Résumé
Pour qui s’intéresse aux transformations actuelles du travail et des organisations, l’examen des entreprises « utopiques » concrètement réalisées et soutenables, constitue non seulement un réservoir incomparable de pratiques alternatives d’organisation et du travail, mais également une source irremplaçable d’inspiration et de réflexion méthodologique pour le chercheur. Car c’est leur fardeau et leur chance que d’avoir toujours, de par leur nature hétérodoxe, non seulement à se mettre à l’épreuve de la réalité, à se tester et à s’expérimenter, mais également à s’expliquer et à se justifier là où la doxa managériale dominante demeure bien souvent indifférente à la critique ou encline au déni de ses échecs. Passé l’épreuve de la réalité, un autre obstacle symétrique ne tarde pas à se présenter à elles : l’enthousiasme et la ferveur que suscitent les entreprises animées par l’esprit d’utopie éveillent légitimement le soupçon des chercheurs les plus soucieux d’objectivations scientifiques. Dès lors, comment les étudier et interroger notamment la place originale qu’elles font au travail ?
Mots Clefs : entrepreneurs d’utopie, travail en utopie, post-managérialisme
Philippe Trouve : Professeur en Sciences de Gestion (ESC Clermont-FBS), Directeur scientifique du CEREQ
Mots Clefs : entrepreneurs d’utopie, travail en utopie, post-managérialisme
Philippe Trouve : Professeur en Sciences de Gestion (ESC Clermont-FBS), Directeur scientifique du CEREQ
Introduction
Les utopies ont le vent en poupe. Comme souvent dans les périodes les plus incertaines où le désarroi fait suite aux certitudes les mieux ancrées, elles ressurgissent régulièrement au moment où on les croyait définitivement remisées, telle la vieille taupe de Hegel et de Marx, toujours au travail dans « les sous-sols de l’histoire ». C’est ainsi par exemple que colloques, expositions, numéros spéciaux de revues ou de magazines se succèdent aujourd’hui pour leur rendre un hommage appuyé. Il n’en fut pas toujours ainsi, tant elles sont de façon constante affligées de mauvaise réputation. Mais à s’en tenir aux utopies d’entreprises, celles-ci n’ont eu de cesse de se confronter à la réalité, parfois à leur dépens, mais aussi souvent à leur crédit par des réussites durables et inespérées.
C’est le destin et la chance des utopies, fussent-elles pratiquées par des entreprises intégrées dans la sphère de l’économie profitable, que de toujours avoir à s’expliquer. C’est pourquoi, la première partie de l’exposé est consacrée aux contours définitionnels de cet objet étrange et paradoxal. C’est l’occasion notamment de discerner, depuis le XIXème siècle, deux sources d’inspiration, à la fois distinctes et étroitement mêlées : les « grandes » et les « petites » utopies, les utopies sociales et les utopies d’entreprise. Dans un deuxième temps, l’examen des utopies d’entreprise d’hier et aujourd’hui permet de dégager quelques invariants.
Parmi ceux-ci, figurent presque toujours des conceptions renouvelées du travail qu’il s’agit d’interroger. C’est le domaine des « utopies ergonomiques » abordé dans la troisième partie. Dans une dernière et quatrième partie, l’auteur s’affronte à un problème d’ordre méthodologique : on sait que les utopies sociales et d’entreprises ont le don de susciter enthousiasme et ferveur, y compris et surtout chez les chercheurs. Or, dans le domaine des connaissances scientifiques, « les convictions n’ont pas droit de cité » (Nietzsche, 1881-1882, § 344), sauf, dit le philosophe, « à adopter modestement les formes provisoires de l'hypothèse » et « […] à condition qu'elles demeurent sous une surveillance de police, sous le contrôle de la méfiance ».
Dès lors, quelles stratégies d’investigation adopter pour éviter de confondre démarche méthodique et dérapages incantatoires, tentative d’objectivation et pur et simple storytelling ? Quels dispositifs d’enquête, quels matériaux utiliser et selon quel traitement ? Il s’agirait là d’une contribution à une « utopologie », discipline encore à construire, dont ne pourront être exposés ici que les linéaments. Enfin, le propos conclut a minima sur le potentiel dynamogénique et pédagogique trop souvent négligé des utopies d’entreprises … ce qui n’est déjà pas si mal.
1. On entendra par entreprises « utopiques », celles qui, tout en adoptant délibérément et durablement des modes de fonctionnement aux antipodes de la doxa managériale actuellement dominante, n’en satisfont pas moins à la sacro-sainte performance économique
C’est le destin et la chance des utopies, fussent-elles pratiquées par des entreprises intégrées dans la sphère de l’économie profitable, que de toujours avoir à s’expliquer. C’est pourquoi, la première partie de l’exposé est consacrée aux contours définitionnels de cet objet étrange et paradoxal. C’est l’occasion notamment de discerner, depuis le XIXème siècle, deux sources d’inspiration, à la fois distinctes et étroitement mêlées : les « grandes » et les « petites » utopies, les utopies sociales et les utopies d’entreprise. Dans un deuxième temps, l’examen des utopies d’entreprise d’hier et aujourd’hui permet de dégager quelques invariants.
Parmi ceux-ci, figurent presque toujours des conceptions renouvelées du travail qu’il s’agit d’interroger. C’est le domaine des « utopies ergonomiques » abordé dans la troisième partie. Dans une dernière et quatrième partie, l’auteur s’affronte à un problème d’ordre méthodologique : on sait que les utopies sociales et d’entreprises ont le don de susciter enthousiasme et ferveur, y compris et surtout chez les chercheurs. Or, dans le domaine des connaissances scientifiques, « les convictions n’ont pas droit de cité » (Nietzsche, 1881-1882, § 344), sauf, dit le philosophe, « à adopter modestement les formes provisoires de l'hypothèse » et « […] à condition qu'elles demeurent sous une surveillance de police, sous le contrôle de la méfiance ».
Dès lors, quelles stratégies d’investigation adopter pour éviter de confondre démarche méthodique et dérapages incantatoires, tentative d’objectivation et pur et simple storytelling ? Quels dispositifs d’enquête, quels matériaux utiliser et selon quel traitement ? Il s’agirait là d’une contribution à une « utopologie », discipline encore à construire, dont ne pourront être exposés ici que les linéaments. Enfin, le propos conclut a minima sur le potentiel dynamogénique et pédagogique trop souvent négligé des utopies d’entreprises … ce qui n’est déjà pas si mal.
1. On entendra par entreprises « utopiques », celles qui, tout en adoptant délibérément et durablement des modes de fonctionnement aux antipodes de la doxa managériale actuellement dominante, n’en satisfont pas moins à la sacro-sainte performance économique
1. Quelles utopies ? Un champ difficile à cerner
Le champ des utopies que E. Bloch érigea en principe anthropologique (1918 ; 1954-1959) est un domaine immense, labouré dans l’histoire de l’humanité par d’innombrables penseurs, philosophes et spécialistes des sciences sociales. Tout ce corpus auquel Versins consacra jadis une plantureuse encyclopédie (1972), relève de la faculté d’imagination et de la créativité collective, elles-mêmes parties prenantes d’un patrimoine de l’humanité, à tout le moins d’une « sociologie de l’espérance » (Desroche, 1973). On comprendra qu’une telle hauteur de vue soit ici hors de portée. C’est pourquoi, renonçant à embrasser d’emblée l’essence de notre objet, nous en ferons à la façon de Kant un « usage régulateur ». Contentons-nous ainsi de le circonscrire par approches successives. Un travail de classification est d’abord nécessaire.
1.1. Les utopies réalistes
Dans l’histoire des utopies qui se confond avec l’histoire des hommes, on pourrait tout d’abord distinguer, selon la tripartition proposée par H. Desroche, les utopies rêvées - ou spéculées – (Platon dans La République), les utopies écrites (Thomas More ou Ch. Fourier), et les utopies pratiquées ou pratiquantes, celles des réalisateurs – continuateurs ou dissidents des secondes – comme le fut en son temps Jean-Baptiste Godin (1817-1888), fondateur du Familistère de Guise et disciple déclaré de Ch. Fourier, chacune de ces catégories n’étant pas forcément exclusive des autres mais cabriolant bien souvent l’une sur l’autre, une doctrine ou un plan idéal de société pouvant aussi bien engendrer des pratiques (comme l’Icarie d’E. Cabet) que des expériences sociales préalablement vécues s’accomplir en système philosophique, plus ou moins messianique - comme celui de Robert Owen, à la fois praticien de l’entreprise, inspirateur des coopératives et prédicateur d’un New Moral World -, ou carrément sécularisé comme celui professé aujourd’hui par le dirigeant de l’entreprise Favi (Zobrist, 2008a-b, 2012). Car, comme le dit le vieil adage scholastique « Ab actu ad posse valet consecutio » . On comprendra dès lors que, dans ce spectre relativement large, on ciblera plutôt les « utopies concrètes », réalistes et durables, moins soucieuses de contester la réalité que d’y « faire advenir des possibles » (Bloch, 1954-1959).
Dans l’histoire des utopies qui se confond avec l’histoire des hommes, on pourrait tout d’abord distinguer, selon la tripartition proposée par H. Desroche, les utopies rêvées - ou spéculées – (Platon dans La République), les utopies écrites (Thomas More ou Ch. Fourier), et les utopies pratiquées ou pratiquantes, celles des réalisateurs – continuateurs ou dissidents des secondes – comme le fut en son temps Jean-Baptiste Godin (1817-1888), fondateur du Familistère de Guise et disciple déclaré de Ch. Fourier, chacune de ces catégories n’étant pas forcément exclusive des autres mais cabriolant bien souvent l’une sur l’autre, une doctrine ou un plan idéal de société pouvant aussi bien engendrer des pratiques (comme l’Icarie d’E. Cabet) que des expériences sociales préalablement vécues s’accomplir en système philosophique, plus ou moins messianique - comme celui de Robert Owen, à la fois praticien de l’entreprise, inspirateur des coopératives et prédicateur d’un New Moral World -, ou carrément sécularisé comme celui professé aujourd’hui par le dirigeant de l’entreprise Favi (Zobrist, 2008a-b, 2012). Car, comme le dit le vieil adage scholastique « Ab actu ad posse valet consecutio » . On comprendra dès lors que, dans ce spectre relativement large, on ciblera plutôt les « utopies concrètes », réalistes et durables, moins soucieuses de contester la réalité que d’y « faire advenir des possibles » (Bloch, 1954-1959).
1.2. Les grandes utopies et les petites
Parmi les utopies humaines, il y aurait également matière à discerner selon leur intensivité et leur extensivité. Certaines se contentèrent de rêver à un monde meilleur, d’autres à un monde nouveau et les plus audacieuses à un autre monde et même au « meilleur des mondes » dégénérant parfois en dystopies (Huxley, 1932 ; Orwell, 1949) . On appellera les premières des « petites utopies ». Elles ne veulent pas forcément transformer d’emblée le monde ou renverser son ordre établi, mais changer les règles du jeu à l’échelle communautaire, à hauteur d’homme, sans pour autant renoncer à modifier de proche en proche leur environnement (Olivetti, 1960, Novara, 2009). Les utopies entrepreneuriales sont de ce genre. Elles s’inscrivent ainsi dans la longue lignée des dirigeants d’entreprise qui furent également, de Godin à Michel Hervé, en passant par Olivetti, des acteurs de la vie politique. D’autres utopies furent de plus grande ampleur, imaginant un monde de rechange à l’échelle planétaire, souvent portées par des sources d’inspiration religieuses qui leur donnèrent leur haut degré de généralité et de cohérence. Cabet n’avait-il pas en tête de faire du communisme la réalisation en acte de l’Evangile ? Ce qui est en cause donc ici, c’est une véritable vision du monde qui prétend répondre aux questions les plus ultimes : quel est le sens de la vie ? Comment faire accéder le plus grand nombre au bonheur ? D’où viennent l’injustice et la misère ? Ce furent pour la plupart des utopies d’émancipation sociale et de rêve égalitaire. Nous les dénommerons pour ces raisons des « grandes utopies », des « utopies sociales » ou d’émancipation, celles des pères fondateurs du XIXème siècle (Owen, Saint-Simon, Fourier, Cabet), à fois vénérées et contestées par la marxologie (Engels, 1888 ; Rubel 1974). A ce titre, elles fonctionneront ici comme cadre de pensée, gardées en réserve pour soutenir notre réflexion.
Parmi les utopies humaines, il y aurait également matière à discerner selon leur intensivité et leur extensivité. Certaines se contentèrent de rêver à un monde meilleur, d’autres à un monde nouveau et les plus audacieuses à un autre monde et même au « meilleur des mondes » dégénérant parfois en dystopies (Huxley, 1932 ; Orwell, 1949) . On appellera les premières des « petites utopies ». Elles ne veulent pas forcément transformer d’emblée le monde ou renverser son ordre établi, mais changer les règles du jeu à l’échelle communautaire, à hauteur d’homme, sans pour autant renoncer à modifier de proche en proche leur environnement (Olivetti, 1960, Novara, 2009). Les utopies entrepreneuriales sont de ce genre. Elles s’inscrivent ainsi dans la longue lignée des dirigeants d’entreprise qui furent également, de Godin à Michel Hervé, en passant par Olivetti, des acteurs de la vie politique. D’autres utopies furent de plus grande ampleur, imaginant un monde de rechange à l’échelle planétaire, souvent portées par des sources d’inspiration religieuses qui leur donnèrent leur haut degré de généralité et de cohérence. Cabet n’avait-il pas en tête de faire du communisme la réalisation en acte de l’Evangile ? Ce qui est en cause donc ici, c’est une véritable vision du monde qui prétend répondre aux questions les plus ultimes : quel est le sens de la vie ? Comment faire accéder le plus grand nombre au bonheur ? D’où viennent l’injustice et la misère ? Ce furent pour la plupart des utopies d’émancipation sociale et de rêve égalitaire. Nous les dénommerons pour ces raisons des « grandes utopies », des « utopies sociales » ou d’émancipation, celles des pères fondateurs du XIXème siècle (Owen, Saint-Simon, Fourier, Cabet), à fois vénérées et contestées par la marxologie (Engels, 1888 ; Rubel 1974). A ce titre, elles fonctionneront ici comme cadre de pensée, gardées en réserve pour soutenir notre réflexion.
