvent pas d'une valorisation égocentrique ou narcissique. La construction d'une cathédrale ou d'une église n'est pas attribuée à un seul homme. On ignore souvent le nom même de l'architecte. Cette construction s'étale sur des années, voire sur plusieurs générations. Les idéaux mis en oeuvre sont à l'évidence d'une autre nature que ceux qui sont évoqués dans l'analyse du management managinaire. La valeur créée n'est pas, ici, une valeur économique, mais une valeur d'utilité sociale (Parodi). Elle conduit aussi bien celui qui a participé à son édification que celui qui la contemplera à une certaine transcendance.

Un idéal transcendant dépasse les intérêts personnels de l'individu. Il s'étale dans le temps et dans l'espace. Il semble relever de l'éternité et présente un caractère d'universalité. Il est aussi réel que les réalités économiques d'une entreprise.

Le discours hégémonique des financiers voudrait nous faire croire qu'une entreprise n'a qu'une finalité économique. C'est une conception " choséifiante ". Nul ne peut nier son rôle " d'utilité sociale ". Elle rend des services à des personnes et à un territoire. Cependant cet impact est rarement évoqué.

Pour les tenants du développement durable, une entreprise n'a pas pour vocation de faire seulement du profit. Elle est aussi porteuse d'une responsabilité sociétale qui dépasse la recherche immédiate du gain. Pour l'instant cette vocation est présentée sous la forme d'un devoir. L'approche paraît encore trop souvent moralisante ou surmoïque; c'est sans doute pour cela que le concept suscite encore quelques doutes.

Certaines entreprises parviennent plus facilement que d'autres à transformer cette obligation morale en Idéal et à le faire partager à leurs salariés. C 'est le cas évidemment des entreprises qui ont un but humanitaire mais il y aussi quelques entreprises à caractère strictement économique qui développent par ailleurs des actions de type sociétales en s'engageant par exemple sur la redynamisation du territoire (Michelin, EDF), la revalorisation du patrimoine local (Fiat) ou le co-développement (ENI).

Ce projet sociétal contribue à l'ennoblissement du travail et rend plus supportable les contraintes économiques. L'adhésion à ce que Richard Koch appelle les " buts ultimes " de l'entreprise devrait constituer une préoccupation fondamentale des managers. Le docteur Novara utilise à ce propos une expression intéressante qui dépasse la notion de RSE en affirmant qu'une entreprise a aussi la mission de " transformer le monde ". Cette conception qu'il a empruntée au célèbre fondateur de FIAT, Giovanni Agnelli, permet aux salariés de se percevoir " en créateurs d'histoire " et pas seulement en pourvoyeurs de profit.

Cette approche vocationnelle de l'entreprise passe par la capacité des managers à :
- Identifier les besoins sociétaux remplis par l'activité de l'entreprise.
- Organiser l'entreprise pour servir cette vocation.
- Développer les compétences pertinentes pour la réalisation de cette mission.

L'analyse des utopies pratiquées d'entreprise réalisée par Philippe Trouvé montre que cette dynamique passe toujours par un manager " inspiré " qui ne réduit pas l'activité de l'entreprise à la seule création de richesse économique mais proclame son " utilité sociale ". Nous avons cité le regretté Giovanni Agnelli mais nous pourrions évoquer aussi Mattei, directeur général du groupe ENI, Robert Owen, industriel militant acharné des communautés ouvrières, Jean-Baptiste Godin créateur du Familistère de Guise, etc. Pour ces managers inspirés, l'entreprise se doit aussi de créer de la valeur pour l'Humanité. Une jeune étudiante que nous avons récemment interrogée dans le cadre de son entretien d'admission affirmait qu'elle avait besoin de travailler pour une entreprise avec une éthique forte : " Si je sais que l'entreprise travaille pour le " Bien ", mes forces seront décuplées ". Elle résume bien la puissance que les idéaux authentiques peuvent exercer sur un individu. A travers ce témoignage on voit bien que " ce qui donne du souffle, c'est de réveiller l'espoir de sauver le monde " (Philippe Trouvé).

7. Avoir ou Etre : Qu'est ce qui rend les salariés heureux ?

Les indicateurs de richesse économique sont généralement largement privilégiés au détriment du bien-être des salariés. La préoccupation de l'Avoir l'emporte toujours sur le développement de l'Etre. Pourtant si les managers intégraient ces indicateurs dans la gestion de leur entreprise, ils seraient certainement amenés à réviser leurs stratégies et leurs méthodes.

Le Bonheur dans l'entreprise est exigeant. Il est au carrefour de nombreuses interactions croisant la stratégie économique, l'organisation collective du travail, la gestion avancée des ressources humaines, la fonction environnementale, etc. Le Bonheur au travail pourrait devenir un des indicateurs majeurs de la réussite d'une entreprise car il ne peut être que le résultat d'un grand nombre de facteurs.

