Le Temps des Valeurs

4.28 Développement durable et entreprise responsable : une voie pour l’innovation de rupture ?


Résumé

Les différentes crises, immobilières, financières, bancaires et économiques actuelles et à venir risquent d’imposer prochainement une rupture sur les marchés, en particulier grâce à des innovations tant technologiques, stratégiques que managériales, engendrées par la volonté de sortir de ces situations difficiles.

Certaines entreprises semblent déjà croire en un futur changement de paradigme économique et, pour ce faire, se sont conçues à partir des principes de développement durable ou s’y préparent en intégrant progressivement une nouvelle philosophie " de responsabilité " en leur sein. Cette communication tente, à travers l’analyse de quatre cas d’entreprises plus ou moins engagées, de démontrer que le développement durable est un paradigme capable de générer des innovations de rupture, car étant lui-même une philosophie économique de rupture. Il ressort d’ailleurs de cette analyse que c’est à travers l’innovation orientée développement durable et la volonté de se mettre en marge du marché, que les entreprises engagées peuvent espérer actuellement connaître le succès.

Introduction

Les crises financières récurrentes ainsi que les contraintes imposées par l'environnement naturel (la pollution, la raréfaction et l'épuisement inévitable des ressources primaires, le déclin de la biodiversité,…), l’environnement social et sociétal (droits humains fondamentaux, santé et sécurité au travail, …), et l’environnement économique, couplées parfois à certaines valeurs éthiques du management, incitent certaines organisations à se tourner vers le développement durable.

Ce changement de cap semble, d’après certaines études, se traduire par des champs d’opportunités : améliorations au niveau de la productivité (Fuller, 1999), valorisation de l’image de l’organisation. Plus encore, elle s’avère être un vecteur solide d’innovations, en particulier via l’adoption d’une approche par les avantages (Reynaud, 2006). Aussi pour le Centre des jeunes dirigeants (CJD), l’intégration de critères de développement durable offre un avantage non négligeable aux yeux des clients des entreprises (2004, p.19). C’est la raison pour laquelle il est intéressant d’étudier le développement durable sous l’angle de l’innovation en pointant en particulier les effets de ruptures propres à l’adoption de tout nouveau paradigme.

Dans cet article, nous tenterons, à travers l’analyse de la littérature existante, de répondre aux questions suivantes : est-ce qu’une organisation qui adopte une démarche de développement durable se place dans une situation propice à l’innovation ? Dans l'affirmative, ces innovations sont-elles incrémentales ou de rupture ? Sont-elles plutôt managériales, stratégiques, organisationnelles, technologiques ou commerciales ? Enfin, sous quelles conditions rencontrent-elles le succès ? Autant d'aspects que nous proposons dans un premier temps d’explorer : est-il possible de concilier une démarche complète de Développement Durable (c'est-à-dire intégrant à la fois les considérations sociales, sociétales et environnementales) en conservant les règles du jeu actuel du capitalisme financier ? Autrement dit, une pleine implication dans le Développement Durable n'appelle-t-elle pas une nécessaire réflexion en termes de " rupture " par rapport à l'existant (rupture sans laquelle la démarche ne serait que partielle) ?

Il s'agira, dans une première partie, d’établir un lien entre le développement durable et sa capacité à générer des innovations, à partir d'un état de l'art des concepts. Dans une deuxième partie, une classification d’entreprises permet d’analyser certaines pratiques d’innovations " soutenables " en pointant sur des cas représentatifs de chaque classe (types d’entreprises) précédemment révélées. Cette typologie nous permettra d’opposer des organisations ayant initié une politique de développement durable et celles qui s’en sont appropriée. Une discussion met en avant les freins, limites et, à contrario, les motivations et opportunités que l’adoption d’une démarche de développement durable fait naître au sein du processus d’innovation des organisations. Nous énonçons enfin des voies futures de recherche.

1 Le développement durable, une démarche innovante

Si nous reprenons ici le concept de développement durable, ce n’est pas tant pour en exposer ses contours que pour en traduire le sens. Il est acceptable d’affirmer qu’il s’agit encore d’un terme aux acceptions multiples et aux champs d’applications flous. Un terme intégratif qui inclue les principes d’éthique des affaires, de responsabilité sociale ou " sociétale ", de gestion " verte ", de croissance soutenable, etc. D’aucun lui donne, ainsi, une valeur paradigmatique. Pour sa part, le concept d’innovation a reçu beaucoup de considérations. Mais pouvons-nous être amenés à penser que ces deux notions sont liées ?

1.1 Le développement durable : d’un nouveau concept à un nouveau paradigme
Le concept est défini par le rapport Brundtland (1987) comme " un développement qui permet de satisfaire les besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ". Il est important de bien comprendre ici les notions de développement souvent assimilée à celle de croissance et de durabilité faisant référence à un élément de long terme.