1.3. L’utopie et ses formes entrepreneuriales
D’autres partitions pourraient se révéler opératoires. Et tout d’abord, s’agissant des utopies d’entreprises, doit-on parler en langage moderne d’ « utopies organisationnelles » comme en témoigne une journée d’étude organisée le 21 mai 2007 par le Cnam Lise-CNRS (« Le retour des utopies organisationnelles. Fin 19ème siècle-début 21ème siècle ») ? Pas tout à fait, car à ce compte Frederick Winslow Taylor, père de l’organisation scientifique du travail, pourtant si peu enclin à faire donner l’imagination collective, trouverait malgré tout sa place dans ce panthéon. Alors, utopies patronales ou de la « dirigeance » comme l’auteur y inclina lui-même pour les besoins expéditifs d’une encyclopédie (Trouvé, 2007) ? Non et oui. Plutôt non, car l’utopie ici flirterait par trop avec le paternalisme et ce serait faire bien peu cas du potentiel subversif qu’elle recèle. C’est même ce qui la distinguerait, selon Mannheim, de l’idéologie. Tandis que cette dernière est « acceptation conservatrice des valeurs dominantes », l'utopie, « moteur du mouvement historique », est un « matériel explosif qui recule les limites de l’ordre existant » (Mannheim 1929 : 78). Plutôt oui, en constatant que les entreprises d’utopie sont assez peu portées vers l’ouverture du capital et en méditant à rebours cette sentence quasi définitive de Charles Gide sur les décollages prétendument communautaires des sociétés coopératives : « Ce que nous savons, c’est qu’il n’y a pas une seule de ces sociétés, parmi les 100 000 existant dans le monde, qui ait vécu et duré si elle n’avait trouvé un homme qui vive pour elle, qui en ait été le fondateur et en reste l’animateur. Beaucoup plus nombreuses sont celles qui n’en ont point trouvé et qui pour cela sont mortes » (1932 : 190-191). Car, jusque dans le cas des associations ouvrières du XIXème siècle ou des communautés de travail du XXème siècle, et à condition qu’elles mettent en cause les formes traditionnelles de hiérarchie, d’autorité, et de rapports sociaux du travail, les utopies dont nous parlons furent le fait de dirigeants socialisants, d’abord propriétaires avant d’être communautaires, sociétaires ou coopérateurs, participationnistes ou « démocrates ». La grande question étant, dans ce cas de figure le plus répandu, comment s’opère cette conversion ou ce revirement ? Mais pour toutes ces raisons, on ne saurait réduire les utopies d’entreprises aux entreprises d’économie sociale ou d’intérêt collectif. Il est vrai que, pour beaucoup, cette sorte de culte de la personnalité des utopies d’entreprise à l’état naissant, suffirait à disqualifier leur prétention démocratique. Or, des travaux contemporains montre qu’il n’en est rien (Monod, 2012) et qu’entre oligarchie ou démocratie représentative et « démocratie acéphale » (le mot est de Max Weber), il y aurait place pour des formes d’autorité démocratiques éventuellement charismatiques. Et encore : « utopies du travail » ? Oui, sans doute, car le travail tient une grande place dans les utopies sociales ou d’entreprise, soit que l’on y paresse à longueur de journée, soit que l’on s’y consume en suractivité. De ce point de vue, comme nous le verrons plus loin, les utopies d’entreprise sont presque toujours des utopies ergonomiques, ou ergologiques. Et enfin : pourrait-on parler d’ « utopies managériales » ? Sûrement pas ! Car la plupart des utopies d’entreprise contemporaines plaident précisément pour la fin nécessaire de l’hégémonie managériale, à l’œuvre dans les formes les plus avancées de la rationalisation néo-libérale (Cloke, Goldsmith, 2002 ; Parker, 2002b ; Hamel, Breen 2008). De ce point de vue, les utopies qui nous retiendrons plus loin, sont plutôt le fait d’ « entrepreneurs d’utopies » plus que de contrôleurs de gestion.
D’autres partitions pourraient se révéler opératoires. Et tout d’abord, s’agissant des utopies d’entreprises, doit-on parler en langage moderne d’ « utopies organisationnelles » comme en témoigne une journée d’étude organisée le 21 mai 2007 par le Cnam Lise-CNRS (« Le retour des utopies organisationnelles. Fin 19ème siècle-début 21ème siècle ») ? Pas tout à fait, car à ce compte Frederick Winslow Taylor, père de l’organisation scientifique du travail, pourtant si peu enclin à faire donner l’imagination collective, trouverait malgré tout sa place dans ce panthéon. Alors, utopies patronales ou de la « dirigeance » comme l’auteur y inclina lui-même pour les besoins expéditifs d’une encyclopédie (Trouvé, 2007) ? Non et oui. Plutôt non, car l’utopie ici flirterait par trop avec le paternalisme et ce serait faire bien peu cas du potentiel subversif qu’elle recèle. C’est même ce qui la distinguerait, selon Mannheim, de l’idéologie. Tandis que cette dernière est « acceptation conservatrice des valeurs dominantes », l'utopie, « moteur du mouvement historique », est un « matériel explosif qui recule les limites de l’ordre existant » (Mannheim 1929 : 78). Plutôt oui, en constatant que les entreprises d’utopie sont assez peu portées vers l’ouverture du capital et en méditant à rebours cette sentence quasi définitive de Charles Gide sur les décollages prétendument communautaires des sociétés coopératives : « Ce que nous savons, c’est qu’il n’y a pas une seule de ces sociétés, parmi les 100 000 existant dans le monde, qui ait vécu et duré si elle n’avait trouvé un homme qui vive pour elle, qui en ait été le fondateur et en reste l’animateur. Beaucoup plus nombreuses sont celles qui n’en ont point trouvé et qui pour cela sont mortes » (1932 : 190-191). Car, jusque dans le cas des associations ouvrières du XIXème siècle ou des communautés de travail du XXème siècle, et à condition qu’elles mettent en cause les formes traditionnelles de hiérarchie, d’autorité, et de rapports sociaux du travail, les utopies dont nous parlons furent le fait de dirigeants socialisants, d’abord propriétaires avant d’être communautaires, sociétaires ou coopérateurs, participationnistes ou « démocrates ». La grande question étant, dans ce cas de figure le plus répandu, comment s’opère cette conversion ou ce revirement ? Mais pour toutes ces raisons, on ne saurait réduire les utopies d’entreprises aux entreprises d’économie sociale ou d’intérêt collectif. Il est vrai que, pour beaucoup, cette sorte de culte de la personnalité des utopies d’entreprise à l’état naissant, suffirait à disqualifier leur prétention démocratique. Or, des travaux contemporains montre qu’il n’en est rien (Monod, 2012) et qu’entre oligarchie ou démocratie représentative et « démocratie acéphale » (le mot est de Max Weber), il y aurait place pour des formes d’autorité démocratiques éventuellement charismatiques. Et encore : « utopies du travail » ? Oui, sans doute, car le travail tient une grande place dans les utopies sociales ou d’entreprise, soit que l’on y paresse à longueur de journée, soit que l’on s’y consume en suractivité. De ce point de vue, comme nous le verrons plus loin, les utopies d’entreprise sont presque toujours des utopies ergonomiques, ou ergologiques. Et enfin : pourrait-on parler d’ « utopies managériales » ? Sûrement pas ! Car la plupart des utopies d’entreprise contemporaines plaident précisément pour la fin nécessaire de l’hégémonie managériale, à l’œuvre dans les formes les plus avancées de la rationalisation néo-libérale (Cloke, Goldsmith, 2002 ; Parker, 2002b ; Hamel, Breen 2008). De ce point de vue, les utopies qui nous retiendrons plus loin, sont plutôt le fait d’ « entrepreneurs d’utopies » plus que de contrôleurs de gestion.
1.4. Utopies ou hétérotopies ?
Mais pourquoi parler d’utopie, ce lieu sans repère, alors que le terme même est assez peu revendiqué, voire même suspecté par les entrepreneurs dont il sera ici question ? Nous l’avons dit plus haut : pour situer notre objet sur l’orbite relativement large de tous les ailleurs, les autrement, les alter-, les bordures, les périphéries, pas forcément les anti- ou les contre-, mais les « à côté ». N’était-ce son caractère intimidant, le concept d’hétérotopies conviendrait mieux. Car M. Foucault, son partisan, l’avait souligné : tandis que les utopies sont des « espaces fondamentalement […] irréels », les hétérotopies sont certes des lieux « hors de tous les lieux » ou des lieux inversés, « mais qui existent réellement, qui sont localisables, qui ont une effectivité ». Ce sont « des sortes d’utopies effectivement réalisées » (2001 : 1574). Et d’envisager une « description systématique [de ces hétérotopies ] qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la « lecture » […] de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie » (2001 : 1575). C’est ce à quoi nous tenterons de nous attacher plus loin.
Mais pourquoi parler d’utopie, ce lieu sans repère, alors que le terme même est assez peu revendiqué, voire même suspecté par les entrepreneurs dont il sera ici question ? Nous l’avons dit plus haut : pour situer notre objet sur l’orbite relativement large de tous les ailleurs, les autrement, les alter-, les bordures, les périphéries, pas forcément les anti- ou les contre-, mais les « à côté ». N’était-ce son caractère intimidant, le concept d’hétérotopies conviendrait mieux. Car M. Foucault, son partisan, l’avait souligné : tandis que les utopies sont des « espaces fondamentalement […] irréels », les hétérotopies sont certes des lieux « hors de tous les lieux » ou des lieux inversés, « mais qui existent réellement, qui sont localisables, qui ont une effectivité ». Ce sont « des sortes d’utopies effectivement réalisées » (2001 : 1574). Et d’envisager une « description systématique [de ces hétérotopies ] qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la « lecture » […] de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie » (2001 : 1575). C’est ce à quoi nous tenterons de nous attacher plus loin.
2. Utopies d’entreprises d’hier et d’aujourd’hui
Les utopies d’entreprise comme utopies réalisatrices constituent un objet étrange et paradoxal. Dans le cortège qui occupe les deux derniers siècles, on pourrait à nouveau relever trois grands ensembles : les utopies socialisantes, plutôt celles du XIXème siècle, les utopies modernes et industrialistes dont la forme probablement la plus accomplie fut conçue par Adriano Olivetti (1901-1960) et les utopies postmodernes ou postmanagériales, qu’on les appelle « entreprises libérées », « humanistes » ou « démocratiques ». Les premières souffrirent sans doute de vouloir embrasser de trop grands idéaux. Bien que pour certaines d’entre-elles très durables, comme le Familistère de Guise qui vécut près d’un siècle sous sa forme coopérative bien au-delà de la disparition de son fondateur, elles finirent par s’avouer vaincues notamment par leurs insuffisances commerciales et gestionnaires. Mais elles n’en constituèrent pas moins jusqu’à nos jours une sorte de laboratoire vivant de l’imagination et de l’action collectives. Les secondes ont tenté de ré-instituer l’entreprise comme une communauté tout en passant des compromis avec le capitalisme industriel (Olivetti, entreprise de tradition familiale, mais aussi le Complexe de Mondragón dans la sphère coopérativiste). Elles ont servi de rampe de lancement à l’exercice plausible de la démocratie d’entreprise. Les troisièmes émergent comme alternative possible au capitalisme actionnarial et à la bureaucratisation des formes d’organisation néo-libérales (Coutrot, 1998 ; Dupuy, 2011).
2.1. Un objet étrange et paradoxal
L’étrangeté des expériences utopiques d’entreprise vient de leur hétérodoxie native. C’est le moment, négatif, « contestataire » de toutes les utopies (Desroche) : nées d’une insatisfaction, d’une « exaspération » (Getz & Carney, 2012) profondes pour ne pas dire une révolte contre un état de fait, elles passent beaucoup de temps à le dénoncer. Mais elles sont également le lieu de plusieurs paradoxes. Alors qu’on les croirait rêveuses, verbeuses et vaporeuses, définitivement condamnées à leur onirisme, elles n’ont de cesse de se mettre à l’épreuve de la réalité, de se tester et de s’expérimenter, là où la pensée dominante se pavane bien souvent dans ses certitudes. Très rapidement, elles ont à s’expliquer et à s’impliquer. C’est leur moment positif ou « attestataire » (derechef Desroche). Ainsi, s’affrontent-elles inlassablement à l’écart qui pourrait s’instaurer entre la pureté de leurs intentions initiales et les avaries possibles de leur mise en œuvre, entre les discours et l’action : une préoccupation qui n’effleure pas beaucoup le management moderne, tant sa position demeure hégémonique et tant il est passé maître dans l’art de la rhétorique. A l’inverse, l’enjeu du passage à l’acte est essentiel pour les utopies d’entreprise, soit qu’elles s’y renforcent, au prix ou non d’une dénaturation, mais créant ainsi un fond de connaissances sur des potentiels d’action inédits qui ne sauraient être testés dans la vie ordinaire des organisations, soit qu’elles dégénèrent ou perdent en intensité par excès d’idéaux et de dogmatisme. Mais dans tous les cas, c’est en se réalisant qu’elles gagnent en crédibilité. Soit qu’elles réussissent en suscitant parfois des soupçons sur la fermeté de leurs convictions initiales, soit qu’elles échouent en sauvant leur puissance de contestation toujours prête à ressurgir dans l’histoire, comme avatar ou comme principe de modernisation dans les formes d’organisation les plus conformistes (voir la « critique artiste » de Boltanski et Chiapello, 1999). C’est pour avoir constaté cette double aporie, en fouillant dans la tradition, que Desroche en vint à considérer les pratiques utopiques comme une affaire de dissidents plus que d’apôtres laborieux, appliquant non pas à la lettre les principes édictés par les fondateurs, mais « accommodant » le message avec les nouvelles réalités, Ainsi en fut-il de Godin, à la fois dans la foulée et à contre-courant de Ch. Fourier, de Beluze, renonçant à la communauté icarienne au profit des associations ouvrières ou des pionniers de Rochdale, sacrifiant « le raz de marée onirique » de Robert Owen au projet coopératif.
