Le Temps des Valeurs

4.57 Co - Développement : Recherche exploratoire sur un nouveau modèle d'analyse des pratiques


Résumé

Les formations au management ont explosé au cours des dernières décennies. Leurs caractéristiques semblent les ramener à un modèle très instrumental, cependant les transformations organisationnelles contemporaines remettent en question la conception de ce type d’apprentissage que l’on pourrait qualifier d’orthopédique. Une recherche exploratoire sur un modèle peu connu permet de faire apparaître des dimensions jusqu’à présent occultées comme celle des résonnances intrapsychiques d’un événement vécu par les acteurs et/ou celle des relations transsubjectives que les Hommes entretiennent avec leurs organisations. La prise en compte de ces dimensions contribuerait à un plus grand discernement dans les situations managériales et enrichirait la formation des managers. 

Mots clés: formation au management, analyse des pratiques, co-développement​

Introduction

Le manager, cible de nombreuses sollicitations, voit dans un contexte de fortes mutations et de grandes incertitudes, son rôle évoluer. Des compétences nouvelles lui sont exigées : capacité à donner du sens, à se remettre en question, à accompagner le changement … Ce qui implique qu’il doit être capable d’analyser sa pratique, d’être un manager réflexif au sens de Schön (1994) et d’Argyris (1995). Faire retour sur son histoire professionnelle, c’est prendre conscience de la totalité des actes qu’on a accomplis, c’est reprendre contact avec ses capacités à agir sur et dans le monde en tant qu’acteur. (Nivet, Casalegno, 2016)

Des propositions en matière de formation des managers s’inscrivent de plus en plus dans cette évolution. Cependant les demandes de formation pour les managers sont quant à elles, profondément paradoxales. Les attentes exprimées en matière de formation au management sont la plupart du temps centrées sur des outils associés à des approches comportementales focalisées sur le « comment faire ». Cette conception repose sur l’idée (naïve) qu’il serait possible d’avoir les bons outils en toutes circonstances. Au nom du pragmatisme et du paradigme gestionnaire dominant, les apports conceptuels seraient une perte de temps ; agir mais surtout ne pas penser ce que l’on fait. Et pourtant « S'il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare » Hannah Arendt (1951).

C’est la contradiction entre d’une part, le souhait de trouver dans l’offre de formation en management des réponses simples aux problèmes rencontrés à travers des outils, techniques et recettes favorisant l’action et d’autre part, la prise de conscience que le manager est amené à changer profondément de comportement pour faire face aux nouveaux enjeux de sa fonction qui sera analysée dans cette communication.

Les auteurs se réfèrent à la perspective interactionniste, notamment celle ouverte par Goffman en 1973. . En considérant l’interaction en face-à-face, ce sociologue a mis en évidence le rôle moteur de la relation à l’œuvre dans l’interaction, aussi bien dans le processus de socialisation que de subjectivation. Les situations décrites dans l’étude de cas présentée s’appuie sur ce cadre théorique. Dans une première partie seront exposés les fondements et présupposés des formations au management en tant qu’acte éducatif et performatif, dans une deuxième partie, un retour d’expérience et un questionnement méthodologique sur une démarche d’analyse des pratiques seront présentés et dans une discussion sera proposé un modèle pédagogique valorisant le dialogue entre subjectivité de l’expérience et inculcation de savoirs institués. 

1. Formation au management, une offre pléthorique mais peu à la hauteur des enjeux

Luc Boltanski (1982) a montré comment dès 1947, les Nord-Américains à travers le Plan Marshall apportaient non seulement une aide économique et technique à l’Europe en reconstruction mais importaient aussi des technologies sociales et particulièrement des modèles d’organisation du travail et de gestion rationnelle des entreprises. Ainsi « l’Industrie du management » (ibid.) devient en Europe une activité florissante où opèrent de nombreuses institutions académiques ou professionnelles. Le développement des écoles de management avec des formations spécifiques, la première émanant en 1955 de l’Institut de l’Administration des Entreprises, connut par la suite un immense succès. Nous allons analyser plus particulièrement le contenu de ces formations et leurs effets. 