Le mot " développement ", tel qu’il s’est progressivement imposé dans le langage ordinaire, désigne tantôt un état, tantôt un processus, connotés l’un et l’autre par les notions de bien-être, de progrès, de justice sociale, de croissance économique, d’épanouissement personnel, voire d’équilibre écologique. Le rapport de la commission Sud, qui tente de synthétiser les aspirations et les politiques des pays " en développement ", propose la définition suivante : " Le développement est un processus qui permet aux êtres humains de développer leur personnalité, de prendre confiance en eux-mêmes et de mener une existence digne et épanouie. C’est un processus qui libère les populations de la peur du besoin et de l’exploitation et qui fait reculer l’oppression politique, économique et sociale. C’est par le développement que l’indépendance politique acquiert son sens véritable. Il se présente comme un processus de croissance, un mouvement qui trouve sa source première dans la société qui est elle-même en train d’évoluer ". De son côté, le Rapport mondial sur le développement humain (1991), publié par le PNUD, affirme que " le principal objectif du développement humain est d’élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder au revenu et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé, et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et jouir des libertés humaines, économiques et politiques ". Dans son rapport, Brundtland énonce que " ce dont nous avons besoin, c’est une nouvelle ère de croissance,une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement soutenable ". Par ces mots, l’auteur tombe dans les mêmes travers que bon nombre d’économistes nourris par l'idée que la croissance est le seul facteur possible de développement. Mais Sen ou Stiglitz s’écartent de cette pensée en minimisant l’importance de la croissance, en particulier du Produit Intérieur Brut. Dans cet esprit, Harribey (2004) définit le développement comme " l’évolution d’une société qui utilise ses gains de productivité non pour accroître indéfiniment une production génératrice de dégradations de l’environnement, d’insatisfaction, de désir refoulés,d’inégalités et d’injustices,mais pour diminuer le travail de tous en partageant plus équitablement les revenus de l’activité ".

La durabilité, pour sa part, trouve deux écoles de pensée. La soutenabilité faible s’appuie sur les préceptes d'économistes comme Solow, qui font l’hypothèse qu’on peut remplacer les ressources naturelles épuisées par du capital de substitution : il faut investir pour prévoir ce remplacement et inclure notamment dans le prix de vente une rente de rareté, un droit à polluer. La soutenabilité forte, pour laquelle il est impératif de transmettre aux générations futures un stock de ressources naturelles non dégradées et non épuisées. L'utilisation des ressources naturelles doit se faire en deçà du seuil de renouvellement et le principe de précaution doit prévaloir sur le principe du pollueur payeur. La gestion des biens naturels doit être collective et non pas laissée uniquement au marché. Le développement n’est plus seulement envisagé de façon quantitative, mais également d’un point de vue qualitatif. C’est ce qui en fait un nouveau paradigme impliquant une rupture philosophique sur les marchés. Mais comment adopter ce paradigme ?

1.2 Le développement durable en entreprise : de la responsabilité envers les parties prenantes
Le paradigme du développement durable semble transformer les organisations à travers le rapport qu’elles entretiennent avec leur environnement, d'autant qu'il est devenu une attente exprimée par les consommateurs et acheteurs. Néanmoins, pour le moment, elles sont peu à l’avoir intégré dans leur démarche stratégique, peut-être parce que la performance simultanée des trois forces (rentabilité économique, respect environnemental, équité sociale), au sens d'Elkington (1987), est difficile à atteindre. Aussi, le développement durable est souvent entrevu comme un simple argumentaire commercial, " cache misère ". La création de valeur et l’innovation se contente alors d’être " marketing " : cela dénote une simple réaction défensive (Caroll,1999) face à ce courant de pensée, masquant par la communication un retard " organisationnel ".

A l'opposé de cette approche superficielle, l’introduction tant philosophique qu’opérationnelle s’est opérée à travers essentiellement les notions de parties prenantes (Capron, 2003) et de responsabilité sociale (Igalens et Joras, 2002 ; Livre vert CE, 1999) et ses corolaires l’" Accounting " et le " reporting ". Les parties prenantes ne doivent pas se restreindre aux seules parties " contractuelles ", mais à un ensemble bien plus vaste, soit : " tout groupe ou tout individu pouvant affecter ou être affecté par les décisions et la réalisation des objectifs d’une organisation " (Freeman, 1984, p.48) et qui " supportent, volontairement ou involontairement un risque du fait de l’entreprise " (Clarkson,1995). La réussite d’une stratégie ou d’une conversion au développement durable en entreprise passe par la considération des intérêts de toutes les parties prenantes, comme le soulignent Jones et Wicks (1999), et ceci pour une question d’efficacité (Freeman, 1999).

Il est souvent recommandé de les traiter selon un ordre d’importance hiérarchique. Freeman (1984) introduit trois niveaux de réflexion : rationnel, processuel et transactionnel, auquel est ajouté le niveau interactionnel (Dontenwill et Reynaud, 2005) qui consiste à analyser les relations entre l’ensemble des parties prenantes inventoriées. De son côté, Mitchell (1997) classe les parties prenantes dans un processus de participation ou de concertation en fonction de trois critères : le pouvoir, la légitimité et l'urgence. Le pouvoir est la capacité (exprimée ou potentielle) d'un acteur à imposer sa volonté aux autres. La légitimité est l'appréciation, par les autres acteurs, que l'action du premier est désirable, convenable ou appropriée en fonction des systèmes de normes, valeurs, croyances et définitions socialement construits. L'urgence est le sentiment, par l'acteur lui-même, que sa propre demande est pressante ou importante. Ainsi, ceux qui ont les trois attributs sont qualifiés de " définitive stakeholders " et doivent absolument être inclus dans la concertation.

L'importance de la participation de l'acteur en question décroit ensuite en fonction du nombre d'attributs possédés. Ceux qui ont deux attributs (expectant stakeholders) sont les " dépendants " (possédant l'urgence et la légitimité), les " dangereux " (possédant pouvoir et urgence), les " dominants " (possédant pouvoir et légitimité. Ceux qui ont un seul attribut sont les " dormants " (pouvoir), les " discrétionnaires " (légitimité), les " demandeurs " (urgence). Pour finir, ceux qui n'ont aucun attribut sont qualifiés de " non-stakeholders " et peuvent ne pas être inclus dans la concertation.