L’étrangeté des expériences utopiques d’entreprise vient de leur hétérodoxie native. C’est le moment, négatif, « contestataire » de toutes les utopies (Desroche) : nées d’une insatisfaction, d’une « exaspération » (Getz & Carney, 2012) profondes pour ne pas dire une révolte contre un état de fait, elles passent beaucoup de temps à le dénoncer. Mais elles sont également le lieu de plusieurs paradoxes. Alors qu’on les croirait rêveuses, verbeuses et vaporeuses, définitivement condamnées à leur onirisme, elles n’ont de cesse de se mettre à l’épreuve de la réalité, de se tester et de s’expérimenter, là où la pensée dominante se pavane bien souvent dans ses certitudes. Très rapidement, elles ont à s’expliquer et à s’impliquer. C’est leur moment positif ou « attestataire » (derechef Desroche). Ainsi, s’affrontent-elles inlassablement à l’écart qui pourrait s’instaurer entre la pureté de leurs intentions initiales et les avaries possibles de leur mise en œuvre, entre les discours et l’action : une préoccupation qui n’effleure pas beaucoup le management moderne, tant sa position demeure hégémonique et tant il est passé maître dans l’art de la rhétorique. A l’inverse, l’enjeu du passage à l’acte est essentiel pour les utopies d’entreprise, soit qu’elles s’y renforcent, au prix ou non d’une dénaturation, mais créant ainsi un fond de connaissances sur des potentiels d’action inédits qui ne sauraient être testés dans la vie ordinaire des organisations, soit qu’elles dégénèrent ou perdent en intensité par excès d’idéaux et de dogmatisme. Mais dans tous les cas, c’est en se réalisant qu’elles gagnent en crédibilité. Soit qu’elles réussissent en suscitant parfois des soupçons sur la fermeté de leurs convictions initiales, soit qu’elles échouent en sauvant leur puissance de contestation toujours prête à ressurgir dans l’histoire, comme avatar ou comme principe de modernisation dans les formes d’organisation les plus conformistes (voir la « critique artiste » de Boltanski et Chiapello, 1999). C’est pour avoir constaté cette double aporie, en fouillant dans la tradition, que Desroche en vint à considérer les pratiques utopiques comme une affaire de dissidents plus que d’apôtres laborieux, appliquant non pas à la lettre les principes édictés par les fondateurs, mais « accommodant » le message avec les nouvelles réalités, Ainsi en fut-il de Godin, à la fois dans la foulée et à contre-courant de Ch. Fourier, de Beluze, renonçant à la communauté icarienne au profit des associations ouvrières ou des pionniers de Rochdale, sacrifiant « le raz de marée onirique » de Robert Owen au projet coopératif.
2.2. Les trois sources des utopies d’entreprise à l’âge moderne
Au cours du XXème siècle, les utopies d’entreprises furent d’inspiration socialisante et communautaire. Comme nous l’avons vu plus haut, cela ne signifie surtout pas que leur décollage put se passer de l’action d’un créateur, d’un repreneur ou d’un héritier inspiré et providentiel. Cela veut dire qu’elles furent presque toutes portées – y compris à l’initiative de leurs promoteurs – vers la lutte contre les inégalités et l’émancipation éducative des plus déshérités. Charriant les héritages lointains et entremêlés des mouvements sociétaires, solidaristes et coopératifs, de Owen à Godin tout au moins, elles appartiennent d’abord à la grande tradition socialiste, parfois toute proche du creuset républicain (Audier, 2010 ; Rosanvallon, 2011), parfois penchant vers un socialisme chrétien, mais préoccupée avant tout de faire contrepoids au délitement des liens sociaux engendrés par les avancées successives du capitalisme. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que, converties à une sorte de morale sociale , elles chercheront leur modèle entre deux écueils : celui du libéralisme et son trop-plein d’égoïsme et celui du communisme ou du socialisme d’État avec leur excès de dirigisme. Certaines, persistant dans la voie coopérative des grandes utopies sociales réalisées, comme celle qui surgira dans les années 1950 du petit village de Mondragòn (pays basque espagnol), d’autres par extension moderniste - nonobstant tentative d’humanisation et de recommunalisation -, de grandes entreprises familiales comme illustrées par l’expérience olivetienne.
Une autre disposition commune aux utopies d’entreprise de l’âge industriel est leur arrière-fond quasi religieux. De fait, face à l’inertie d’une société contestable, à des inégalités et à des injustices résistantes parce que prétendument fondées sur des ressorts naturels, il fallait une puissance de contestation hors du commun, un ensemble d’idéaux suffisamment organisés, que seuls pouvait véhiculer des mentalités religieuses, à tout le moins une religiosité, partout présente en utopie. Mais il s’agirait là, à de rares exceptions près comme A. Olivetti et le Père Arizmendiarrieta fondateur du Complexe de Mondragòn - tous deux inspirés par la doctrine personnaliste -, plutôt d’une « religion athée » ou d’un « athéisme religieux », en tout cas presque toujours (Owen, Cabet, Fourier, Godin…) d’une religion sans d’autre Dieu que l’humanité, sans d’autre Église que la communauté de travail ou de vie (Desroche, 1972 : 202), et même sans d’autre prophète qu’un héros industriel.
Mais c’est surtout par leur réalisme économique, contrastant bien souvent avec les fiascos retentissants des grandes utopies sociales qui les avaient précédées, que les utopies d’entreprise s’inscrivirent dans le mouvement de la modernité. Telles furent les hétérotopies productives comme la Cie Olivetti et le Complexe de Mondragòn, la première pour avoir connu son plein développement durant le moment fordiste du capitalisme industriel ; le second parce qu’il illustre le passage d’une société villageoise, donc encore communautaire, à une économie mondialisée, donc déjà irréversiblement sociétaire. Elles ont appartenu au modèle de la grande firme divisionnalisée, confiante en l’avenir (Fasano, 2011), dont la croissance reposait tout à la fois sur l’essor de la consommation de masse, sur l’innovation technologique et de produits et sur un haut degré de rationalisation de la production . Et ce n’est pas un hasard si nous trouvons dans la profusion archivistique et documentaire consacrée à ces deux entreprises, quantité de considérations sur leur réussite industrielle exemplaire, leur productivité, leur organisation fonctionnelle et planifiée, tout autant que sur leurs institutions avancées de protection sociale.
Avant d’être taillée en pièces par l’arrivée d’un capitalisme actionnarial, la Cie Olivetti constitua probablement en son temps une synthèse subtile et presque parfaite de ces trois sources de la modernité utopique. De ce point de vue, elle éclairerait de façon emblématique, à la fois la fin du cycle historique des utopies d’entreprise encore nourries par les grandes utopies sociales et le début d’une nouvelle ère marquée, dès la fin des années 1970, par la crise simultanée des trois grands cadres idéologiques décrits plus haut. Pourquoi ne pas conjecturer dès lors que, dans ce nouveau contexte, fait d’incertitudes et d’effondrement des significations globales, les utopies d’entreprise soient entrées elle-même dans l’âge de la postmodernité ? C’est ce qui expliquerait selon nous, à la fois leur résurgence et leur vivacité actuelles ainsi que leurs nouvelles formes d’existence. Résurgence et réactivation pour combler le vide laissé par « la fin des grands méta-récits » (Lyotard, 1979). C’est la dialectique suggérée jadis par E. Bloch (1954-1959) pour rendre compte de toutes les « poussées utopiques » dans l’histoire. Celles-ci exigent un creux, une absence de projection, une déroute axiologique qui poussent l’homme à l’action et à la réalisation de possibles jusqu’ici inexplorés. Nouvelles formes d’existence parce qu’elles offrent aujourd’hui le visage d’expériences probablement moins ambitieuses (elles n’ont pas pour visée de « changer le monde »), plus « accommodantes », c’est-à-dire plus pragmatiques (elles admettent la pluralité des capitalismes) et plus dispersées (elles adoptent pour la plupart la configuration de firmes-réseaux).
Au cours du XXème siècle, les utopies d’entreprises furent d’inspiration socialisante et communautaire. Comme nous l’avons vu plus haut, cela ne signifie surtout pas que leur décollage put se passer de l’action d’un créateur, d’un repreneur ou d’un héritier inspiré et providentiel. Cela veut dire qu’elles furent presque toutes portées – y compris à l’initiative de leurs promoteurs – vers la lutte contre les inégalités et l’émancipation éducative des plus déshérités. Charriant les héritages lointains et entremêlés des mouvements sociétaires, solidaristes et coopératifs, de Owen à Godin tout au moins, elles appartiennent d’abord à la grande tradition socialiste, parfois toute proche du creuset républicain (Audier, 2010 ; Rosanvallon, 2011), parfois penchant vers un socialisme chrétien, mais préoccupée avant tout de faire contrepoids au délitement des liens sociaux engendrés par les avancées successives du capitalisme. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que, converties à une sorte de morale sociale , elles chercheront leur modèle entre deux écueils : celui du libéralisme et son trop-plein d’égoïsme et celui du communisme ou du socialisme d’État avec leur excès de dirigisme. Certaines, persistant dans la voie coopérative des grandes utopies sociales réalisées, comme celle qui surgira dans les années 1950 du petit village de Mondragòn (pays basque espagnol), d’autres par extension moderniste - nonobstant tentative d’humanisation et de recommunalisation -, de grandes entreprises familiales comme illustrées par l’expérience olivetienne.
Une autre disposition commune aux utopies d’entreprise de l’âge industriel est leur arrière-fond quasi religieux. De fait, face à l’inertie d’une société contestable, à des inégalités et à des injustices résistantes parce que prétendument fondées sur des ressorts naturels, il fallait une puissance de contestation hors du commun, un ensemble d’idéaux suffisamment organisés, que seuls pouvait véhiculer des mentalités religieuses, à tout le moins une religiosité, partout présente en utopie. Mais il s’agirait là, à de rares exceptions près comme A. Olivetti et le Père Arizmendiarrieta fondateur du Complexe de Mondragòn - tous deux inspirés par la doctrine personnaliste -, plutôt d’une « religion athée » ou d’un « athéisme religieux », en tout cas presque toujours (Owen, Cabet, Fourier, Godin…) d’une religion sans d’autre Dieu que l’humanité, sans d’autre Église que la communauté de travail ou de vie (Desroche, 1972 : 202), et même sans d’autre prophète qu’un héros industriel.
Mais c’est surtout par leur réalisme économique, contrastant bien souvent avec les fiascos retentissants des grandes utopies sociales qui les avaient précédées, que les utopies d’entreprise s’inscrivirent dans le mouvement de la modernité. Telles furent les hétérotopies productives comme la Cie Olivetti et le Complexe de Mondragòn, la première pour avoir connu son plein développement durant le moment fordiste du capitalisme industriel ; le second parce qu’il illustre le passage d’une société villageoise, donc encore communautaire, à une économie mondialisée, donc déjà irréversiblement sociétaire. Elles ont appartenu au modèle de la grande firme divisionnalisée, confiante en l’avenir (Fasano, 2011), dont la croissance reposait tout à la fois sur l’essor de la consommation de masse, sur l’innovation technologique et de produits et sur un haut degré de rationalisation de la production . Et ce n’est pas un hasard si nous trouvons dans la profusion archivistique et documentaire consacrée à ces deux entreprises, quantité de considérations sur leur réussite industrielle exemplaire, leur productivité, leur organisation fonctionnelle et planifiée, tout autant que sur leurs institutions avancées de protection sociale.
Avant d’être taillée en pièces par l’arrivée d’un capitalisme actionnarial, la Cie Olivetti constitua probablement en son temps une synthèse subtile et presque parfaite de ces trois sources de la modernité utopique. De ce point de vue, elle éclairerait de façon emblématique, à la fois la fin du cycle historique des utopies d’entreprise encore nourries par les grandes utopies sociales et le début d’une nouvelle ère marquée, dès la fin des années 1970, par la crise simultanée des trois grands cadres idéologiques décrits plus haut. Pourquoi ne pas conjecturer dès lors que, dans ce nouveau contexte, fait d’incertitudes et d’effondrement des significations globales, les utopies d’entreprise soient entrées elle-même dans l’âge de la postmodernité ? C’est ce qui expliquerait selon nous, à la fois leur résurgence et leur vivacité actuelles ainsi que leurs nouvelles formes d’existence. Résurgence et réactivation pour combler le vide laissé par « la fin des grands méta-récits » (Lyotard, 1979). C’est la dialectique suggérée jadis par E. Bloch (1954-1959) pour rendre compte de toutes les « poussées utopiques » dans l’histoire. Celles-ci exigent un creux, une absence de projection, une déroute axiologique qui poussent l’homme à l’action et à la réalisation de possibles jusqu’ici inexplorés. Nouvelles formes d’existence parce qu’elles offrent aujourd’hui le visage d’expériences probablement moins ambitieuses (elles n’ont pas pour visée de « changer le monde »), plus « accommodantes », c’est-à-dire plus pragmatiques (elles admettent la pluralité des capitalismes) et plus dispersées (elles adoptent pour la plupart la configuration de firmes-réseaux).