Le stress au travail fait l'actualité mais il est présenté souvent comme un simple processus neurophysiologique ou comme la conséquence d'un problème d'organisation. La résolution du problème semble relever d'une démarche ergonomique ou mécanique. Les managers ont beaucoup de mal à admettre qu'il pourrait s'agir d'un problème de stratégie économique. Nous posons l'hypothèse que si le stress fait tant parler de lui en ce moment c'est qu'il est un signe signifiant de la grave crise que traverse nos modèles occidentaux de développement économique contemporain.

Par masochisme managérial, nous persistons depuis trop longtemps à maintenir des formules de productivité que le simple bon sens permet de qualifier aisément d'obsolescentes. Comment en effet, dans certains secteurs, résister aux bas coûts de main d'oeuvre des Nouveaux Pays Industrialisés. Il faut attendre la réalité des chiffres pour changer de cap alors que la subjectivité des acteurs constitue une source d'informations beaucoup plus précoce que celles à postériori des comptables. Pourquoi nous en privons-nous ?

Nous avons visité un grand nombre d'entreprises performantes sur la durée. L'entreprise Michelin nous a beaucoup étonnée et intéressée. Les pneus qui portent la marque Michelin sont parmi les plus chers du marché, pourtant, le chiffre d'affaires réalisé met en évidence qu'ils sont les plus appréciés par les clients. Compte tenu de ses caractéristiques, on peut penser que Michelin s'inscrit plutôt dans une formule stratégique dite de compétitivité " Hors Prix ". Quand on interroge les responsables de cette entreprise, on s'aperçoit que tout au long de son histoire, l'entreprise a innové. Chaque fois que ses produits entraient en perte de vitesse au niveau de la marge, une innovation majeure était lancée avec succès sur le marché. Ce scénario semble surprenant de l'extérieur compte tenu de l'image assez austère de l'entreprise mais l'histoire prouve que la culture d'entreprise possède un système immunitaire capable de sécréter les bonnes décisions au bon moment. Ce qu'il faut savoir, c'est que malgré certaines critiques, dont il ne nous appartient pas de dire si elles sont justifiées ou pas, ses dirigeants et en particulier François Michelin ont toujours eu un souçi social : celui de diffuser des principes de vie et d'apporter des services susceptibles de contribuer au bien-être de son personnel.

Joseph Stiglitz , prix Nobel d'économie, ancien chef économiste de la Banque mondiale devenu contempteur de la mondialisation semble partager ces convictions en affirmant qu'il faut " travailler moins pour être plus heureux ". Ce slogan ne peut pas être séparé d'une démarche de compétitivité " Hors Prix ". Armatya Sen l'icône des altermondialistes partage les mêmes convictions. Cette conception rejoint celle d'Aristote qui pensait que la cité devait être organisée dans le but de faire le bonheur des citoyens.

Les tentatives de définir par pays des indicateurs du développement humain vont dans le même sens (IDH). Même si ces travaux sont encore au stade du balbutiement, ils contribueront certainement à initier de nouvelles formes de gouvernance pour les états et les entreprises.

8. L'entrepreneur contribue aussi à la transformation du monde

Cette interrogation sur le " bonheur au travail " n'est pas récente. Elle est la question centrale qui préoccupe les grands entrepreneurs utopistes qui par leur audace, leur courage, leur volonté de " transformer le monde " ont fait preuve d'une transcendance en cherchant à utiliser les profits réalisés non pour leur salut personnel mais pour le " bonheur de leurs concitoyens ". Le film " La liste de Schindler ") fournit une belle métaphore de cette métanoïa lorsque le héros du film Oskar Schindler, magnifiquement interprété par Liam Neeson, retourne sa valise pleine de billets vers le comptable de l'entreprise en lui expliquant que cet argent servira à sauver des vies humaines plutôt qu'à son plaisir personnel, comme il l'avait envisagé avant.

La Fondation Bill et Melinda Gates confirme bien cette capacité de transcendance. Chaque année, elle est financée à hauteur de 28,8 milliards de dollars dans le but de diffuser dans les pays du tiers monde des médicaments permettant de lutter contre de graves maladies. Un autre donateur tout aussi célèbre attire le respect : Warren Buffet. Surnommé " l'oracle d'Omaha ", l'homme d'affaires, âgé de, 77 ans, est en 2008 l'homme le plus riche du monde. Il a indiqué son intention de distribuer 99 % de sa fortune, estimée à 62 Milliards de dollars à des œuvres caritatives. En 2000, Il a défrayé le chronique en réalisant une donation de 36 milliards de dollars à la Fondation Bill & Melinda Gates et en affirmant qu' " une personne très riche doit laisser suffisamment à ses enfants pour qu'ils fassent ce qu'ils veulent mais pas assez pour qu'ils ne fassent rien ".

Le mexicain Carlos Slim Helú est le deuxième homme le plus riche du monde après Warren Buffet. Il est le propriétaire de la première société de télécommunication Telmex. En 2006, il a fait don de 5 milliards de dollars à des fondations et prévoit d'en donner 2 fois plus d'ici 2010. Il a annoncé début août 2007 son intention de lancer un plan de 300 millions de dollars pour la construction de 100 nouvelles écoles au Mexique. Cette générosité montre que lorsque l'homme a résolu ses propres angoisses de survie pour lui-même et les siens, il est capable d'une extraordinaire altérité.