Le développement durable s’invite au sein des entreprises à travers la notion de responsabilité sociale. Cette dernière n'est pas une invention récente : Bowen (1953) l’invoqua auprès des nouveaux hommes d’affaires américain de l’après-guerre. Il s’agit pour les dirigeants de suivre les politiques et les orientations qui sont désirables pour la société (Acquier et Gond, 2005). Plus récemment, la communauté Européenne (1999) retient cette définition de la RSE : " elle implique qu’une entreprise est responsable de ses impacts sur toutes les parties prenantes concernées. Il s’agit de l’engagement continu des entreprises à se comporter de manière équitable et responsable tout en contribuant au développement économique et en améliorant la qualité de vie de leurs employés et de leur famille. En exprimant leur responsabilité sociale, les entreprises affirment leur rôle de cohésion sociale et territoriale. A travers la production, les relations avec leurs employés et leurs investissements, les entreprises sont à même d’influencer l’emploi, la qualité des emplois et la qualité des relations industrielles, y compris le respect des droit fondamentaux, l’égalité des chances, la non-descrimination, la qualité des biens et services, la santé et l’environnement ". Si les entreprises doivent satisfaire leurs obligations légales, elles doivent plus encore s’engager au-delà pour rechercher la satisfaction de leurs parties prenantes actuelles et futures. Cet investissement consiste à être responsable, soit, répondre, être garant de ces actes et réaliser les espérances qu’on a fait naître Pellissier-Tannon, (2005). Carroll (1979) choisit de classifier les responsabilités de l’entreprise selon quatre catégories : responsabilités économiques, légales, éthiques et philanthropiques. Ces dimensions sont revues par Elkington (1987) par son modèle " Triple Bottom line " (dimensions économique, sociale, environnementale).

La RSE apparaît souvent comme le corolaire du développement durable en entreprise. Néanmoins, elle aborde la " soutenabilité " de façon moins globale. Elle reste très centrée sur les préoccupations premières de l’entreprise, au risque de passer à côté d’opportunité et d’innovations majeures. Elle reste une manière d’adopter une démarche de développement durable sans remise en cause des principes de marchés à l’oeuvre actuellement.

2. Innovation et développement durable

La notion d’innovation est un élément incontournable de l’appropriation du concept de développement durable. On s’aperçoit qu’elle ouvre la voie à une véritable transformation des règles de l’entreprise. Associer l’idée de développement durable à celle d’entreprise a pour conséquence la nécessité de repenser ses relations, ses interactions avec ses parties prenantes car il existe des contradictions à gérer, et des différents à arbitrer (Mathieu, 2005). Ainsi,positionner l’entreprise dans une démarche de développement durable conduit à réviser les modes de pensée et à mettre en oeuvre de nouvelles méthodes de travail : concilier court terme et long terme, global et local.

2.1 Le concept d’innovation
Le terme d’innovation est employé indifféremment pour désigner un processus de changement que pour le résultat qui en découle. Mais, par définition ce terme désigne le processus réalisant la nouveauté. Ainsi, une innovation est, selon Barreyre (1980), un processus, c’est-à-dire " un ensemble de phénomènes, conçu comme actif et organisé dans le temps " (Définition du Petit Robert), dont l’aboutissement est une réalisation originale qui comporte des attributs créateurs de valeur, la mise en application originale et porteuse de progrès d’une découverte, d’une invention ou simplement d’un concept. Ce processus comprend trois étapes : (1) l’élaboration de l’innovation - convergence entre une fonction à remplir, un concept et des ingrédients -, (2) le développement et l’introduction, et enfin (3) la diffusion. Voir l’innovation comme un processus est une considération bien pratique et évite toute assimilation du concept avec son résultat : le bien ou service nouveau.

Ainsi, l’innovation n’est pas " une idée, une pratique, ou un objet perçu comme nouveau par un individu ou toute autre unité d’adoption " (Rogers, 1995, p.11) mais le processus produisant cette idée, pratique ou objet nouveau. Une étude de l’OCDE (1991) va dans ce sens. Pour cet organisme, l’innovation est un processus itératif initié par la perception d’une opportunité d’un nouveau marché et/ou d’un nouveau service pour une technologie basée sur une invention dont le développement,la production et le marketing tentent de conduire au succès commercial. Ce processus, selon Garcia et Calantone (2002), ne comprend pas seulement l’activité de recherche, mais aussi le développement du produit, sa fabrication, le marketing, sa distribution, le service et son adaptation au cours de sa vie.

2.2 L’innovation stratégique de rupture : porte d’entrée vers de nouveaux paradigmes
La littérature relative aux innovations de rupture connaît un certain développement depuis une dizaine d'années, se structurant principalement autour des contributions de Hamel & Prahalad (1995), Christensen (1997), Kim & Mauborgne (1999, 2005), Hamel (2000, 2008). Ces travaux reposent sur le postulat que, dans le contexte actuel d'hyper-compétition de nombreux secteurs d'activités, les entreprises les plus performantes seraient celles qui s'affranchissent des approches concurrentielles classiques, proposant un modèle économique en " rupture " avec l'existant. En contestant les règles du jeu établies de leur activité jusqu'alors jugées immuables (" orthodoxie sectorielle "), elles tentent d'éviter la logique conduisant les acteurs à une lutte exclusive sur les prix, qui se traduit par des marges toujours plus faibles, des délocalisations, des restructurations, c'est-à-dire un moins-disant finalement peu satisfaisant économiquement et coûteux sur le plan social.Il s'agit plutôt de reconfigurer le marché pour dégager de nouvelles perspectives de développement encore non explorées.