2.3. Les utopies postmanagériales
N’était-ce le caractère trop général du concept et de sa périodisation, on pourrait en effet gloser à l’infini sur le caractère postmoderne des valeurs qui sous-tendent notre monde actuel, appelant un sursaut de l’esprit d’utopie : déstabilisation des cadres sociaux et absence de sens englobant, perte de contrôle politico-institutionnel et crise de la démocratie, esthétisation de la désillusion et repliement de la morale sociale au profit d’un « individualisme responsable » (Lipovetsky, 1983) etc. Mais en matière de management et des organisations, le postmodernisme n’a peut-être jamais existé (Alvesson, 1995). Tout au plus devrait-on parler d’hypermodernisme, tant celui-ci se présente plutôt comme accomplissement d’une modernité poussée à son paroxysme sous l’angle des techniques de rationalisation (Pezet A., Pezet E., 2010 ; Dupuy, 2011). De celui-ci relèverait le mainstream managérial actuel que ne cesse de dénoncer la plupart des nouvelles utopies d’entreprise (par exemple Getz & Carney, 2012 ; Hervé & Brière, 2012) ainsi que les théoriciens du managérialisme (notamment Hamel, 2011 ; Hamel & Breen, 2008), ou des utopies à contre-courant (notamment Parker, 1995, 2002a, 2002b) : excès de spécialisation fonctionnelle, prolifération de règles et procédures, renforcement des contrôles et de la centralisation, instrumentalisme et hypertrophie des outils de gestion et, pour tout dire, retour de la bureaucratie (Hibou, 2012), cette « cage de fer » que Weber avait entrevue comme phase ultime de l’esprit du capitalisme, désormais exclusivement soumis au calcul rationnel et à l’efficacité économique, oublieux de la transcendance et des significations attachées au travail humain (Weber, 1905 : 250-252). Et c’est tout juste si l’on ne pourrait pas interpréter la fin du texte du sociologue comme un appel aux utopistes (encadré1)
N’était-ce le caractère trop général du concept et de sa périodisation, on pourrait en effet gloser à l’infini sur le caractère postmoderne des valeurs qui sous-tendent notre monde actuel, appelant un sursaut de l’esprit d’utopie : déstabilisation des cadres sociaux et absence de sens englobant, perte de contrôle politico-institutionnel et crise de la démocratie, esthétisation de la désillusion et repliement de la morale sociale au profit d’un « individualisme responsable » (Lipovetsky, 1983) etc. Mais en matière de management et des organisations, le postmodernisme n’a peut-être jamais existé (Alvesson, 1995). Tout au plus devrait-on parler d’hypermodernisme, tant celui-ci se présente plutôt comme accomplissement d’une modernité poussée à son paroxysme sous l’angle des techniques de rationalisation (Pezet A., Pezet E., 2010 ; Dupuy, 2011). De celui-ci relèverait le mainstream managérial actuel que ne cesse de dénoncer la plupart des nouvelles utopies d’entreprise (par exemple Getz & Carney, 2012 ; Hervé & Brière, 2012) ainsi que les théoriciens du managérialisme (notamment Hamel, 2011 ; Hamel & Breen, 2008), ou des utopies à contre-courant (notamment Parker, 1995, 2002a, 2002b) : excès de spécialisation fonctionnelle, prolifération de règles et procédures, renforcement des contrôles et de la centralisation, instrumentalisme et hypertrophie des outils de gestion et, pour tout dire, retour de la bureaucratie (Hibou, 2012), cette « cage de fer » que Weber avait entrevue comme phase ultime de l’esprit du capitalisme, désormais exclusivement soumis au calcul rationnel et à l’efficacité économique, oublieux de la transcendance et des significations attachées au travail humain (Weber, 1905 : 250-252). Et c’est tout juste si l’on ne pourrait pas interpréter la fin du texte du sociologue comme un appel aux utopistes (encadré1)
C’est pourquoi, s’agissant des utopies d’entreprise contemporaines, nous parlerions plus volontiers d’utopies postmanagériales. Dans celles-ci, figureraient, selon nous en première place, les entreprises libérées dont il faut savoir gré à Getz & Carney (2009) d’avoir entrepris un premier repérage systématique surtout dans la sphère anglo-saxonne. Sans doute pourrait-on également affecter à cet ensemble, les entreprises démocratiques (Fenton, 2002) ou relevant de courants humanistes (Horovitz et alii, 2013) hors statut de coopérative. Mais il est vrai que dans le passé, ceux-ci furent plus souvent associés au seul enrichissement des tâches et, pour cela, considéré davantage comme un aménagement du modèle dominant plutôt que sa contestation (ô Octave Gélinier !). On trouverait également tout un courant de pensée nourricier procédant de l’innovation managériale (Birkinshaw et alii., 2008 ; Hamel, 2006, 2009, 2011) et plus particulièrement du « servant leadership » (le leadership de service aux collaborateurs). Cette doctrine, apparemment minimaliste, promue à la fin des années 1970 par Greenleaf, praticien des ressources humaines de la société américaine ATT (Frick, 2004), n’en dispose pas moins d’une longue lignée d’études empiriques, avec leurs batteries d’échelles de mesure, mais également de réalisations concrètes et pratiquantes, pourvoyeuses en retour de « principes d’action » pour une extension positivement contagieuse (Belet, 2013). Elle possèderait même aujourd’hui ses certifications, et ses cabinets conseil spécialisés. On cite ainsi dans la littérature américaine et européenne (Carlzon, 2006), l’exemple d’entreprises, adeptes de la « pyramide renversée », de la « délégation à rebours » ou de la « subsidiarité à l’envers » , particulièrement résilientes en période de crise et dans des secteurs pourtant hautement concurrentiels. Mais comme l’avait déjà noté, non sans une certaine dose d’autodérision, T. Peters, inventeur du concept d’ « entreprise libérée », il y a parfois loin entre entreprise libérée et seulement intention managériale innovante, même si la seconde peut s’emboiter dans la première . Ainsi en va-t-il de « l’autocratique délégation de pouvoir » dans certaines entreprises admirées : la décentralisation y coexiste souvent avec un petit centre qui décide de tout (Peters, 1992 : 419).
Pour en appréhender les contours, deux lignes de front nous paraissent séparer assez nettement, les entreprises libérées ou démocratiques d’avec les entreprises standard ou seulement socialement « innovantes » : tout d’abord la recherche d’une démocratie réelle d’entreprise, c’est-à-dire d’une transformation radicale des rapports sociaux de production qui ne se réduirait pas aux seules formes institutionnalisées de régulation (négociations collectives, institutions représentatives du personnel), c’est-à-dire finalement à la démocratie représentative. Elle incorporerait également des dispositifs de participation directe visant à accroître l’influence opérationnelle des travailleurs sur les décisions prises dans l’entreprise, cette forme de démocratie étant souvent suspectée à cause de son mode d’instauration. Elle se construirait en effet, pour ainsi dire « par le haut », en tous les cas sous l’influence sporadique d’un patronat humaniste ou de managers éclairés, en lieu et place de revendications portées par les travailleurs eux-mêmes, comme ce fut le cas dans la grande tradition des mouvements sociétaires et coopératifs (au XIXème siècle) ou autogestionnaires (dans les années 1970). Ces deux plans de la démocratie d’entreprise -représentative et directe - ne sauraient être pour autant séparés l’un de l’autre : car, pas plus que la démocratie participative ne supprime la démocratie représentative qui lui sert bien souvent de rampe de lancement et de légitimation (Hervé & Brière, 2012 : 363) , la démocratie « par le haut » ne saurait se passer d’un minimum de démocratie « par le bas ». Ainsi, chez Semco, la valeur démocratique de l’entreprise s’exprime essentiellement par les comités d’usine dument élus, mais, paradoxalement, « lorsqu’il faut prendre des décisions importantes, comme un transfert d’usine, tous le salariés sont appelés [à en discuter] et à voter directement » (Semler, 1993 : 345).
Une autre ligne de front se situerait selon nous sur la question du travail, centrale dans les entreprises libérées et à peu près absente des normes de la doxa managériale qui déplace au contraire le centre de gravité de l’activité directe et des métiers vers des dispositifs gestionnaires abstraits, conçus et manipulés par des professionnels toujours plus éloignés du travail réel (Dujarier, 2006). C’est donc l’occasion de s’interroger sur les conceptions du travail dans les nouvelles utopies d’entreprise. Car, de même que la majorité des utopies sociales contenaient des utopies entrepreneuriales, la plupart de ces dernières englobent des utopies ergonomiques.
Pour en appréhender les contours, deux lignes de front nous paraissent séparer assez nettement, les entreprises libérées ou démocratiques d’avec les entreprises standard ou seulement socialement « innovantes » : tout d’abord la recherche d’une démocratie réelle d’entreprise, c’est-à-dire d’une transformation radicale des rapports sociaux de production qui ne se réduirait pas aux seules formes institutionnalisées de régulation (négociations collectives, institutions représentatives du personnel), c’est-à-dire finalement à la démocratie représentative. Elle incorporerait également des dispositifs de participation directe visant à accroître l’influence opérationnelle des travailleurs sur les décisions prises dans l’entreprise, cette forme de démocratie étant souvent suspectée à cause de son mode d’instauration. Elle se construirait en effet, pour ainsi dire « par le haut », en tous les cas sous l’influence sporadique d’un patronat humaniste ou de managers éclairés, en lieu et place de revendications portées par les travailleurs eux-mêmes, comme ce fut le cas dans la grande tradition des mouvements sociétaires et coopératifs (au XIXème siècle) ou autogestionnaires (dans les années 1970). Ces deux plans de la démocratie d’entreprise -représentative et directe - ne sauraient être pour autant séparés l’un de l’autre : car, pas plus que la démocratie participative ne supprime la démocratie représentative qui lui sert bien souvent de rampe de lancement et de légitimation (Hervé & Brière, 2012 : 363) , la démocratie « par le haut » ne saurait se passer d’un minimum de démocratie « par le bas ». Ainsi, chez Semco, la valeur démocratique de l’entreprise s’exprime essentiellement par les comités d’usine dument élus, mais, paradoxalement, « lorsqu’il faut prendre des décisions importantes, comme un transfert d’usine, tous le salariés sont appelés [à en discuter] et à voter directement » (Semler, 1993 : 345).
Une autre ligne de front se situerait selon nous sur la question du travail, centrale dans les entreprises libérées et à peu près absente des normes de la doxa managériale qui déplace au contraire le centre de gravité de l’activité directe et des métiers vers des dispositifs gestionnaires abstraits, conçus et manipulés par des professionnels toujours plus éloignés du travail réel (Dujarier, 2006). C’est donc l’occasion de s’interroger sur les conceptions du travail dans les nouvelles utopies d’entreprise. Car, de même que la majorité des utopies sociales contenaient des utopies entrepreneuriales, la plupart de ces dernières englobent des utopies ergonomiques.
3. Utopies au travail et travail en utopie
Henri Desroche avait sous-titré sur les « utopies ergonomiques » et engrangé une moisson particulièrement « plantureuse, contrastée […] et même éclatée, entre dialectiques, dilemmes ou dichotomies » (Desroche, 1991 : 95-96). Soit, en improvisant selon nos propres catégories, quatre grands ensembles de questionnements difficiles à épuiser et pour cela seulement esquissés. Quel capital pour quel travail (3.1) ? Pour quel projet ou quelle performance, moyennant quelles incitations et selon quelles rémunérations (3.2) ? Quelle organisation et quelle division du travail, avec quel contenu d’activité (3.3) ? Enfin, quel gouvernement, c’est-à-dire quelles modalités de management et quel régime politique du travail, autrement dit quels rapports de pouvoir dans l’entreprise, et quelles régulations individuelles et collectives (3.4) ?
Toutes ces questions valent d’être posées et nécessairement traitées ensemble. Car à force d’utopiser sur la société ou sur la démocratie industrielle, certains entrepreneurs d’utopies en auraient oublié de réformer le contenu du travail lui-même et son organisation. Tel Godin : « Alors qu’il innove en matière d’équivalents de la richesse [le logement, l’éducation…Il], est plutôt conservateur dans le champ de l’action productive stricto sensu. Quand il touche au noyau dur du travail, le message utopique se heurte à de nombreux obstacles […] : différenciation au nom de l’efficacité économique entre strates protégées et non protégées du personnel, clôture fatale d’une petite aristocratie du travail sur elle-même, difficulté pour une population ouvrière encore largement illettrée de se saisir pleinement de l’opportunité de basculer du statut de salarié vers celui de producteur capitaliste » (Lallement, 2009 : 401-402).
Mais concentrons-nous sur le phénomène des entreprises libérées d’inspiration plutôt internationale (Getz & Carney, 2009 ; Getz, 2012) et sur les deux cas actuellement les plus documentés de la sphère française, la fonderie Favi et le Groupe Hervé Thermique, en attendant observations et forages plus poussés d’autres cas ratissés dans la littérature (Boiron, Chronoflex, Doublet, Lippi, Mecabor, Techne…).
Toutes ces questions valent d’être posées et nécessairement traitées ensemble. Car à force d’utopiser sur la société ou sur la démocratie industrielle, certains entrepreneurs d’utopies en auraient oublié de réformer le contenu du travail lui-même et son organisation. Tel Godin : « Alors qu’il innove en matière d’équivalents de la richesse [le logement, l’éducation…Il], est plutôt conservateur dans le champ de l’action productive stricto sensu. Quand il touche au noyau dur du travail, le message utopique se heurte à de nombreux obstacles […] : différenciation au nom de l’efficacité économique entre strates protégées et non protégées du personnel, clôture fatale d’une petite aristocratie du travail sur elle-même, difficulté pour une population ouvrière encore largement illettrée de se saisir pleinement de l’opportunité de basculer du statut de salarié vers celui de producteur capitaliste » (Lallement, 2009 : 401-402).
Mais concentrons-nous sur le phénomène des entreprises libérées d’inspiration plutôt internationale (Getz & Carney, 2009 ; Getz, 2012) et sur les deux cas actuellement les plus documentés de la sphère française, la fonderie Favi et le Groupe Hervé Thermique, en attendant observations et forages plus poussés d’autres cas ratissés dans la littérature (Boiron, Chronoflex, Doublet, Lippi, Mecabor, Techne…).