Anita Lucia Roddick, fille d'immigrants italiens a ouvert son premier magasin Body Shop en 1976 à Brighton, dans le sud de l'Angleterre, bien avant la mode du commerce équitable et éco-compatible.
La chaîne est devenue un phénomène global, avec près de 2.000 magasins dans 50 pays. Surnommée la " Reine verte ", elle a fait don de sa fortune, soit 63,8 millions d'euros à des oeuvres avant sa mort. Elle résume de façon magistrale dans une interview réalisée en 1995 ce que nous essayons de développer dans cet article :

« Faire entrer The Body Shop en Bourse a été la plus grande erreur de ma vie. Je n'ai cessé de le regretter. Les richesses de notre entreprise étaient vues comme des handicaps, et l'on me reprochait de ne pas être à ma place. Une activiste dans les affaires, c'était anormal ! On me demandait : pourquoi ne respectez-vous pas le fonctionnement boursier ? En plus, je ne parlais pas le langage des affaires. Quand j'ai fondé une fabrique de savon, Soapworks, dans une zone déshéritée de Glasgow, j'ai décidé de verser 25 % des bénéfices au quartier. Au lieu de me soutenir, le monde des affaires m'a accusée de détourner les dividendes des actionnaires ! ".

Annemarie Van Gaal est hollandaise. Elle a fondé un groupe de presse en Russie de 800 salariés qui réalisent un Chiffre d'Affaires annuel de 100 millions de dollars. Elle a revendu son entreprise et a décidé de se consacrer à une activité de " business Angel ". Elle déclarait récemment : " Depuis peu, je sens que ma vie prend un nouveau sens. J'ai gagné beaucoup d'argent, maintenant je veux redonner une partie de ce que j'ai reçue. Comment, je ne le sais pas encore, mais j'ai envie de contribuer à changer le monde ..."

Si nous nous sommes attardés à parler de personnages célèbres c'est pour retenir l'attention du lecteur, mais l'enquête que nous avons commencée à mener auprès de plusieurs dizaines de dirigeants de PME moins médiatisés nous a montré que cette préoccupation de l'Autre n'était pas absente de ceux qui ont acquis un certain pouvoir. Il y a dans chaque dirigeant un tyran et en même temps " un chevalier " potentiel.

Nous pensons en particulier à un entrepreneur qui en développant de nouveaux marchés en Afrique a décidé de relancer une école en associant plus de 50 entreprises partenaires. Cette initiative permettra la scolarisation de plus de 300 enfants.

Nous pourrions également évoquer le cas d'un autre chef d'entreprise que nous avons rencontré dans le cadre du Club des 1000, mis en place par la CCI du Puy de Dôme. Fabriquant de meubles " haut de gamme " son entreprise de 25 salariés est très rentable. Il pourrait tranquillement vivre sur ses lauriers. Mais il n'en n'est rien : chaque année il accueille dans son entreprise les jeunes de son village qui souhaitent découvrir l'entreprise et clarifier leur projet professionnel. Non seulement, il les rémunère mais il les accompagne dans cette quête d'eux-mêmes en leur accordant du temps. En fait, ce club, qui n'est pas un cas isolé en France, témoigne que nombreux sont les entrepreneurs qui conçoivent que leur action peut aussi avoir un rôle de transformation de la société.


Conclusion : un autre monde est possible

Ces biographies d'entrepreneurs nous réconcilient avec le capitalisme dont nous pourrions douter tant il paraît parfois sauvage. Ils sont devenus " grands " parce qu'ils ont su ou pu dépasser la tentation d'utiliser leur pourvoir pour eux-mêmes mais pour servir le " Bien Commun ". Ils ont accepté de laisser les idéaux ouvrir leur coeur et illuminer leur actions. En contribuant au " Bonheur " de leurs concitoyens, ils sont devenus des " justes ". Ces utopistes pratiquants qui ont su sortir des conventions nous montrent qu'un autre monde est possible. Grâce à eux , nous savons qu'il ne faut pas renoncer à agir et.... à rêver.

Bibliographie


Anita Roddick, fondatrice de Body Shop : ses convictions sur l'entrepreunariat

" Les vrais entrepreneurs sont des optimistes pathologiques, des obsessionnels. Leur qualité principale est, à mon sens, de bien communiquer leurs idées. Il me paraît idiot de croire qu'ils peuvent être de simples gestionnaires. Ou, pire encore, des spécialistes de la réduction des coûts, sans aucun souffle, sans histoires à raconter. Qui peut motiver tout un groupe en parlant de hausse des parts de marché et de primes au rendement ? Nous avons tous besoin d'adhérer à un projet ". Anita Lucia Roddick

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Mohammad Yunus - Prix Nobel de la Paix 2006 - Qu'est-ce que le social Business ?




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