1.1. Des insuffisances dans les formations au management

S’il est bien un domaine, ou le type de savoir ou de compétence requis nécessite une « prudence instruite », c’est celui du management, « car il touche à l’autorité dans toutes les sphères de la vie quotidienne : le travail, la formation, les loisirs, la politique » (Fabre, 2011, p 197). Malheureusement, il a été considéré comme une simple technique dont on attendait des miracles ». D’après Le Goff (2000), « le management moderne souffrirait de quatre vices majeurs : 1) un formalisme méthodologique pseudo-scientifique éloigné de toute expérience des métiers, bricolé à partir de bribes de sciences ou pseudosciences humaines ; 2) une réduction behavioriste de l’activité humaine à une série de fonctionnements élémentaires ; 3)une interprétation instrumentaliste de l’être humain, comme objet manipulable et impliquant sa « réification » ; 4) en compensation, un discours creux sur l’éthique, une éthique ‘’boy-scout’’, qui entonne l’hymne à la responsabilisation, la participation de tous, quelles que soient leurs conditions de travail et la rémunération, selon l’idéologie consensuelle du management participatif ».

Depuis les années quatre-vingt, la plupart des formations au management se sont développées selon cette approche instrumentale condamnant les managers à n’être que des techniciens de la relation humaine, dépourvus de fondements anthropologiques. En situations professionnelles, ces managers vont ressentir de grandes difficultés à assumer leurs missions et exprimeront de nouvelles attentes en matière de formation au management centrées sur des outils associés à des approches comportementales focalisées sur le « comment faire ». 

Nombreux intitulés de formation attirent en promettant en effet, la solution miracle pour manager et ce à travers des modules de plus en plus courts- rentabilité oblige-, la formation devenant un acte gestionnaire comme un autre. Deux à trois jours semblent suffisants pour non seulement « manager efficacement ses équipes ; mais aussi, pour gérer des conflits, imposer son leadership, animer des équipes diverses, communiquer de manière optimisée, développer les compétences de ses collaborateurs, fixer des objectifs réalistes à ses équipes…. ». L’animation de ces modules en management est très souvent confiée à des consultants, anciens dirigeants ou cadres dirigeants, voire anciens militaires pour qui l’expérience garantit la pertinence. Une telle conception du management occulte totalement le fait humain et témoigne de l’héritage d’une idéologie techniciste centrée sur la vision mécaniste du travail encore bien prégnante.

Pourtant l’échec de ces programmes de formation n’illusionne plus grand monde : les professionnels de la fonction RH se mettent désormais en quête d’autres processus de formation, des managers eux-mêmes réticents refusent de suivre ces actions. Dès lors, au cours de cette dernière décennie de nouvelles formes d’accompagnement émergent voire resurgissent, prenant appui sur le lien entre le travail et la formation professionnelle à l’aune des mutations de la société et du travail lui-même. 

1.2. L’émergence d’alternatives

Parmi ces alternatives, nous allons traiter deux d’entre elles : l’analyse des pratiques et le co-développement. Les groupes d’analyses des pratiques se sont multipliés dans de nombreux domaines de la vie professionnelle secteur médico-social, enseignement, consultation et aussi pratiques managériales, tout en s’appuyant sur des références théoriques, des dispositifs et des cadres méthodologiques variés. Quant au co-développement, c’est une  approche de formation qui ne ressemble pas aux formations traditionnelles: Il n'y a pas d'un côté un formateur porteur et dépositaire d'un savoir, un sachant qui apporte « la théorie et les cas à traiter » « les facteurs-clés de succès, les points-clé » et de l'autre des apprenants. C’est une approche d'apprentissage qui mise sur les interactions entre les participants et l'intelligence collective.
 
1.2.1 L’analyse des pratiques
Le management « gestionnaire » au nom de l’impératif du changement permanent met en acte un mouvement incessant d’exigences nouvelles : réglementations, procédures, normes, certifications… « Ce mouvement de restructuration permanente, largement asservi aux reconfigurations technologiques incessantes, engendre précarisation subjective et attaque de la professionnalité » (Gaillard, Pinel, 2015, p133°). Le processus relationnel est réduit dans sa complexité au profit des procédures (Diet, 2003). Dans ce contexte, les formations traditionnelles au management ne sont d’aucun recours pour aider les professionnels confrontés à ces situations, voire elles peuvent renforcer le processus de déshumanisation en vigueur si elles proposent de nouvelles instrumentations orthopédiques.
L’analyse des pratiques intervient alors comme une ressource pertinente à travers une démarche centrée sur les dimensions subjectives des participants.. Il faut rappeler qu’à l’origine des groupes d’analyse des pratiques, il y a le médecin Mickael Balint, psychiatre et psychanalyse d’origine hongroise, qui en 1957, publie : Le médecin, son malade et la maladie, traduit en français en 1960. A la fin des années 1940, Balint met en effet en place des groupes de supervision s’adressant principalement à des médecins généralistes. Ces groupes permettent de parler de soi en tant que professionnel. C’est l’objet de son livre dans lequel il présente le protocole d’analyse des pratiques, désormais transposé à d’autres cadres professionnels.