3.1. Quel capital pour quel travail ?
On pourrait le déplorer, mais la question de la souveraineté économique et politique sur l’entreprise comme bien commun versus propriété privée (appelée aujourd’hui gouvernance), qui constitua une pièce centrale du débat sur l’association capital-travail dans les formes anciennes des utopies d’entreprise, est loin de faire l’objet d’un semblable engouement dans les utopies postmanagériales. En reprenant le schéma tripartite de Jardat (2012), bien plus nombreuses sont les considérations sur le « gouvernement » et « l’exécutif organisationnel », c’est-à-dire sur les styles de management interne et sur la « gouvernementalité », c’est-à-dire les conditions incitatives de l’engagement individuel et collectif. Cependant, sous réserve d’un inventaire plus approfondi sur ce point, certaines constantes sembleraient se dégager d’une investigation documentaire sur les entreprises libérées et postmanagériales. Une chose est sûre : la plupart d’entre-elles appartiennent à des dirigeants propriétaires ou détenteurs d’une majorité du capital. Mais comme le dit Semler, prototype de l’entrepreneur libérateur, propriétaire de la compagnie brésilienne Semco, entreprise de fabrication et d’ingénierie industrielles : « je ne gouverne pas Semco. Je suis propriétaire du capital, pas de l’entreprise. Ayant succédé à mon père, j’essaie de reconstruire la compagnie de façon à ce qu’elle se gouverne elle-même sur la base de trois valeurs-clefs : la participation des salariés, la répartition des bénéfices et un système d’information [notamment financier] ouvert à tous » (Semler, 1994 : 64). Dans le cas où le capital est ouvert, l’actionnariat est peu dispersé et « patient », plaçant délibérément l’entreprise sur une orbite de long terme et de préservation de l’emploi. Dans l’expérience démocratique du Groupe Hervé Thermique, une entreprise française de génie climatique (1600 salariés), A. d’Iribarne souligne la nécessité d’une « logique patrimoniale […] cohérente avec les requis du modèle », ce qui veut dire un capitalisme raisonnable et « des apporteurs de capitaux qui acceptent de privilégier des relations à moyen et à long terme » (Hervé, d’Iribarne et Bourguinat, 2007 : 184).
Du côté du travail, il faudrait regarder de plus près, tout un chapitre à ouvrir sur les pratiques d’intéressement et de participation, voire de l’actionnariat salarié. En général celles-ci reposent sur une éthique de la transparence financière totale, non sans une formation intensive de tout le personnel, y compris des ouvriers, le partage de l’information allant jusqu’à la connaissance des salaires des cadres et du dirigeant ainsi que l’élaboration d’un management participatif (encadré 2), c’est-à-dire d’une démocratie de délibération qui ne se réduise ni à une démocratie représentative virant parfois à la « monarchie constitutionnelle », ni à la formule coopérative qui se transforme facilement en une oligarchie, une minorité agissante pouvant s’emparer du pouvoir une fois les procédures de vote satisfaites, encore moins à une « démocratie actionnariale » qui n’offre l’égalité du droit de vote qu’aux actionnaires (Hervé & Brière, 2012 : 321-393) . (Encadré 2)
On pourrait le déplorer, mais la question de la souveraineté économique et politique sur l’entreprise comme bien commun versus propriété privée (appelée aujourd’hui gouvernance), qui constitua une pièce centrale du débat sur l’association capital-travail dans les formes anciennes des utopies d’entreprise, est loin de faire l’objet d’un semblable engouement dans les utopies postmanagériales. En reprenant le schéma tripartite de Jardat (2012), bien plus nombreuses sont les considérations sur le « gouvernement » et « l’exécutif organisationnel », c’est-à-dire sur les styles de management interne et sur la « gouvernementalité », c’est-à-dire les conditions incitatives de l’engagement individuel et collectif. Cependant, sous réserve d’un inventaire plus approfondi sur ce point, certaines constantes sembleraient se dégager d’une investigation documentaire sur les entreprises libérées et postmanagériales. Une chose est sûre : la plupart d’entre-elles appartiennent à des dirigeants propriétaires ou détenteurs d’une majorité du capital. Mais comme le dit Semler, prototype de l’entrepreneur libérateur, propriétaire de la compagnie brésilienne Semco, entreprise de fabrication et d’ingénierie industrielles : « je ne gouverne pas Semco. Je suis propriétaire du capital, pas de l’entreprise. Ayant succédé à mon père, j’essaie de reconstruire la compagnie de façon à ce qu’elle se gouverne elle-même sur la base de trois valeurs-clefs : la participation des salariés, la répartition des bénéfices et un système d’information [notamment financier] ouvert à tous » (Semler, 1994 : 64). Dans le cas où le capital est ouvert, l’actionnariat est peu dispersé et « patient », plaçant délibérément l’entreprise sur une orbite de long terme et de préservation de l’emploi. Dans l’expérience démocratique du Groupe Hervé Thermique, une entreprise française de génie climatique (1600 salariés), A. d’Iribarne souligne la nécessité d’une « logique patrimoniale […] cohérente avec les requis du modèle », ce qui veut dire un capitalisme raisonnable et « des apporteurs de capitaux qui acceptent de privilégier des relations à moyen et à long terme » (Hervé, d’Iribarne et Bourguinat, 2007 : 184).
Du côté du travail, il faudrait regarder de plus près, tout un chapitre à ouvrir sur les pratiques d’intéressement et de participation, voire de l’actionnariat salarié. En général celles-ci reposent sur une éthique de la transparence financière totale, non sans une formation intensive de tout le personnel, y compris des ouvriers, le partage de l’information allant jusqu’à la connaissance des salaires des cadres et du dirigeant ainsi que l’élaboration d’un management participatif (encadré 2), c’est-à-dire d’une démocratie de délibération qui ne se réduise ni à une démocratie représentative virant parfois à la « monarchie constitutionnelle », ni à la formule coopérative qui se transforme facilement en une oligarchie, une minorité agissante pouvant s’emparer du pouvoir une fois les procédures de vote satisfaites, encore moins à une « démocratie actionnariale » qui n’offre l’égalité du droit de vote qu’aux actionnaires (Hervé & Brière, 2012 : 321-393) . (Encadré 2)
3.2. Pour quel projet et performance et avec quelles incitations et rémunérations ?
Plus que toutes les autres, les entreprises libérées sont des organisations fortement finalisées, assimilables sur ce point aux configurations « missionnaires » de H. Mintzberg (1990 : chap. 12) ou « valorielles » de Pichault & Nizet (2000). De ce point de vue, elles supposent un fort engagement de la part des salariés qui ont une conception vocationnelle de leur travail et carburent aux idéaux. C’est ce qui les assimile à des petites utopies car, à rebours de ceux qui proclament la « fin des idéologies », ces formes d’entreprise réhabilitent la force des « croyances idéalistes », ou de « spiritualité sans Dieu » (Lacroix, 2007), en tous cas des convictions qui soutiennent l’action collective (Guillebaud, 2005 ; Bouveresse, 2007).
Ainsi par exemple, Bob Koski, fondateur de Sun Hydraulics, fabricant de valves hydrauliques à haute performance installé en Floride, insiste-t-il sur la prévalence des actifs « soft » sur le « hard », c’est-à-dire des principes philosophiques sur les actifs matériels ou les projections financières et commerciales pour mobiliser et cimenter le corps social de l’entreprise. Chez Favi (Fonderie des Ateliers du Vimeu) aussi, « les valeurs importent bien plus que la multiplication des règles et le contrôle de leur observation formelle » (Zobrist, 2008c : 40), et J.-F. Zobrist recommande de « privilégier l’onirique » (Zobrist, 2008b : 42). Il manie ainsi en permanence la dichotomie entre les entreprises traditionnelles qui prétendent stimuler les salariés en les focalisant sur le « comment » (obsession du chiffre et des indicateurs, prolifération des strates hiérarchiques de contrôle…), en leur faisant oublier leur mission ou en étouffant les idées créatrices, aux entreprises « pour quoi » et « pour qui », pourvoyeuses de sens, où les salariés, définitivement libérés des chefs et de leurs prescriptions, décident par eux-mêmes des moyens à mettre en œuvre : « je m’amusais à tracer un autre organigramme dans lequel on considérerait que l’homme est bon » (Zobrist, 2008a : 35). Mais cette conception finalisée n’a presque rien à voir avec les organisations managériales « orientées projet » qui fonctionnent de façon séquentielle (Aurégan, Joffre, 2004 ; Trouvé, 2006 ; Lapayre, 2010). Car ici, il convient que la mission soit partagée, installée de façon permanente et suffisamment ambitieuse, analogue à « un impératif moral » dit G. Hamel. Or « un impératif moral n’est pas quelque chose que l’on invente pour en obtenir davantage de son personnel. Pour qu’il soit ressenti comme authentique, il faut que ce soit une fin, pas un moyen » (Hamel, 2008 : 58).
On comprendra dès lors que les entreprises libérées privilégient les motivations internes, liées à la signification du travail, laissant les incitations externes, les primes et les rémunérations individualisées aux entreprises traditionnelles, car ces dernières sont le plus souvent désincitatives (Beauvallet, 2009). C’est ce qui expliquerait que la plupart d’entre elles pratiquent peu les stimulants financiers, les réduisent à des redistributions égalitaires (Hervé, Favi) ou les font dépendre de règles édictées par les salariés eux-mêmes (Semler). Chez Hervé, par exemple, « seule une prime sur la base du ‘collectif entreprise’ est calculée et répartie également pour tous […] il n’y a pas mise en concurrence des salariés les uns avec les autres […] L’hypothèse faite ici est que l’intériorisation des normes du modèle, associée au contrôle social du ‘collectif’, est autrement plus efficace pour faire respecter ces normes » que ‘la carotte et le bâton’ » (Hervé et alii., 2007 : 144). A la Favi, « personne n’a de primes individuelles sur résultat […] Nous prenons 7 % du cash-flow que nous nous partageons à égalité, au centime près, directeur général comme ouvrier. Avec la participation, les bonnes années, cela fait, pour les ouvriers, dix-huit mois de salaire » (Zobrist, 2012 : 7). Quant à l’entreprise Lippi, fabricant français de clôture, elle ne distribue pas non plus de primes individuelles : « si l’on fait confiance aux gens, on n’a pas besoin d’agiter des carottes, d’autant que la corrélation prime / réussite nous apparaît de plus en plus compliquée à établir. La vraie variable, c’est l’intéressement [collectif] en fonction des résultats » (Lippi, 2011).
Troisième point : dans la grande tradition des utopies au travail ou du travail en utopie, les nouvelles entreprises libérées partagent également une conception eudémoniste, voire euphorisante du travail. En effet, à l’exception sans doute de J-B. Godin, qui substitua à la théorie de l’activité « attrayante » et « passionnée » de Ch. Fourier, une morale austère et désenchantée du travail (Lallement, 2009 : 387), la liste est longue des dirigeants libérateurs qui associèrent performance économique et qualité de vie au travail. Adriano Olivetti ne fut pas l’un des moindres, qui implanta dans les années 1950 une nouvelle usine au bord de la méditerranée, conçue par l’un des plus grands architectes de son temps, N. Luigi, afin que les ouvriers pussent produire les plus belles machines à écrire du monde dans un cadre enchanteur. Dans le grand discours lyrique qu’il prononce à l’occasion de l’inauguration, il promet à ceux-ci « une vie plus digne d’être vécue » (« una vita più degna di essere vissuta »), dans cette « fabrique à la mesure de l’homme », loin des grandes concentrations urbaines et usinières du Nord, et appelle de ses vœux une « joie tranquille », non sans avoir fait l’apologie des « salaires élevés […] une idée [qui lui était] chère » : « Nous avons, dit-il, édifié cette usine dans le plus beau golfe du monde, afin que la beauté et le confort pénètrent dans le travail de tous les jours. Nous avons voulu ainsi que la nature accompagne la vie dans l’usine » (A. Olivetti, 1955). De même Zobrist répète-t-il qu’ « il n’y a pas de performance sans bonheur au lieu de chercher la performance par la structure » (2008b : 20). D’où un effort intense pour concilier autant que faire se peut, vie au travail et temps sociaux.
Plus que toutes les autres, les entreprises libérées sont des organisations fortement finalisées, assimilables sur ce point aux configurations « missionnaires » de H. Mintzberg (1990 : chap. 12) ou « valorielles » de Pichault & Nizet (2000). De ce point de vue, elles supposent un fort engagement de la part des salariés qui ont une conception vocationnelle de leur travail et carburent aux idéaux. C’est ce qui les assimile à des petites utopies car, à rebours de ceux qui proclament la « fin des idéologies », ces formes d’entreprise réhabilitent la force des « croyances idéalistes », ou de « spiritualité sans Dieu » (Lacroix, 2007), en tous cas des convictions qui soutiennent l’action collective (Guillebaud, 2005 ; Bouveresse, 2007).