Différentes terminologies sont employées par les contributions (concernant notamment les périmètres respectifs attribués aux " innovations stratégiques " et aux " innovations de rupture ") : un effort de caractérisation est donc nécessaire. Deux présentations complémentaires peuvent être mises en avant. La figure 1, proposée par Moingeon & Lehmann-Ortega (2006), permet tout d'abord d'opérer une distinction entre innovations incrémentales, perturbatrices et de rupture. Ces dernières reposent sur un changement radical dans la mesure où le mouvement stratégique opère dans deux dimensions fondamentales : la modification de la valeur-client d'une part (c'est-à-dire l'offre telle qu'elle est perçue par le consommateur) ; la chaîne de valeur (c'est-à-dire le processus de construction de l'offre) d'autre part. A l'opposé, l'innovation incrémentale consiste en des modifications relativement mineures (adaptations à une offre déjà existante telle que la nouvelle version d'un logiciel par exemple). Dans cette présentation, ce que les auteurs nomment " innovation stratégique " est constitué de l'ensemble des stratégies " perturbatrices " et de " ruptures ". De son côté, Hamel (2008, p. 28) identifie quatre type d'innovations qu'il présente sous forme d'une pyramide (figure 2).

Si chaque innovation apporte une contribution à la réussite de l'entreprise, certaines formes d'innovations révèlent, selon Hamel, une aptitude supérieure dans l'obtention d'un avantage concurrentiel durable. A la base de la pyramide, l'innovation de procédés correspond à l'excellence opérationnelle (performance des systèmes d'information, sous-traitance, délocalisations), dont l'intérêt est incontestable, mais qui se diffuse rapidement d'une entreprise à l'autre et ne se révèle donc pas décisive sur le plan concurrentiel. L'innovation de produits/services, si elle peut être à l'origine d'un développement considérable de l'organisation, est souvent rapidement copiée, voire dépassée, si son succès ne repose pas sur des caractéristiques uniques de l'entreprise. L'innovation stratégique consiste en l'offre d'un nouveau modèle économique. Elle correspond à une rupture et peut perturber la concurrence, mais, selon Hamel (2008), l'identification des clés du succès de l'entreprise reste relativement aisée, empêchant l'innovation de s'avérer décisive. Au sommet de la pyramide, l'innovation managériale est, de la sorte, la plus à même de provoquer une rupture durable. Elle se distingue des autres formes d'innovation parce qu'elle repose sur une combinaison complexe de ressources et de savoir-faire particulièrement difficile à identifier et à dupliquer pour un concurrent.

Les figures 1 et 2 nous permettent de mieux cerner la notion d'innovation de rupture. Une définition qui semble homogénéiser les différentes approches (et les différentes terminologies) est proposée par Schlegelmilch & Diamantopoulos (2003) : " l'innovation de rupture ", se définit comme une " re conceptualisation fondamentale du business model et le remodelage du marché existant (en cassant les règles et en changeant la nature de la concurrence) pour atteindre des améliorations de valeur radicales pour les clients et une forte croissance pour les entreprises " (p.118).

Parce que la démarche de Développement Durable, telle que nous l'avons envisagée supra, suppose d'adopter pour l'organisation un raisonnement stratégique construit sur une réflexion globale et multidimensionnelle, son association avec la notion d'innovation de rupture présente une certaine pertinence. La combinaison de ces deux thématiques ne fait pourtant pas encore l'objet de recherches approfondies, ce qui peut surprendre. D'abord parce qu'elles suscitent l'une et l'autre un intérêt croissant dans la littérature en management. Ensuite parce que des " ponts " entre les deux démarches peuvent être mis en évidence, comme le révèlent par exemple Martinet & Payaud (2008).

3 Etude du lien entre l’innovation et le développement durable

Pour Martinet & Payaud (2008), la mise en oeuvre effective d'une démarche de développement durable ne peut s'envisager que dans le cadre de la régénération des approches du management stratégique, vu dans une optique normative comme " une discipline morale et politique où les critères d’efficacité, d’efficience et de neutralité sont à resituer par rapport aux critères de pertinence, d’équité, de soutenabilité " (p. 19). Le contexte actuel caractérisé par la financiarisation à outrance des décisions de gestion, le court-termisme et la " dictature du temps réel " s'oppose nettement à l'idée même de " durabilité ", et appauvrit notablement le discours stratégique : " s’est ainsi diffusée une panoplie de (pseudo) stratégies d’entreprise, gestes-réflexes mimétiques conformes à ce que sont supposés attendre les marchés financiers (par exemple le tryptique -recentrage sur un métier unique, cession des activités les moins rentables, rachat par l’entreprise de ses propres actions-, l’entrée en vigueur de nouvelles normes comptables (IFRS) ou encore la notion de " juste valeur "), (p.14). Selon ces auteurs, le stratège, dont les marges de manoeuvre apparaissent particulièrement réduites, ne peut se satisfaire de cette situation. Or, il est intéressant de constater à quel point cette analyse rejoint pleinement la littérature sur les innovations de rupture, fondamentalement liée à une contestation du conformisme dans lequel se placent les organisations.

3.1 Problématique
Si beaucoup d'entreprises affichent un intérêt pour le Développement Durable et expérimentent de nombreuses actions, une question émerge : est-il possible de concilier une démarche globale de Développement Durable (c'est-à-dire intégrant à la fois les considérations sociales, sociétales et environnementales) en conservant les règles du jeu actuelles ? Autrement dit, une pleine implication dans le Développement Durable n'appelle-t-elle pas une nécessaire réflexion en termes de " rupture " par rapport à l'existant (rupture sans laquelle la démarche ne serait que partielle) ?

Par exemple, Ferrary & Pesqueux (2006) soulignent la différence profonde qui réside entre la logique industrielle (basée sur le contrôle et la hiérarchie, l'insistance sur la maîtrise des coûts salariaux et la productivité) et la logique du savoir (l'encadrement est davantage un soutien pour des collaborateurs autonomes, l'insistance porte sur les flux d'information, sur le savoir, etc.) et qui peuvent paraître peu compatibles.