C’est en se référant aux groupes Balint, mais aussi aux groupes de psychosociologie cliniques ou groupes d’analyse de problèmes que des dispositifs très variés d’analyse de pratiques se développent aujourd’hui. Il est nécessaire de s’appuyer sur ces techniques pour que des effets de formation puissent se produire, il ne s’agit pas seulement d’échanges conversationnels. Ce processus est permis par l’avènement du sujet (De Gaulejac, 2009). Toutefois la distinction entre un dispositif d’analyse de pratique et une intervention institutionnelle doit être faite. Le premier dispositif permet d’analyser des situations professionnelles, de les partager afin d’instruire l’expérience individuelle, l’intervention institutionnelle répond quant à elle à la régulation d’équipe ou supervision ou traitement de crise. Dans tous les cas, la posture de l’intervenant est essentielle ; elle relève à la fois d’une ligne de conduite et d’une éthique de travail, car celui-ci se situe dans un espace d’entre-deux où la frontière entre le professionnel et le personnel est parfois ténue.

Appliquée aux managers, cette approche génère une production de savoirs réflexifs sur leurs propres pratiques de management et devient une expérience transformatrice. Autrement dit c’est une formation par production de savoirs, pilotée et organisée par la réflexivité du sujet sur son expérience (Desroches, 1990). Les groupes d’analyse de pratiques se réclamant d’une posture clinique se combinent alors avec l’apport de Desroches dans l’accompagnement maïeutique de l’autoformation expérientielle, les deux étant désormais actualisées dans les démarches d’analyses de pratiques proposées aujourd’hui pour accompagner les managers, mais aussi dans d’autres propositions comme celle du modèle de co-développement.
 

1.2.2 Les techniques de co-développement
Selon Payette et Champagne (1997) « Le groupe de co-développement professionnel est une approche de développement pour des personnes qui croient pouvoir apprendre les unes des autres afin d'améliorer leur pratique. La réflexion effectuée, individuellement et en groupe, est favorisée par un exercice structuré de consultation qui porte sur des problématiques vécues actuellement par les participants. ». Ces deux auteurs sont deux consultants canadiens et sont les fondateurs de cette approche. La philosophie prônée par le co-développement : apprendre par l’action, apprendre en réfléchissant sur son expérience et apprendre avec d’autres se réfère aux travaux de Kurt Lewin sur la dynamique des groupes[[1]]url:#_ftn1 . il a porté son analyse sur l’étude des comportements des groupes. Il nous a appris qu’il est plus facile de faire évoluer des individus en groupe que séparément. Le groupe intervient comme un réducteur d’incertitude et un facilitateur du changement.

Fort de ces apports, Payette et Champagne développe une méthodologie d’accompagnement très structurée : Le processus est guidé par un animateur. Le groupe de co-développement professionnel est composé au maximum de cinq à huit personnes qui pratiquent le même métier et qui ont envie d'apprendre de leurs expériences respectives afin de faire évoluer leurs pratiques en situation professionnelle. Ils vont se réunir une fois tous les mois, idéalement pendant une année précisent les concepteurs de la méthode. 

Le Groupe de Co-développement professionnel offre un lieu d'examen et de traitement de situations réelles et actuelles rencontrées.
Le déroulé d’une séance est le suivant :
1. Exposé d'une problématique, d'un projet ou d'une préoccupation (les 3 P)
Le client expose...la situation, les consultants écoutent.
2. Clarification
Les consultants posent des questions... le client répond et précise.
3. Contrat
Le « client » formule sa demande au groupe et précise le type de consultation souhaitée. Les consultants s'assurent avec le client que le contrat permettra la consultation.
4. Consultation - exploration
Les consultants réagissent : ils partagent leurs impressions, questions réflexives, réactions, commentaires, idées, suggestions... Le client écoute sans débattre, fait préciser au besoin, et note les suggestions des consultants.
5. Synthèse des apprentissages et plan d'action par le « client »
Le client assimile l'information, indique ce qu'il retient, et conçoit un plan d'action. Pendant ce temps, les consultants font la synthèse de leurs apprentissages du jour
6. Apprentissage et Régulation
Le client et les consultants décrivent leurs apprentissages. Ils se régulent et évaluent la session. »