Ainsi par exemple, Bob Koski, fondateur de Sun Hydraulics, fabricant de valves hydrauliques à haute performance installé en Floride, insiste-t-il sur la prévalence des actifs « soft » sur le « hard », c’est-à-dire des principes philosophiques sur les actifs matériels ou les projections financières et commerciales pour mobiliser et cimenter le corps social de l’entreprise. Chez Favi (Fonderie des Ateliers du Vimeu) aussi, « les valeurs importent bien plus que la multiplication des règles et le contrôle de leur observation formelle » (Zobrist, 2008c : 40), et J.-F. Zobrist recommande de « privilégier l’onirique » (Zobrist, 2008b : 42). Il manie ainsi en permanence la dichotomie entre les entreprises traditionnelles qui prétendent stimuler les salariés en les focalisant sur le « comment » (obsession du chiffre et des indicateurs, prolifération des strates hiérarchiques de contrôle…), en leur faisant oublier leur mission ou en étouffant les idées créatrices, aux entreprises « pour quoi » et « pour qui », pourvoyeuses de sens, où les salariés, définitivement libérés des chefs et de leurs prescriptions, décident par eux-mêmes des moyens à mettre en œuvre : « je m’amusais à tracer un autre organigramme dans lequel on considérerait que l’homme est bon » (Zobrist, 2008a : 35). Mais cette conception finalisée n’a presque rien à voir avec les organisations managériales « orientées projet » qui fonctionnent de façon séquentielle (Aurégan, Joffre, 2004 ; Trouvé, 2006 ; Lapayre, 2010). Car ici, il convient que la mission soit partagée, installée de façon permanente et suffisamment ambitieuse, analogue à « un impératif moral » dit G. Hamel. Or « un impératif moral n’est pas quelque chose que l’on invente pour en obtenir davantage de son personnel. Pour qu’il soit ressenti comme authentique, il faut que ce soit une fin, pas un moyen » (Hamel, 2008 : 58).
On comprendra dès lors que les entreprises libérées privilégient les motivations internes, liées à la signification du travail, laissant les incitations externes, les primes et les rémunérations individualisées aux entreprises traditionnelles, car ces dernières sont le plus souvent désincitatives (Beauvallet, 2009). C’est ce qui expliquerait que la plupart d’entre elles pratiquent peu les stimulants financiers, les réduisent à des redistributions égalitaires (Hervé, Favi) ou les font dépendre de règles édictées par les salariés eux-mêmes (Semler). Chez Hervé, par exemple, « seule une prime sur la base du ‘collectif entreprise’ est calculée et répartie également pour tous […] il n’y a pas mise en concurrence des salariés les uns avec les autres […] L’hypothèse faite ici est que l’intériorisation des normes du modèle, associée au contrôle social du ‘collectif’, est autrement plus efficace pour faire respecter ces normes » que ‘la carotte et le bâton’ » (Hervé et alii., 2007 : 144). A la Favi, « personne n’a de primes individuelles sur résultat […] Nous prenons 7 % du cash-flow que nous nous partageons à égalité, au centime près, directeur général comme ouvrier. Avec la participation, les bonnes années, cela fait, pour les ouvriers, dix-huit mois de salaire » (Zobrist, 2012 : 7). Quant à l’entreprise Lippi, fabricant français de clôture, elle ne distribue pas non plus de primes individuelles : « si l’on fait confiance aux gens, on n’a pas besoin d’agiter des carottes, d’autant que la corrélation prime / réussite nous apparaît de plus en plus compliquée à établir. La vraie variable, c’est l’intéressement [collectif] en fonction des résultats » (Lippi, 2011).
Troisième point : dans la grande tradition des utopies au travail ou du travail en utopie, les nouvelles entreprises libérées partagent également une conception eudémoniste, voire euphorisante du travail. En effet, à l’exception sans doute de J-B. Godin, qui substitua à la théorie de l’activité « attrayante » et « passionnée » de Ch. Fourier, une morale austère et désenchantée du travail (Lallement, 2009 : 387), la liste est longue des dirigeants libérateurs qui associèrent performance économique et qualité de vie au travail. Adriano Olivetti ne fut pas l’un des moindres, qui implanta dans les années 1950 une nouvelle usine au bord de la méditerranée, conçue par l’un des plus grands architectes de son temps, N. Luigi, afin que les ouvriers pussent produire les plus belles machines à écrire du monde dans un cadre enchanteur. Dans le grand discours lyrique qu’il prononce à l’occasion de l’inauguration, il promet à ceux-ci « une vie plus digne d’être vécue » (« una vita più degna di essere vissuta »), dans cette « fabrique à la mesure de l’homme », loin des grandes concentrations urbaines et usinières du Nord, et appelle de ses vœux une « joie tranquille », non sans avoir fait l’apologie des « salaires élevés […] une idée [qui lui était] chère » : « Nous avons, dit-il, édifié cette usine dans le plus beau golfe du monde, afin que la beauté et le confort pénètrent dans le travail de tous les jours. Nous avons voulu ainsi que la nature accompagne la vie dans l’usine » (A. Olivetti, 1955). De même Zobrist répète-t-il qu’ « il n’y a pas de performance sans bonheur au lieu de chercher la performance par la structure » (2008b : 20). D’où un effort intense pour concilier autant que faire se peut, vie au travail et temps sociaux.
3.3. Quelle organisation, quelle division et quelles conditions du travail ?
C’est, avec les modes de management, sur le plan organisationnel que les nouvelles utopies d’entreprise se différencient le plus des entreprises gérées selon les canons de la doxa managériale dominante. Autrement dit, et parmi d’autres dimensions possibles : quelles formes de coordination interne et externe ? Selon quelle division (technique et sociale) du travail ? Suivant quelles conditions et quelle durée de travail ?
Mintzberg l’avait bien vu avec ses « organisations missionnaires » : chaque fois que les finalités et la vision prévalent sur les moyens ou les opérations, il faut s’attendre à ce que la définition des postes y soit plus ou moins floue, les qualifications et la hiérarchie formelles réduites à leur portion congrue, les règles et les procédures rationnelles les moins encombrantes possibles pour laisser place à l’intériorisation des normes et à la confiance (1990 : 332). De fait, chez tous les entrepreneurs d’utopie rencontrés, on noterait d’abord une méfiance quasi unanime à l’égard de la planification stratégique au bénéfice d’une « vision » simple, largement diffusée et sans cesse répétée, mais dont l’élaboration n’est surtout pas réservée aux comités de direction. Ainsi, adepte des « structures molles et floues [qui] laissent des chances au hasard », seules garantes de pro-activité dans un monde incertain, Zobrist résume : « les plus grands gains de productivité que nous avons faits résultent très souvent d’une réflexion faite par hasard par un opérateur de production » (2008b : 30). Pour Bill Gore, fondateur de la célèbre firme Gore-Tex, il n’en allait pas autrement, lui qui avait retenu de la firme Dupont, l’idée de l’open innovation dont la logique n’avait toutefois pas été poussée jusqu’au bout par le mastodonte : c’est bien parce que tous les travailleurs – et pas seulement les services de recherche-développement - disposent d’une importante autonomie, qu’ils peuvent créer tous azimuts : c’est en expérimentant ainsi spontanément sur une matière chimique (le PTFE) que furent créés le tissu technique respirant, puis les cordes de guitare les plus recherchées (Elixir) et les fils dentaires (Getz & Carney, 2009). Chez Gore-Tex, comme chez Semco ou encore Harley Davidson, les travailleurs ne sont pas recrutés sur un poste, ni sur un emploi, mais sur des « engagements ». Très vite, dans une organisation déhiérarchisée (Hervé) où l’on a « fait sauter tous les nœuds de pouvoir » (Favi), ils ont la possibilité de définir leur rôle dans l’entreprise et, en vitesse de croisière, de développer des projets autour de groupes d’affinité, voire des unités nouvelles autosuffisantes dédiées à l’innovation, à la qualité ou à l’amélioration (ibid : 143). Pas étonnant ainsi que chez Semco, on ne sache jamais combien de sites constituent le réseau, encore moins le nombre exact de salariés qui peuvent prendre leur autonomie et revenir dans l’entreprise au gré de leurs projets. Dans certains cas, comme chez Sea Smoke Cellar, un vignoble de renommée mondiale, créé en 1997 par Bob Davids, entrepreneur d’utopie récidiviste, les salariés sont libres non seulement d’agir, mais de contester les grands virages stratégiques, à un moment où il est encore temps de s’engager dans une autre voie ! (Gertz & Carney, 2009). On pourrait largement deviser sur une conviction des entreprises libérées : dans les équipes de travail à géométrie variable qui désignent leur propre leader, il existerait une sorte d’optimum d’interactivité nécessaire : de 20 à 50 personnes dans les «mini-usines », chacune dédiée à un produit et un client et dotée de ses activités support chez Favi, 150 dans les « groupes naturels » chez Gore-Tex ou les « équipes autogérées » chez Harley Davidson et à peine une douzaine dans le Groupe Hervé . Au-delà, on assisterait à un « effondrement de la coopération, [il deviendrait] indispensable d’imposer des règles, des procédures et d’autres mesures de ce genre qui dictent la façon dont la coopération doit se faire » (Bill Gore cité par Getz & Carney, 2009 : p. 124). Mais nous sommes loin des 1600 sociétaires recommandés par Fourier, seule garantie pour doser savamment les passions dans un phalanstère « chimiquement parfait ».
Grâce à un tel mode de fonctionnement, l’organisation gagne en fluidité. Mais même si un joyeux désordre semble s’ensuivre, ce n’est pas pour autant « l’anarchie » tant redoutée par les détracteurs de ces expériences. Car la liberté des travailleurs est « maintenue sur les rails » (Getz & Carney, 2009 : 100) par la force de la vision collective et les contrôles coûteux sont avantageusement remplacés par des mécanismes puissants d’autodiscipline et de la régulation sociale. D’où l’invocation récurrente de deux éléments, de combinaisons et de poids différents selon les entreprises, pour tenir ensemble les acteurs dans les collectifs de travail libérés : la confiance mutuelle comme valeur indépassable et l’idée d’entreprise comme communauté. Si la seconde marqua profondément les anciennes utopies d’entreprise jusqu’à l’ère moderne, A. Olivetti jouant ici encore le rôle de passeur (Trouvé, 2005, 2007), la première semble davantage correspondre à un moment post-managérial. Mais dans les deux cas, il s’agit de retrouver derrière ou au-delà de l’ordre dominant contesté, des modes de fonctionnement collectif nostalgiquement pré-sociétaires (Bessire et Mesure, 2009 ; Cohendet et Diani, 2003) ou pro-activement tournés vers de nouvelles formes de régulation visant à dépasser l’excès de rationalisation gestionnaire par une culture de la confiance. Ainsi, pour Zobrist, les rapports de confiance « rapportent plus que le contrôle » et pour Semler « l’autogestion permet de limiter le nombre de gestionnaires » [(Encadré 3)]url:.
On comprend dès lors que l’organisation dans sa structure formelle et ses dispositifs de contrôle, fasse l’objet dans toutes les entreprises libérées d’un amaigrissement drastique, parfois d’ailleurs aux dépens des effectifs de cadres dirigeants ou intermédiaires (encadré 3)
Quant au temps de travail, il est souvent autodéterminé, moyennant ajustements et réglages mutuels dans le micro-espace d’activité. Mais sur ce point, toutes les entreprises libérées ne vont pas aussi loin que Semco. Dans celle-ci en effet, les employés et ouvriers décident de leurs propres horaires car « donner aux salariés la possibilité d’être maîtres de leur temps permet de garder une force de travail inspirée » (Semler, 2004). De même les cadres, quand ils n’ont pas été précipités sans ménagement hors de l’entreprise sauf à montrer leur utilité, peuvent rester chez eux s’ils considèrent y être plus productifs.
C’est, avec les modes de management, sur le plan organisationnel que les nouvelles utopies d’entreprise se différencient le plus des entreprises gérées selon les canons de la doxa managériale dominante. Autrement dit, et parmi d’autres dimensions possibles : quelles formes de coordination interne et externe ? Selon quelle division (technique et sociale) du travail ? Suivant quelles conditions et quelle durée de travail ?
Mintzberg l’avait bien vu avec ses « organisations missionnaires » : chaque fois que les finalités et la vision prévalent sur les moyens ou les opérations, il faut s’attendre à ce que la définition des postes y soit plus ou moins floue, les qualifications et la hiérarchie formelles réduites à leur portion congrue, les règles et les procédures rationnelles les moins encombrantes possibles pour laisser place à l’intériorisation des normes et à la confiance (1990 : 332). De fait, chez tous les entrepreneurs d’utopie rencontrés, on noterait d’abord une méfiance quasi unanime à l’égard de la planification stratégique au bénéfice d’une « vision » simple, largement diffusée et sans cesse répétée, mais dont l’élaboration n’est surtout pas réservée aux comités de direction. Ainsi, adepte des « structures molles et floues [qui] laissent des chances au hasard », seules garantes de pro-activité dans un monde incertain, Zobrist résume : « les plus grands gains de productivité que nous avons faits résultent très souvent d’une réflexion faite par hasard par un opérateur de production » (2008b : 30). Pour Bill Gore, fondateur de la célèbre firme Gore-Tex, il n’en allait pas autrement, lui qui avait retenu de la firme Dupont, l’idée de l’open innovation dont la logique n’avait toutefois pas été poussée jusqu’au bout par le mastodonte : c’est bien parce que tous les travailleurs – et pas seulement les services de recherche-développement - disposent d’une importante autonomie, qu’ils peuvent créer tous azimuts : c’est en expérimentant ainsi spontanément sur une matière chimique (le PTFE) que furent créés le tissu technique respirant, puis les cordes de guitare les plus recherchées (Elixir) et les fils dentaires (Getz & Carney, 2009). Chez Gore-Tex, comme chez Semco ou encore Harley Davidson, les travailleurs ne sont pas recrutés sur un poste, ni sur un emploi, mais sur des « engagements ». Très vite, dans une organisation déhiérarchisée (Hervé) où l’on a « fait sauter tous les nœuds de pouvoir » (Favi), ils ont la possibilité de définir leur rôle dans l’entreprise et, en vitesse de croisière, de développer des projets autour de groupes d’affinité, voire des unités nouvelles autosuffisantes dédiées à l’innovation, à la qualité ou à l’amélioration (ibid : 143). Pas étonnant ainsi que chez Semco, on ne sache jamais combien de sites constituent le réseau, encore moins le nombre exact de salariés qui peuvent prendre leur autonomie et revenir dans l’entreprise au gré de leurs projets. Dans certains cas, comme chez Sea Smoke Cellar, un vignoble de renommée mondiale, créé en 1997 par Bob Davids, entrepreneur d’utopie récidiviste, les salariés sont libres non seulement d’agir, mais de contester les grands virages stratégiques, à un moment où il est encore temps de s’engager dans une autre voie ! (Gertz & Carney, 2009). On pourrait largement deviser sur une conviction des entreprises libérées : dans les équipes de travail à géométrie variable qui désignent leur propre leader, il existerait une sorte d’optimum d’interactivité nécessaire : de 20 à 50 personnes dans les «mini-usines », chacune dédiée à un produit et un client et dotée de ses activités support chez Favi, 150 dans les « groupes naturels » chez Gore-Tex ou les « équipes autogérées » chez Harley Davidson et à peine une douzaine dans le Groupe Hervé . Au-delà, on assisterait à un « effondrement de la coopération, [il deviendrait] indispensable d’imposer des règles, des procédures et d’autres mesures de ce genre qui dictent la façon dont la coopération doit se faire » (Bill Gore cité par Getz & Carney, 2009 : p. 124). Mais nous sommes loin des 1600 sociétaires recommandés par Fourier, seule garantie pour doser savamment les passions dans un phalanstère « chimiquement parfait ».