Dans le cadre de cette recherche exploratoire, nous posons l'hypothèse que la mise en oeuvre d'une démarche de Développement Durable globale pourrait fournir à une organisation les clés d'une analyse stratégique véritablement innovante et différenciatrice au regard de la concurrence. En lui imposant de dépasser ses " repères " et son champ de vision habituels, la démarche de Développement Durable peut être une voie pour l'exploration de nouveaux marchés et la configuration d'offres nouvelles permettant la création d'avantages concurrentiels d'autant plus solides qu'ils sont fermement ancrés au coeur de l'organisation elle-même.

Cette démarche globale ne peut représenter une rupture que si le processus d'innovation intègre les trois dimensions du développement durable (cf. Figure 3). A ce niveau, nous retrouvons des innovations éco-efficientes qui sont rentable économiquement et qui prennent en compte le cycle de vie complet du produit (de la conception à la mise au rebut). Mais également, des innovations sociales marchandes, faisant référence aux produits et services éthiques, équitables et permettent de dégager des bénéfices financiers, et enfin les innovations non marchandes faisant références aux services sociaux et environnementaux des associations, ONG, Etats… Ainsi, la véritable stratégie d’innovation radicale doit être rentable, équitable et respectueuse de l’environnement. Ceci marque selon nous une véritable rupture au niveau managériale et au niveau stratégique.

3.2 Méthodologie
Pour la première étape de ce travail de nature qualitative, nous recourons à des données primaires (interview de dirigeants) et secondaires (rapports annuels, articles de la presse généraliste et économique, sites internet des organisations concernées) pour l'analyse de différentes expérimentations menées individuellement ou collectivement par des organisations placées dans des contextes variés. Citons par exemple la réflexion menée en France par le Centre des Jeunes Dirigeants qui propose, depuis 1992, un Guide de Performance Globale dont les principes répondent explicitement aux exigences du Développement Durable. La méthodologie préconisée permet d'envisager le développement de l'entreprise selon les trois dimensions, économique (" elle honore la confiance des actionnaires et des clients et se mesure par des indicateurs que sont le bilan et le compte de résultat "), sociale (" elle repose sur la capacité de l'entreprise à rendre les hommes acteurs et auteurs "), sociétale (" elle s'appuie sur la contribution de l'entreprise au développement de son environnement ") (1).

Le choix des entreprises étudiées s’appuie sur une classification relevant de la littérature et d’une étude du cabinet Ethicity (2). Cette étude classe les entreprises sur une carte en fonction de deux dimensions dichotomiques : information-communication et inertie-innovation. Ceci permet de regrouper les entreprises en 4 catégories. Dans le premier cadre (innovation-information) nous retrouvons des entreprises où la communication sert à la qualité de la démarche de RSE, dans le second cadre (inertie-information) ont visualisé les entreprises régis au " service minimum " en matière de RSE, la troisième (inertie-communication) recouvre les entreprises conservant une démarche classique et, enfin, le quatrième cadre (innovation-communication) regroupe les sociétés ressentant la RSE ou DD comme une aventure humaine. Cette classification est appuyée par l’analyse de la littérature sur le sujet. Ce qui nous permet de nommer chaque classe. Ainsi, nous considérons les génétiquement programmées, erme repris de Buisson (2006), les sympathisantes, les communicantes et enfin les rétives.

3.3 Etude des pratiques d’innovations des entreprises et de l’influence du développement durable
Cette partie s’attache à décrire les cas d’entreprises représentatives de chaque classe et de décrire leur processus d’innovation, à partir d’informations propres aux entreprises (rapports d’activités, de développement durable, articles de presse) et d’articles de recherche. Néanmoins, nous choisissons de ne pas nommer les deux derniers cas.

3.3.1 Les entreprises génétiquement programmées : le cas Patagonia
Les entreprises génétiquement programmées en matière de développement durable sont des entités pionnières dans le domaine, créées autour des idées définissant le concept soit, des entreprises qui recherchent la triple performance, économique, sociale et environnementale. Ben & Jerry’s, The Body shop, Nature et Découverte ou encore Patagonia) sont souvent cités. Cette dernière nous servira d’exemple.

Patagonia, marque de vêtements " outdoor " crée en 1973, est pionnière du développement durable tant par ses actions en direction de l’environnement que pour son engagement sociale et sociétale. Elle a reçu en 2006 le prix Business Ethics. L’analyse réalisée tente de montrer comment la politique de développement durable a contribué à en faire une entreprise innovante, en rupture avec son environnement concurrentiel.