Le co-développement tel que le décrivent Payette et Champagne a été expérimenté différemment en France et bien avant la proposition de ces deux consultants canadiens à travers un modèle de formation très innovant qui a émergé dans les années soixante-dix et qui était fondé sur un autre paradigme ; il pourrait inspirer de nouvelles formes d’accompagnement des managers plus susceptibles de transformer durablement les pratiques et les préparant mieux aux enjeux de la postmodernité.

2. Le modèle IFACE : une source d’inspiration pour enrichir les pratiques de co-développement

Les démarches d’analyse des pratiques professionnelles renvoient à un ensemble de dispositifs faisant appel à des références théoriques et méthodologiques très variés. Notre approche s’appuie sur un modèle développé par l’IFACE (Institut de formation d’animateurs conseillers d’entreprise) qui a fait référence en France dans le champ de la formation continue des adultes jusqu’à sa disparition en 1999.

L’Iface a été fondé en 1969 par Michel Furois, alors directeur de l’Ecole Supérieure de Commerce d’Amiens dans l’optique, au départ de former des enseignants de gestion. Il s’est rapidement orienté vers la formation de consultants formateurs en entreprise, capables d’accompagner les changements organisationnels par le biais de la formation – action.

L’Iface a été intégré par l’ESCP en 1997 sous la forme d’un Mastère Spécialisé. L’institut à travers un programme de formation de longue durée, qui était renouvelé tous les 18 mois, a formé plus de 900 consultants qui continuent à s’appuyer sur ce modèle robuste en matière d’analyse des pratiques. Celui – ci peut constituer, encore aujourd’hui, une source d’inspiration intéressante pour ceux qui souhaitent enrichir leurs pratiques d’analystes.

Ses fondateurs avaient été fortement influencés par des courants psychopédagogiques et psychosociologiques  considérés à l’époque comme alternatifs :
-La valorisation de l’expérience comme source première de l’apprentissage, prônée par Bertrand Schwartz
-Les groupes participatifs initiés par Kurt Lewin
-Le dialogue maïeutique de Carls Rogers
-et plus généralement par les apports de la  psychanalyse, qu’on retrouve dans les groupes Balint

Ils remettaient radicalement en question, avant l’heure la conception traditionnelle de la transmission des connaissances, reposant sur le mode magistral, considérant que « la pédagogie n’était pas l’art d’enseigner mais celui de faire apprendre » (Bercovitz, 1995). Ils considéraient que le plus important en pédagogie était de réveiller chez le sujet avant tout le désir d’apprendre, la curiosité fondamentale naturellement présente en chacun dès l’enfance. Aussi plutôt que d’équiper les apprenants de concepts théoriques savants et d’outils techniques, ils s’efforçaient de proposer aux apprenants des situations professionnelles concrètes qui visaient à respecter et amplifier ce désir essentiel.

Cette position les emmènera à concevoir un dispositif de formation résolument centré sur l’expérience plutôt que sur les contenus. Cela se traduisit pour la formation des consultants formateurs en apprentissage par un programme de formation de longue durée (2200h) atypique et  audacieux organisé en 3 étapes bien distincts :
-Un séminaire dit de constitution du groupe d’une semaine visant à favoriser un lien social susceptible de résister à 18 mois de vie commune ; le groupe de participants étant considéré comme une communauté apprenante.
-Une période initiale de 3 mois centrée sur la découverte ou la redécouverte des sciences de gestion destinée à créer un référentiel cognitif et sémantique commun suffisant; les participants provenant d’horizons professionnels très différents,
-Une période dite « expérientielle » de 15 mois où les apprenants étaient invités à réaliser des chantiers en vraie grandeur en bénéficiant d’un accompagnement très approfondi tant individuellement que collectivement, laissant au consultant(e) en formation l’entière responsabilité d’acquérir les contenus dont il ou elle avait besoin pour ses interventions sur un mode autodidactique.