Grâce à un tel mode de fonctionnement, l’organisation gagne en fluidité. Mais même si un joyeux désordre semble s’ensuivre, ce n’est pas pour autant « l’anarchie » tant redoutée par les détracteurs de ces expériences. Car la liberté des travailleurs est « maintenue sur les rails » (Getz & Carney, 2009 : 100) par la force de la vision collective et les contrôles coûteux sont avantageusement remplacés par des mécanismes puissants d’autodiscipline et de la régulation sociale. D’où l’invocation récurrente de deux éléments, de combinaisons et de poids différents selon les entreprises, pour tenir ensemble les acteurs dans les collectifs de travail libérés : la confiance mutuelle comme valeur indépassable et l’idée d’entreprise comme communauté. Si la seconde marqua profondément les anciennes utopies d’entreprise jusqu’à l’ère moderne, A. Olivetti jouant ici encore le rôle de passeur (Trouvé, 2005, 2007), la première semble davantage correspondre à un moment post-managérial. Mais dans les deux cas, il s’agit de retrouver derrière ou au-delà de l’ordre dominant contesté, des modes de fonctionnement collectif nostalgiquement pré-sociétaires (Bessire et Mesure, 2009 ; Cohendet et Diani, 2003) ou pro-activement tournés vers de nouvelles formes de régulation visant à dépasser l’excès de rationalisation gestionnaire par une culture de la confiance. Ainsi, pour Zobrist, les rapports de confiance « rapportent plus que le contrôle » et pour Semler « l’autogestion permet de limiter le nombre de gestionnaires » [(Encadré 3)]url:.
On comprend dès lors que l’organisation dans sa structure formelle et ses dispositifs de contrôle, fasse l’objet dans toutes les entreprises libérées d’un amaigrissement drastique, parfois d’ailleurs aux dépens des effectifs de cadres dirigeants ou intermédiaires (encadré 3)
Quant au temps de travail, il est souvent autodéterminé, moyennant ajustements et réglages mutuels dans le micro-espace d’activité. Mais sur ce point, toutes les entreprises libérées ne vont pas aussi loin que Semco. Dans celle-ci en effet, les employés et ouvriers décident de leurs propres horaires car « donner aux salariés la possibilité d’être maîtres de leur temps permet de garder une force de travail inspirée » (Semler, 2004). De même les cadres, quand ils n’ont pas été précipités sans ménagement hors de l’entreprise sauf à montrer leur utilité, peuvent rester chez eux s’ils considèrent y être plus productifs.
3.4. Quel gouvernement et quelle politique du travail ?
Nous ne ferons ici qu’esquisser quelques pistes, en rappelant tout d’abord que, quel que soit le degré de socialisation du pouvoir qu’ils consentent, les entrepreneurs d’utopies sont et furent avant tout des « entrepreneurs de morale » ou, comme le disait M. Weber, des « porteurs sociaux », seuls capables d’orienter l’action, dans des contextes sociaux bien particuliers (Kalberg, 2010 : 172 et sq.). C’est ce qui expliquerait qu’au-delà de certaines caractéristiques communes privilégiées dans notre propos, les entrepreneurs d’utopie n’en empruntent pas moins des voies très différentes pour réaliser leurs « programmes de libération » (Getz & Carney, 2009). Tous cependant rejettent les relations hiérarchiques parce qu’elles sont non seulement porteuses de coûts cachés, mais également sources de démotivation. Elles consistent en effet le plus souvent, comme le dit Gordon Forward, directeur de Chaparral Steel, à « manager pour les 3 % de salariés dissidents » en imposant à tous les autres des procédures de contrôle qui gonflent de façon exorbitantes les frais généraux (Getz & Carney, 2009). D’où la phobie des organigrammes à peu près absents de toutes les entreprises libérées observées. Chez eux, pas d’autonomie contrôlée non plus à l’inverse de beaucoup d’entreprises « socialement innovantes » ou qui prétendent appliquer les préceptes de l’empowerment sans en tirer toutes les conséquences, c’est-à-dire sans transformer radicalement les rapports sociaux de production (Hamel, Breen, 2007). Mais à rebours des grandes chevauchées anti-capitalistes des utopies sociales fondatrices, les entreprises libérées procèdent par avancées modestes et parfois laborieuses. Par ailleurs, tandis que les premières firent le plus souvent prévaloir les régulations collectives au risque d’un contrôle social totalitaire (Cabet, Godin), les utopies postmodernes cultivent les projets individuels au prix, sinon d’une résurgence des conduites opportunistes ou de passager clandestin, du moins de la recherche de compromis à élaborer et toujours à reconstruire. « Avec humilité laissons faire ceux qui font et qui savent, proclame Zobrist, […] apportons leur assistance, s’ils le réclament mais seulement s’ils le réclament ». D’où l’idée d’instaurer un « environnement nourricier » (R. Townsend) qui traitent les gens en égaux, en lieu et place des petits chefs. Dans le groupe Hervé, cela s’appelle la « déhiércharchisation » qui n’exclut pas les règles de l’action collective, car « quand une personne devient autonome et proactive, elle ne tarde pas à se rendre compte que, pour atteindre ses objectifs et déplacer des montagnes, il vaut mieux travailler à plusieurs que tout seul » (Hervé et alii, 2007 : 43 et sq.). D’où également, « la désacralisation du pouvoir », chère à M. Hervé (ibid.) Dans les exemples limite de la Favi ou de Sea Smoke Cellars, lointaines héritières d’un grand inspirateur des entreprises libérées, Peter Townsend (1970), « le PDG lui-même est un porteur d’eau pour qui aucune tâche n’est insignifiante si elle permet aux autres d’atteindre leurs objectifs » (Zobrist), de même, « la qualité indispensable d’un leader est de savoir se subordonner à ses salariés » (Bob Davids, créateur de Sea Smoke Cellars) (encadré 4)
Mais dans un tel contexte de démocratie directe ou participative, que devient alors l’action syndicale ? N’est-elle pas menacée par la dissémination des pouvoirs (Hervé et alii : 2007 : 77) ? L’histoire du redressement de Harley Davidson face à l’offensive des motos japonaises est à ce titre éclairant (Teerlink & Ozley, 2000). Quand Rich Teerlink reprend en 1981 les rênes de l’entreprise implantée à Telluride, vieille ville minière marquée historiquement par des conflits du travail sanglants, celle-ci est au bord du gouffre. Patiemment et en jouant sur le différentiel de climat social avec d’autres sites plus favorables, il entame alors le lent retissage des liens avec les partenaires sociaux : plans de participation aux bénéfices, démontage des structures trop rigides, concertation à tous les niveaux et de façon montante pour reconstruire une « vision de l’avenir idéal » etc. Dans ce processus, pourtant collectif, « obnubilé par la nécessité de recréer des relations authentiques avec les syndicats, Teerlink en oubliera les cadres intermédiaires et le personnel administratif » (Getz & Carney, 2009 : 139). Mais qu’importe : le renouveau de Harley Davidson fut en son temps l’un des plus spectaculaires de l’industrie nord-américaine que Teerlink attribuait moins au Total Quality Management qu’au dépassement de la crise sociale et à la liberté dont disposaient désormais ses salariés de base pour prendre les mesures qui leur paraissaient les plus judicieuses. En 1999, quand il se retire, l’entreprise dégage des marges bénéficiaires de 30 % : « des résultats plus courants dans les sociétés de logiciels que dans l’industrie manufacturière » (Getz & Carney, ibid.). On aurait tort de croire au caractère exceptionnel de cet exemple, car contrairement aux utopies sociales où le travail fut bien souvent un espace artificieusement pacifié (Fourier, Godin, et même le complexe de Mondragòn), les entreprises libérées ne sont pas exemptes de conflits, de crises ou de tensions. A en croire Semler, c’est même ce qui les renforce car elles mettent à l’épreuve la sincérité des dirigeants (1993 : chap. 10). Mais d’une certaine façon, par les problématiques qu’elles soulèvent, elles mettent au jour la dimension éminemment politique du travail – comme lieu possible de domination -, bien souvent refoulée (Ferreras, 2007).
Nous ne ferons ici qu’esquisser quelques pistes, en rappelant tout d’abord que, quel que soit le degré de socialisation du pouvoir qu’ils consentent, les entrepreneurs d’utopies sont et furent avant tout des « entrepreneurs de morale » ou, comme le disait M. Weber, des « porteurs sociaux », seuls capables d’orienter l’action, dans des contextes sociaux bien particuliers (Kalberg, 2010 : 172 et sq.). C’est ce qui expliquerait qu’au-delà de certaines caractéristiques communes privilégiées dans notre propos, les entrepreneurs d’utopie n’en empruntent pas moins des voies très différentes pour réaliser leurs « programmes de libération » (Getz & Carney, 2009). Tous cependant rejettent les relations hiérarchiques parce qu’elles sont non seulement porteuses de coûts cachés, mais également sources de démotivation. Elles consistent en effet le plus souvent, comme le dit Gordon Forward, directeur de Chaparral Steel, à « manager pour les 3 % de salariés dissidents » en imposant à tous les autres des procédures de contrôle qui gonflent de façon exorbitantes les frais généraux (Getz & Carney, 2009). D’où la phobie des organigrammes à peu près absents de toutes les entreprises libérées observées. Chez eux, pas d’autonomie contrôlée non plus à l’inverse de beaucoup d’entreprises « socialement innovantes » ou qui prétendent appliquer les préceptes de l’empowerment sans en tirer toutes les conséquences, c’est-à-dire sans transformer radicalement les rapports sociaux de production (Hamel, Breen, 2007). Mais à rebours des grandes chevauchées anti-capitalistes des utopies sociales fondatrices, les entreprises libérées procèdent par avancées modestes et parfois laborieuses. Par ailleurs, tandis que les premières firent le plus souvent prévaloir les régulations collectives au risque d’un contrôle social totalitaire (Cabet, Godin), les utopies postmodernes cultivent les projets individuels au prix, sinon d’une résurgence des conduites opportunistes ou de passager clandestin, du moins de la recherche de compromis à élaborer et toujours à reconstruire. « Avec humilité laissons faire ceux qui font et qui savent, proclame Zobrist, […] apportons leur assistance, s’ils le réclament mais seulement s’ils le réclament ». D’où l’idée d’instaurer un « environnement nourricier » (R. Townsend) qui traitent les gens en égaux, en lieu et place des petits chefs. Dans le groupe Hervé, cela s’appelle la « déhiércharchisation » qui n’exclut pas les règles de l’action collective, car « quand une personne devient autonome et proactive, elle ne tarde pas à se rendre compte que, pour atteindre ses objectifs et déplacer des montagnes, il vaut mieux travailler à plusieurs que tout seul » (Hervé et alii, 2007 : 43 et sq.). D’où également, « la désacralisation du pouvoir », chère à M. Hervé (ibid.) Dans les exemples limite de la Favi ou de Sea Smoke Cellars, lointaines héritières d’un grand inspirateur des entreprises libérées, Peter Townsend (1970), « le PDG lui-même est un porteur d’eau pour qui aucune tâche n’est insignifiante si elle permet aux autres d’atteindre leurs objectifs » (Zobrist), de même, « la qualité indispensable d’un leader est de savoir se subordonner à ses salariés » (Bob Davids, créateur de Sea Smoke Cellars) (encadré 4)
Mais dans un tel contexte de démocratie directe ou participative, que devient alors l’action syndicale ? N’est-elle pas menacée par la dissémination des pouvoirs (Hervé et alii : 2007 : 77) ? L’histoire du redressement de Harley Davidson face à l’offensive des motos japonaises est à ce titre éclairant (Teerlink & Ozley, 2000). Quand Rich Teerlink reprend en 1981 les rênes de l’entreprise implantée à Telluride, vieille ville minière marquée historiquement par des conflits du travail sanglants, celle-ci est au bord du gouffre. Patiemment et en jouant sur le différentiel de climat social avec d’autres sites plus favorables, il entame alors le lent retissage des liens avec les partenaires sociaux : plans de participation aux bénéfices, démontage des structures trop rigides, concertation à tous les niveaux et de façon montante pour reconstruire une « vision de l’avenir idéal » etc. Dans ce processus, pourtant collectif, « obnubilé par la nécessité de recréer des relations authentiques avec les syndicats, Teerlink en oubliera les cadres intermédiaires et le personnel administratif » (Getz & Carney, 2009 : 139). Mais qu’importe : le renouveau de Harley Davidson fut en son temps l’un des plus spectaculaires de l’industrie nord-américaine que Teerlink attribuait moins au Total Quality Management qu’au dépassement de la crise sociale et à la liberté dont disposaient désormais ses salariés de base pour prendre les mesures qui leur paraissaient les plus judicieuses. En 1999, quand il se retire, l’entreprise dégage des marges bénéficiaires de 30 % : « des résultats plus courants dans les sociétés de logiciels que dans l’industrie manufacturière » (Getz & Carney, ibid.). On aurait tort de croire au caractère exceptionnel de cet exemple, car contrairement aux utopies sociales où le travail fut bien souvent un espace artificieusement pacifié (Fourier, Godin, et même le complexe de Mondragòn), les entreprises libérées ne sont pas exemptes de conflits, de crises ou de tensions. A en croire Semler, c’est même ce qui les renforce car elles mettent à l’épreuve la sincérité des dirigeants (1993 : chap. 10). Mais d’une certaine façon, par les problématiques qu’elles soulèvent, elles mettent au jour la dimension éminemment politique du travail – comme lieu possible de domination -, bien souvent refoulée (Ferreras, 2007).