Patagonia innove dans tous les domaines : conception, fabrication, commercialisation, aux niveaux social, sociétal et environnemental. Dès sa création, elle cherche à concevoir des produits qui satisfont des clients exigeants (souvent spécialistes de leur domaine) tout en respectant l’environnement. Ces clients doivent pouvoir pratiquer leur passion sans dégrader l’environnement pour que les passionnés futurs puissent faire de même. L’entreprise utilise des technologies novatrices de traitement de ses déchets, incitant les clients à redonner leurs anciens vêtements. Elle fabrique depuis 1993 des " polaires " à partir de bouteilles PET, procédé inventé par la firme, permettant le recyclage et l'économie de matières premières. Elle introduit aussi depuis 1996 dans ces vêtements en coton du coton biologique acheté de façon équitable auprès de producteurs sélectionnés. Elle est à la pointe de nombre d’innovations : réduction des emballages, utilisation de l'énergie éolienne, abandon des colorants contenant des métaux lourds, recours aux transports ferroviaires, utilisation de la lumière naturelle dans les locaux, recours à un potager biologique pour la cafétéria. Ces innovations l’obligent à adopter une organisation originale avec ses parties prenantes. Ainsi, une étude du cycle de vie de ses produits l’a amené à fabriquer des vêtements causant le moins de dommages possibles à l'environnement et lui permettant d’avoir une organisation éco-efficiente. Elle reverse 1% de son chiffre d'affaires pour la protection de l'environnement et a créé un club (400 membres). De même, l’organisation interne mis en place lui permet d’obtenir une fidélité très élevée de ces actionnaires, salariées, fournisseurs et clients. L'entreprise a initié ce que l'on pourrait appeler le " bénévolat écologique d'entreprise " : chaque salarié, peut, s'il le souhaite, partir 2 mois au sein d'une association environnementale de son choix, tout en conservant son salaire. Elle se flatte même des départs vers d'autres cieux de ses employés. Chacun d'entre eux bénéficie également de son temps de travail comme il l'entend (bureau-surf-bureau) : une philosophie d'alter-entreprise. Enfin, la société incite ses clients à acheter moins en les orientant vers des produits de meilleurs qualités, multifonctions et ayant une durée de vie plus longue que pour des vêtements traditionnels. Ainsi, par ces pratiques, elle cherche à atteindre la perfection, au sens de Saint Exupéry : " La perfection est atteinte non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. "

Pour conclure, Patagonia est une marque reconnue pour la qualité et la performance de ses produits et place l’innovation, technologique mais aussi sociétale, au centre de ses préoccupations. En fait, l’innovation construite autour de ses valeurs est un élément clé de son expérience. Plus encore ses valeurs animées par une insatisfaction permanente sous-tendent une politique d’innovation continue. Elle a ouvert la voie au marketing éthique. Soulignons que cette politique lui permet d’afficher une performance financière à long terme excellente. De 1994 à 2002, la marge brute a oscillée entre 44 et 50% pour une croissance stable de chiffre d’affaire d’environ 5% par an.

3.3.2 Les entreprises sympathisantes : le cas Lafarge
Les entreprises sympathisantes sont, selon Laville (2002), de grandes entreprises s’inspirant des entreprises génétiquement programmées afin de satisfaire à des objectifs de marché, d’éthique, de réduction des coûts et de réduction des risques. Ces sociétés respectent au mieux les lois ou les préconisations des organismes internationaux et des Etats, et cherchent également à avoir une démarche prédictive des lois, règles et moeurs à venir. Dans ce cadre, nous pouvons retenir des entreprises représentatives comme Lafarge), Schneider Electric, EDF. Comme les premières, ces sociétés cherchent la performance sur les trois piliers, mais de par leur passif, n’ont pas encore totalement intégré l’ensemble des items du développement durable. Elles parviennent difficilement, de ce fait, à s’extraire du jeu concurrentiel traditionnel par ce biais. Néanmoins, elles envisagent leur démarche actuelle comme une phase d’exploration qui pourrait permettre l’émergence d’un " nouvel esprit capitaliste " à la condition bien sûr de ne pas tomber dans " une bureaucratie du reporting " (Aggeri et al., 2005). A titre d'exemple, il est décrit ici l’effort en matière d’innovation " durable " de la société Lafarge.

Lafarge est une entreprise bicentenaire, spécialisée dans les matériaux de construction de type plâtre, granulat, ciment. Par nature, son activité est très polluante mais pour répondre aux nouvelles exigences étatiques et pour se prévenir des exigences futures, l’entreprise s’est engagée dans une démarche de développement durable. Cette dernière suit 5 axes (Cf. rapport DD, 2006) : les marchés en croissance, le changement climatique, ses collaborateurs, ses clients et son approvisionnement en matière première. D’autres points complémentaires sont mis en avant : les actionnaires, les parties prenantes, la communauté et les fournisseurs. L’entreprise s’est donné comme objectif d’être : le fournisseur privilégié de ses clients, l’employeur préféré, le partenaire le plus apprécié des communautés et l’investissement préféré de ses actionnaires. Pour ce faire, elle se base sur les valeurs fondamentales de Lafarge : valeur, courage, intégrité, responsabilité, respect d’autrui et souci permanent de l’intérêt du groupe. Ainsi ont été mis en place un code de conduite et un comité d’administrateurs indépendants, la mise en conformité aux lois et contribution politique, garantie de la libre concurrence et de l’évaluation permanente des risques.

L’innovation s’inspire très largement du développement durable. Elle n’est pas uniquement en direction des produits, mais aussi au sein même de l’entreprise au niveau de son organisation. Ainsi, elle renforce sa politique d’orientation client afin d’innover en fonction des besoins des utilisateurs. Les produits innovants ont été conçus en s’inspirant de l’esprit du développement durable : faciles d’emploi, propres, résistants et durables, réclamant moins de matière première et d’énergie lors de leur fabrication, économiques en temps, moins chers à l’utilisation, réduisant les déchets, et ayant les standards de performance les plus élevés. Pour parvenir à cela, l’entreprise dispose du plus grand laboratoire de recherche mondial sur les matériaux de construction. L’organisation interne a également changé afin de coller d’avantage au principe de développement durable. Cette dernière facilite la communication et la transparence intra-entreprise et avec ses parties prenantes.

3.3.3 Les entreprises communicantes
Il est entendu par le terme " communicante " qu’il s’agit d’entreprises utilisant le concept de développement durable principalement à des fins promotionnelles dirigées vers leurs parties prenantes (à travers les publicités, les actions commerciales et de communication, dans les rapports d’activités). Ces entreprises ont intégré dans leur démarche les lois et règlement en la matière mais ne semble pas avoir opérées une rupture managériale et stratégique particulière.