C’est surtout sur cette 3° période dite expérientielle que nous souhaitons nous attarder pour  mettre en évidence les épistémologies qui l’ont inspirée. Une pratique en effet ne surgit pas du néant, elle est le résultat d’un long et complexe ruissellement de théories qui se combinant entre elles vont fabriquer « un signifié » (Durand G). Avec le temps, celui – ci peut parfois devenir un impensé, qui n’en est pas moins actif.

Ce travail d’identification du modèle « Ifacien »  n’a curieusement à ce jour, à notre connaissance, jamais encore été réalisé. Il devient une nécessité aujourd’hui, dans une perspective de diffusion d’en faire une anamnèse.

Cet exercice a plusieurs fonctions : d’abord retrouver ce qui a inspiré ses fondateurs qui ont peu théorisé, au sens académique du terme mais aussi de « ressusciter » une pratique jusque-là réservée à quelques initiés, qui pourrait à ce jour facilement disparaitre, si aucun récit n’en était fait.

2.1 L’expérience au centre de l’expérience de la formation

Bertrand Schwartz (-2016) en France est une référence dans le monde de la formation. A la fin des années 80, le contexte économique voit beaucoup d’entreprises mettre en place des actions de restructurations importantes. Celles-ci avaient des conséquences néfastes pour les personnels peu qualifiés. En proposant la création d’un mouvement, Bertrand Schwartz voulait s’opposer à la fatalité de l’exclusion du monde du travail des hommes et des femmes dits de bas niveaux de qualification, en montrant qu’on peut simultanément les former et améliorer la compétitivité des entreprises.

S’adressant à des personnes peu qualifiées, il plaidait pour des dispositifs de formation plaçant l’expérience au centre de l’apprentissage: « Il faut faire d’abord, le savoir vient après coup », affirmait-il. Cette orientation reposait sur une observation attentive de ce public qui lui avait permis de constater qu’il était la plupart du temps capable de résoudre des problèmes, comme par exemple conduire une machine numérique ou faire de la programmation, sans nécessairement avoir acquis à priori les compétences pour le faire. Il en avait conclu que c’est dans l’action que certains sujets, souvent peu à l’aise avec « les savoirs institués »  pouvaient accéder à a connaissance. 

C’est ainsi, qu’à travers une association - aujourd’hui présente sur tout le territoire national, mais avec des modalités d’intervention désormais différentes -  appelée « Moderniser sans exclure », Bertrand Schwartz a initié de nombreuses formations privilégiant les mises en situations professionnelles concrètes en entreprise en associant des temps de discussion en groupe portant sur les expériences vécues. Ces séances avaient lieu une fois par semaine, sous la forme d’une demi -  journée animée par un formateur. Les apports théoriques étaient ensuite mis en place en fonction des besoins exprimés par les participants.
Plusieurs formateurs permanents de l’Iface avaient étroitement collaboré avec Bertrand Schwartz. C’est sans doute ce qui explique la place centrale que prenait la réalisation de chantiers en vraie grandeur  dans le dispositif global de formation des futurs consultants formateurs. Ceux – ci devaient consacrer 3 jours par semaine à préparer et / ou à intervenir dans des chantiers de formation ou de conseil qui donnaient lieu à une facturation au tarif du marché. Ce qui était particulièrement valorisant puisqu’ils se présentaient au client non comme stagiaire en formation mais comme véritable professionnel bénéficiant de l’aura de l’institution.

La période initiale était évidemment bien trop courte pour donner aux « ifaciens » les compétences suffisantes pour réaliser le chantier. L’expertise de départ ne constituant pas un critère discriminant pour l’attribution d’un chantier, un consultant en formation ayant par exemple une formation initiale en psychologie, pouvait, s’il le désirait intervenir en comptabilité, gestion financière, marketing, ou stratégie d’entreprise selon son appétence personnelle pour telle ou telle discipline.

Cela n’était d’ailleurs pas sans poser problème car la plupart des clients attendaient,  au départ du moins, un expert et se trouvait parfois désorientés face à une démarche centrée sur la co- construction des connaissances entre les membres du groupe. La véritable expertise de l’intervenant se situait dans la capacité de l’intervenant à choisir avec subtilité les méthodes et outils pédagogiques appropriés pour répondre au mieux à la demande ; ce qui explique qu’un soin tout particulier était porté à celles – ci en amont de la formation. Aucune formation n’était dispensée sans des entretiens approfondis avec les participants. 