4. Storytelling et/ou enquêtes sociologiques
A travers cette succession de tableaux sur le travail en utopie d’entreprise, et faute d’un espace plus imposant, nous nous sommes demandé comment les utopies d’entreprise s’affrontent à l’épreuve de la réalité en n’interrogeant pas seulement leur pertinence économique, mais également leur consistance et leur persistance en tant que corps social. Une autre épreuve autrement plus redoutable attend, cette fois-ci, l’observateur : comment faire pour que l’enthousiasme et la ferveur du chercheur à l’égard des entreprises libérées, ne vire pas à l’apologie sans limite ? Comment faire pour que les convictions débordantes des secondes ne contaminent pas la nécessaire « neutralité axiologique » du premier ? Et tout d’abord peut-on s’en tenir à la narration patronale, au risque d’entretenir une illusion sur la conformité entre les convictions qu’elle véhicule et les réalités pratiques auxquelles elle renvoie et que le chercheur a pour rôle d’objectiver ? Ne se condamne-t-on pas dès lors à confondre storytelling et réflexivité sociologique ? Comment dès lors aborder les utopies d’entreprise ? Cet ensemble de questions qui pourraient a priori s’appliquer à toutes les disciplines du management se pose avec d’autant plus d’acuité dans le domaine des utopies entrepreneuriales. Car, tandis que les premières s’astreignent au repérage des best practices dans le flux de la réalité, les secondes se confrontent à la réalisation des idéaux en transformant le possible en probable. Un tel domaine, relèverait, selon nous, d’un champ encore inexploré que nous appellerons l’utopologie, discipline qui se donnerait pour objet l’examen scientifique des utopies réalisées.
4.1. Ne pas tuer la poule aux d’or des récits
Au premier abord, tout nous inclinerait à opposer radicalement la mise en discours de l’expérience managériale, qui est le produit d’un investissement, d’un engagement intéressé dans le monde pratique, à l’impératif de dégagement, de mise à distance théorique et critique, qu’exigerait les sociologues passés maîtres dans l’art du soupçon (Boudon, 2012 : 284). De ce point de vue, les documents examinés ici sur les entreprises utopiques, relèveraient du storytelling, c’est-à-dire de la capacité à « raconter des histoires » (Salmon, 2007). Nous en retrouverions de fait tous les ingrédients : de la récitation de soi aux paraboles alignées par Zobrist, des récits héroïques aux leçons édifiantes composés par Semler, des anecdotes aux success stories rapportées par Getz et Carney, jusqu’à la forme singulièrement plus argumentative empruntée par M. Hervé.
Mais on aurait tort de réduire le storytelling des entreprises récitantes à ses effets de formatage et de communication interne et externe, dont la posture de recherche nous aiderait précisément à nous déprendre. Car, tout comme dans les entreprises traditionnelles, les fonctions du récit utopique sont multiples et ambivalentes et pourraient, à elles seules, constituer un objet d’étude. Vecteur de signification dans les organisations (Weick, 1995), le récit assurerait ainsi un rôle dans la construction de l’identité collective. Tout autant qu’une « police des conduites » ou « une école de l’obéissance », il pourrait être ainsi un « moyen de transmettre des connaissances », un « facteur d’apprentissage et d’innovation », « un catalyseur de changement » (Salmon, 2007 : 102). Poussant à l’action, il servirait à « injecter de nouveaux cadres de pensée » (Chanal, Tannery, 2005 : 182) et à inventer de nouveaux modes d’action, les récits d’utopies entrepreneuriales étant sur ce point plus disposés à interroger ce qui semble aller de soi que les récits d’entreprises ordinaires, toute la question étant, dans ce cas de figure, si les principes d’action prescrits par les leaders libérateurs, cultivent les bifurcations (Chanal, Tannery, ibid.) et maintiennent suffisamment ouvert l’espace des possibles. Mais après tout, le récit ne fait-il pas partie intégrante des cultures d’entreprise ? Et une part au moins du management lui-même ne résiderait-elle pas dans l’activité discursive ou dans les « investissements de forme » ? D’autre part, les histoires de management ne sont-elles pas la plupart du temps mythiques (March, 1999 : 6) ? Enfin, ne conviendrait-il pas d’accorder un surplus de réflexivité chez les entrepreneurs d’utopie, dû à leur extériorité par rapport au mainstream et à l’obligation d’autojustification qui en découle ? De sorte qu’il ne faudrait pas tuer la poule aux d’or du récit au bénéfice exclusif du soupçon, sous condition toutefois de renforcer parallèlement le contrôle des démarches d’objectivation mises en place par le chercheur. C’est en ce sens qu’il conviendrait, selon nous, d’orienter les futures études utopologiques. Trois domaines pourraient ici être rapidement soulignés : le souci de triangulation, l’immersion totale et l’analyse documentaire.
Au premier abord, tout nous inclinerait à opposer radicalement la mise en discours de l’expérience managériale, qui est le produit d’un investissement, d’un engagement intéressé dans le monde pratique, à l’impératif de dégagement, de mise à distance théorique et critique, qu’exigerait les sociologues passés maîtres dans l’art du soupçon (Boudon, 2012 : 284). De ce point de vue, les documents examinés ici sur les entreprises utopiques, relèveraient du storytelling, c’est-à-dire de la capacité à « raconter des histoires » (Salmon, 2007). Nous en retrouverions de fait tous les ingrédients : de la récitation de soi aux paraboles alignées par Zobrist, des récits héroïques aux leçons édifiantes composés par Semler, des anecdotes aux success stories rapportées par Getz et Carney, jusqu’à la forme singulièrement plus argumentative empruntée par M. Hervé.
Mais on aurait tort de réduire le storytelling des entreprises récitantes à ses effets de formatage et de communication interne et externe, dont la posture de recherche nous aiderait précisément à nous déprendre. Car, tout comme dans les entreprises traditionnelles, les fonctions du récit utopique sont multiples et ambivalentes et pourraient, à elles seules, constituer un objet d’étude. Vecteur de signification dans les organisations (Weick, 1995), le récit assurerait ainsi un rôle dans la construction de l’identité collective. Tout autant qu’une « police des conduites » ou « une école de l’obéissance », il pourrait être ainsi un « moyen de transmettre des connaissances », un « facteur d’apprentissage et d’innovation », « un catalyseur de changement » (Salmon, 2007 : 102). Poussant à l’action, il servirait à « injecter de nouveaux cadres de pensée » (Chanal, Tannery, 2005 : 182) et à inventer de nouveaux modes d’action, les récits d’utopies entrepreneuriales étant sur ce point plus disposés à interroger ce qui semble aller de soi que les récits d’entreprises ordinaires, toute la question étant, dans ce cas de figure, si les principes d’action prescrits par les leaders libérateurs, cultivent les bifurcations (Chanal, Tannery, ibid.) et maintiennent suffisamment ouvert l’espace des possibles. Mais après tout, le récit ne fait-il pas partie intégrante des cultures d’entreprise ? Et une part au moins du management lui-même ne résiderait-elle pas dans l’activité discursive ou dans les « investissements de forme » ? D’autre part, les histoires de management ne sont-elles pas la plupart du temps mythiques (March, 1999 : 6) ? Enfin, ne conviendrait-il pas d’accorder un surplus de réflexivité chez les entrepreneurs d’utopie, dû à leur extériorité par rapport au mainstream et à l’obligation d’autojustification qui en découle ? De sorte qu’il ne faudrait pas tuer la poule aux d’or du récit au bénéfice exclusif du soupçon, sous condition toutefois de renforcer parallèlement le contrôle des démarches d’objectivation mises en place par le chercheur. C’est en ce sens qu’il conviendrait, selon nous, d’orienter les futures études utopologiques. Trois domaines pourraient ici être rapidement soulignés : le souci de triangulation, l’immersion totale et l’analyse documentaire.
4.2. Renforcer la triangulation
Parallèlement aux enquêtes de terrain ou aux autobiographies, généralement exclusivement recueillies auprès des leaders, il conviendrait de s’assurer d’une meilleure triangulation des données, notamment en augmentant et en diversifiant le nombre des personnes enquêtées, en multipliant les sources d’information dans le temps et dans l’espace (documentaires, longitudinales), les cadres théoriques et méthodologiques (gestionnaire/sociologique, quantitatifs / qualitatifs), sur chacune des entreprises. Or force est de constater que, dans la plupart des cas cités plus haut, cette multiplication des techniques de recueil de données fait aujourd’hui défaut, exposant ainsi les chercheurs à des biais considérables. Il est ainsi curieux que l’observation directe, les entretiens auprès des salariés (actuels, anciens, les « ex », les « in» et les « out ») et des partis prenantes ainsi que les « contre-récits » (Salmon) ne soient pas plus souvent associés au recueil des récits patronaux. Or, « comment les employés reçoivent-ils les histoires de la direction ? Sont-elles acceptées en l’état ou contestées, mal interprétées ou encore modifiées ? […] Quel genre de récits est le plus approprié selon les groupes et les circonstances ? » (Giroux, Marroquin, 2005 : 30). En retour, que faire des narrations des employées ? « Sont-elles sollicitées, écoutées, prises en compte ? ». Ce sont à peu près les questions posées par M. Hervé lorsqu’il décide de faire entrer un équipe de chercheurs dans son entreprise : « il existe un écart souvent considérable – reconnaît-il - entre la façon dont on se représente sa propre expérience et la façon dont elle est vue sur le terrain ou par d’autres observateurs. C’est pourquoi j’ai souhaité soumettre mon point de vue à d’autres et vérifier, à travers la contradiction, que ma théorie et la façon dont je l’ai mise en pratique tiennent la route » (Hervé et alii, 2007 : 14). Peu importe ici, si la théorie a précédé la mise en œuvre ou si, à l’inverse, l’action a suscité la théorie, car le chassé-croisé entre les deux registres est traditionnellement inextricable (Trouvé, 2005 : 5). En se penchant sur le cas Hervé et en se gardant de vouloir piéger à tout coup l’intention managériale dans les ratées de sa mise en œuvre, les chercheurs montrent que les deux plans ne se contredisent pas en bloc, mais que, sollicités alternativement, ils facilitent la production de savoir sur ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, sur les facteurs locaux de succès ou de dysfonctionnement, voire sur la transférabilité du modèle.
Mais cet appel à un plus grand pluralisme théorique et instrumental dans l’approche du terrain, ne devrait pas nous faire oublier le potentiel des ressources documentaires et archivistiques.
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Parallèlement aux enquêtes de terrain ou aux autobiographies, généralement exclusivement recueillies auprès des leaders, il conviendrait de s’assurer d’une meilleure triangulation des données, notamment en augmentant et en diversifiant le nombre des personnes enquêtées, en multipliant les sources d’information dans le temps et dans l’espace (documentaires, longitudinales), les cadres théoriques et méthodologiques (gestionnaire/sociologique, quantitatifs / qualitatifs), sur chacune des entreprises. Or force est de constater que, dans la plupart des cas cités plus haut, cette multiplication des techniques de recueil de données fait aujourd’hui défaut, exposant ainsi les chercheurs à des biais considérables. Il est ainsi curieux que l’observation directe, les entretiens auprès des salariés (actuels, anciens, les « ex », les « in» et les « out ») et des partis prenantes ainsi que les « contre-récits » (Salmon) ne soient pas plus souvent associés au recueil des récits patronaux. Or, « comment les employés reçoivent-ils les histoires de la direction ? Sont-elles acceptées en l’état ou contestées, mal interprétées ou encore modifiées ? […] Quel genre de récits est le plus approprié selon les groupes et les circonstances ? » (Giroux, Marroquin, 2005 : 30). En retour, que faire des narrations des employées ? « Sont-elles sollicitées, écoutées, prises en compte ? ». Ce sont à peu près les questions posées par M. Hervé lorsqu’il décide de faire entrer un équipe de chercheurs dans son entreprise : « il existe un écart souvent considérable – reconnaît-il - entre la façon dont on se représente sa propre expérience et la façon dont elle est vue sur le terrain ou par d’autres observateurs. C’est pourquoi j’ai souhaité soumettre mon point de vue à d’autres et vérifier, à travers la contradiction, que ma théorie et la façon dont je l’ai mise en pratique tiennent la route » (Hervé et alii, 2007 : 14). Peu importe ici, si la théorie a précédé la mise en œuvre ou si, à l’inverse, l’action a suscité la théorie, car le chassé-croisé entre les deux registres est traditionnellement inextricable (Trouvé, 2005 : 5). En se penchant sur le cas Hervé et en se gardant de vouloir piéger à tout coup l’intention managériale dans les ratées de sa mise en œuvre, les chercheurs montrent que les deux plans ne se contredisent pas en bloc, mais que, sollicités alternativement, ils facilitent la production de savoir sur ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, sur les facteurs locaux de succès ou de dysfonctionnement, voire sur la transférabilité du modèle.
Mais cet appel à un plus grand pluralisme théorique et instrumental dans l’approche du terrain, ne devrait pas nous faire oublier le potentiel des ressources documentaires et archivistiques.
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