Les documents étudiés montrent bien qu’elles usent d’une communication inspirée des préceptes du développement durable mais qu’elles manquent de crédibilité, soit à cause de leur métier qui semble peu approprié, soit par leur démarche opérationnelle basée sur des technologies anciennes. Leurs activités sont généralement difficilement substituables ce qui les mets en position dominante face à leurs parties prenantes. De plus, les seules véritables parties prenantes considérées sont leurs actionnaires et leurs clients. Elles font souvent référence à des actions philanthropiques et à des actions sociétales entreprises auprès de populations pouvant être gênées par l’activité de l’entreprise. Dans les faits, ces entreprises ont d’avantage une attitude de réparation des dommages qu'une attitude de prévention. Néanmoins, ces entreprises ont consciences que leur activité est en fin de vie et qu’un changement stratégique devra s’opérer lorsque leur portefeuille produits entrera en déclin. Il faut bien se rendre compte que ces entreprises sont généralement en position de quasi-monopole ou au mieux d’oligopole, ce qui permet des ententes entre concurrents et de ce fait une réflexion stratégique limitée.

3.3.4 Les entreprises rétives
Enfin, les rétives sont les entreprises n’ayant pas encore perçu les opportunités que le développement durable peut représenter. Ce groupe est composé d’entreprises " inertes " dans leur démarche d’innovation et de communication. Elles ont même tendance à percevoir le développement durable d’un mauvais oeil. En un mot, elles ont peur du changement, ou considèrent que leur activité n’a pas d’impact dommageable sur leurs parties prenantes. On y retrouve des entreprises de services ou des entreprises " historiques " ayant une culture ingénieuriale. Comme toute nouvelle idée, le développement durable ne fait pas exception, et sa diffusion mettra du temps à atteindre tous les adopteurs potentiels et en particulier les retardataires (Rogers,1995). Là encore, ce sont des entreprises qui innovent peu ou de façon incrémentale. Leur organisation interne est généralement bâtie soit sur de vieux modèles de management ou des modèles ayant montré leur limite en matière sociale. Ce sont généralement des entreprises n’ayant pas de contact direct avec une clientèle de particuliers. L’engagement et l’innovation en matière de développement durable se fait essentiellement sous l’obligation de leur donneur d’ordre et de l’Etat ou de la réglementation. Ainsi, même dans leur rapport d’activité, il est difficile de percevoir leur engagement et quelle innovation cela a occasionné.

4 Discussion

4.1 Quelles sont les raisons pour lesquelles certaines entreprises ne s’impliquent pas ?
Quatre grandes séries de raisons peuvent être invoquées pour expliquer l'absence d'engagements de certaines entreprises. Comme pour toute démarche innovante, l'entreprise peut estimer, pour différentes raisons, que son intérêt est de favoriser le statu quo (Charitou & Markides, 2003). Le paradigme stratégique " court-termiste " agit : laisser les autres innover et adopter un comportement de free riding n'est-il pas plus pertinent ? Cette question classique du management stratégique (faut-il être le premier arrivant sur un marché ?) trouve ici sa traduction en matière de Développement Durable.

Au-delà, ce statu quo peut également être imposé par l'environnement : l'encastrement de l'entreprise dans une filière peut être impactant, au travers notamment des relations entre donneur d'ordre et sous-traitant ou entre clients et fournisseurs. Dans de nombreux cas, le prix ou les aspects techniques prédominent dans le choix d'un produit ou d'un service, aux dépens d'autres considérations. Cet aspect est évoqué par un dirigeant d'une entité de Vinci Energies_, Président du Centre des Jeunes Dirigeants d'Auvergne, très impliqué dans des démarches de Développement Durable, interrogé en juin 2008 : " Il y a dans la démarche des éléments qu'on mesure et des éléments qu'on ne peut pas mesurer. Notamment, il est difficile d'estimer l'impact client car l'effet n'est qu'indirect. Le Développement Durable n'est pas valorisé par nos clients en tant que tel : dans notre métier, ils ne payent pas pour ça, mais pour des considérations techniques. En revanche, l'impact est peut-être meilleur concernant la fidélisation des salariés : à salaire équivalent, entre nos concurrents et nous, ils viennent chez nous ".

Des phénomènes de myopie ou d'orthodoxie sectorielle privent les organisations d'une perception des ruptures possibles : la mise en oeuvre de l'approche de Développement Durable reste alors incrémentale ou " de façade ". L'antagonisme peut s'avérer fort entre la logique de l'organisation - générant des routines et des pratiques sociales sources de stabilité et de réduction de l'incertitude - et la logique de l'innovation, supposant d'accepter incertitude et mouvement (Alter, 2000).

Le processus de l'innovation et la " chaîne de l'innovation " (Hansen & Birkinshaw, 2007, Le Masson, Weil & Hatchuel, 2006) peut être en cause, malgré la volonté de l'entreprise de progresser : cette chaîne repose sur les trois phases que sont la créativité, la sélection des idées, la diffusion. Au-delà du seul manque de créativité des organisations parfois stigmatisé par la littérature ou le manque de conviction et d'implication des dirigeants, d'autres aspects peuvent en effet être sources de freins : les mécanismes de sélection rationalisés sur des critères stricts de rentabilité-risque, le manque de compétences et connaissances nécessaires et suffisantes, ou l'incapacité de les combiner en raison de rigidités organisationnelles et de l'importance forte accordée à la planification ou au système hiérarchique (exploitation versus exploration au sens de March, 1991.)

4.2 L’effet de diffusion des innovations et des nouvelles idées
Toute nouvelle idée n’est pas adoptée immédiatement par le corps social considéré. Dans le cas du développement durable, des innovateurs comme Patagonia sont les premiers (pionniers) à intégrer le concept, qu’ils vont contribuer à définir et à développer. L’adoption du développement durable au sein de l’entreprise repose d’avantage sur les convictions ou des visions propres aux managers que sur une réflexion argumentée et des objectifs stratégiques et économiques précis.

Confrontés aux réalités du marché, pour parvenir à conforter leur positionnement, ces innovateurs sont obligés d’adopter en même temps une démarche d’innovation continue afin de trouver une place sur un marché ou plus encore, comme pour Patagonia, s’extraire du marché «classique» afin d’être à l’origine d’un nouveau marché. Cette extraction du marché est d’autant plus bénéfique que le concept retenu s’affronte à une vision traditionnelle puissante et bien ancrée. Le développement durable se trouve dans ce cadre et pour atteindre le succès, les entreprises qui s’en inspirent doivent démontrer le bien fondé de la stratégie poursuivie. Pour ce faire, elles innovent sans cesse, à tous les niveaux – managérial, stratégique, opérationnel et technique – afin d’attirer à eux une clientèle rentable et des investisseurs fiables. Plus encore, elles doivent inciter les autres entreprises à les rejoindre.

Mais pour qu’une nouvelle idée soit adoptée par le plus grand nombre, il faut que ces entreprises en perçoivent l'avantage, qu’elle soit compatible avec les valeurs de l’entreprise, facile à adopter – qu’elle n’implique pas de changements trop radicaux de l’organisation - , qu’elle puisse la mettre en place progressivement à coup d’essais-erreurs, et enfin que les résultats soit visibles (Rogers, 1995). Bien sûr, il est difficile à un nouveau paradigme de répondre positivement à toute ces conditions. Et c’est souvent pour des questions de survie que les entreprises finissent par l’adopter.

Dans le cas du développement durable, sa diffusion est aidée par une prise de conscience collective propice à l’adoption de nouvelles règles et lois, et une demande de plus en plus prégnante des parties prenantes des entreprises. Ainsi, les entreprises rétives et retardataires, recevant des ordres d’autres entreprises qui se sont engagées à rendre des comptes, à travers leur rapport d’activité, auprès d’organismes de notation, se voient dans l’obligation d’adopter une démarche de développement durable. Nous assistons ici à une diffusion verticale descendante sous contrainte qui a tendance à faire accélérer l’adoption du développement durable dans l’ensemble des entreprises et à en faire l’idée de référence du moment.

4.3 Effet d’innovation du développement durable
Pour Le Masson, Weil et Hatchuel (2006), la conception innovante des deux premières catégories se caractérise par 5 principes :
• Une implication de la direction sur les questions d’innovation et de développement durable.
• La combinaison de compétences marketing, techniques et de connaissance et de conviction en matière de développement durable dans les équipes d’innovation.
• Une logique de prototypage et de test répétés.
• Une pratique d’échange de savoirs et d’information entre les équipes d’innovation en interne et en externe de l’entreprise.
• Une stratégie de conception en lignées de produits, successions foisonnantes de produits fondées sur le concept du développement durable – concept central- et de compétence commune avec les parties prenantes.

Conclusion

Les entreprises qui s’engagent dans une démarche de développement durable ont la nécessité d’innover afin de connaître le succès et donc de marquer une rupture stratégique et managériale pour se trouver dans une position confortable, en dehors du marché concurrentiel. Elles pourraient devenir à terme, les championnes de cette nouvelle économie. Ces innovations qui ne sont pas forcement radicales d’un point de vue technologique imposent néanmoins à adopter des innovations de ruptures aux niveaux stratégiques et managériales afin de bénéficier d'un avantage stratégique durable sur leur marché.

L’étude que nous avons menée est purement exploratoire et ne permet pas d’affirmer que les entreprises qui se sont engagées dans une démarche de développement durable sont plus innovantes que les autres. Toutefois, les cas retenus montrent l’importance que l’innovation revêt pour ces entreprises. Mais il est possible que ceci relève des cas retenus. Il faudra donc, dans des recherches futures, montrer ce lien à travers une étude explicative incluant d’avantage d’entreprises.

L’étude montre également que ces entreprises " génétiquement programmées " doivent se positionner en dehors du marché classique, soit être à l’origine d’un nouveau secteur d’activités pour connaître le succès, mais n’est-il pas préférable à long terme d’adopter une stratégie de suiveur ? De la même manière, si les entreprises sympathisantes innovent grandement dans ce sens, leur adoption se fait tout de même de façon progressive après avoir observé les premières. N’est-ce pas la meilleure stratégie ? De plus, le développement durable est-il véritablement un nouveau paradigme ou un simple effet de mode ? Si c’est le cas, il est peut-être préférable d’attendre des changements majeurs pour faire accepter le changement à l’ensemble des parties prenantes qui ne sont pas forcement en accord pour le moment avec ce paradigme. Enfin, toutes ces questions devront trouver des réponses dans des recherches à venir.

Notes

1. Centre des Jeunes Dirigeants (2004), p. 10.
2. Analyse Ethicity Tagaro Rapports : www.ethicity.net

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Les auteurs

Alexandre Asselineau
Directeur de la Formation Continue à l'ESC Clermont, Alexandre Asselineau est également professeur en management stratégique. Titulaire d'un Parcours d'un doctorat en Sciences Economiques de l'Université de Bourgogne, sa recherche est orientée aujourd'hui vers les stratégies d'innovation.

Pierre Piré-Lechalard
Professeur en Marketing à l'ESC Clermont, Pierre Piré-Lechalard est titulaire d'un doctorat en science de gestion. Ses spécialités recouvrent le marketing entreprenarial, le marketing stratégique et le marketing du développement durable


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