Si les clients avaient besoin de contenus plus académiques, il était admis que le formateur consultant junior pressenti pouvait fort bien trouver par lui-même l’équipement théorique et instrumental nécessaire pour réaliser le chantier, quitte, dans certains cas, à faire appel, au bon moment, à un expert technique.

L’attribution d’un chantier se faisait à partir de discussions soutenues et argumentées, valorisant résolument la motivation du sujet à porter le chantier. Mais une fois, l’accord obtenu, l’institution mettait alors à la disposition du volontaire toutes les ressources nécessaires pour réussir ce qu’il fallait bien  considérer comme une aventure.

Pour commencer, elle lui accordait, du temps pour préparer le chantier. C’était ce à quoi était consacré le mardi, mercredi et jeudi. Ce temps était destiné à se documenter, à participer à certains cours pour s’approprier la connaissance, à consulter un collègue « sachant » ouvert à la transmission et/ ou  un formateur permanent de son choix pour sécuriser le processus pédagogique envisagé. 
Cette formule peut paraître audacieuse, mais il faut la relativiser car les consultants formateurs en formation avaient fait l’objet d’une sélection rigoureuse. La première condition étant qu’ils ou elles devaient  déjà avoir une expérience d’une dizaine d’années dans la formation, généralement auprès d’un public très divers. Certain(e)s restaient d’ailleurs dans leur champ de connaissance antérieur ; d’autres plus aventureux profitaient de l’occasion  pour explorer des univers moins connus mais fortement désirés. La motivation à faire étant au final l’élément déterminant. Ces temps ne donnaient évidemment lieu à aucun contrôle. Chacun étant considéré comme responsable et à ce titre digne de confiance. 

2.2 Les instances d’accompagnement et de régulation
 
Autour de cette activité centrale, qui occupait finalement près de 60% du temps de formation, différentes instances étaient mises en place pour soutenir les apprenants dans cette pédagogie inversée, parfois déstabilisante. Nous proposons d’en faire la description en mettant en évidence,  pour chacune d’entre elles,  les courants théoriques spécifiques qui les ont inspirés. Celles – ci se sont mises en place au fur et à mesure de l’expérimentation que constituait finalement l’institution Iface qui fut elle-même en devenir  tout au long de ses trente années d’existence.

Chacune de ces instances avait une vocation bien spécifique qui permettait aux ifaciens d’apprendre à bien différencier les champs de conscience mis en jeu dans les différentes activités et rôles du métier de formateur consultant.
 
-La réunion institutionnelle : (RI)
La semaine commençait, le lundi matin par une réunion dite institutionnelle qui rassemblait l’ensemble des membres de la communauté, les permanents comme les apprenants. Cela constituait un groupe d’une trentaine de personnes. La réunion avait une durée entre 1h 30 à 2 heures selon les cas. Chaque participant, quel que soit son statut, pouvait prendre la parole pour évoquer un questionnement qui le traversait à propos du fonctionnement global de l’institution ou faire des propositions d’amélioration. Les remarques donnaient lieu ou pas à une réponse. Le directeur se gardait généralement de donner des réponses, laissant ses collaborateurs intervenir s’ils en ressentaient la nécessité. Malgré cela, les habitants de cette cité utopique pouvaient s’exprimer librement sans que cela génère d’amertume ou d’irritation pour ceux qui étaient éventuellement concernés par les remarques exprimées.
 
-Le groupe Balint (GB)
Le groupe Balint d’analyse des pratiques se réunissait tous les lundis après -  midi. Il était destiné à explorer les émotions sensibles qui avaient pu émerger dans la relation aux clients. C’était évidemment, aussi,  l’occasion pour les participants d’analyser les transferts positifs ou négatifs dont ils pouvaient être l’objet et de prendre eux-mêmes conscience du contre transfert qu’ils pouvaient adresser aux participants. C’est une dimension particulièrement importante à gérer pour un formateur consultant qui est supposé « occuper la place du savoir » (Lacan, ?)  , et qui en tant que tel peut se voir attribuer par le client des pouvoirs qu’il n’a pas en réalité. C’est un exercice important à pratiquer pour éviter la confusion entre la problématique client et la problématique consultant. C’est cet effort de différenciation qui permet à chacun de tenir son rôle et de garder sa place.
 
Animé par une psychanalyste sur une durée de 3 heures, le groupe Balint commençait par un tour de table où chacun pouvait évoquer les moments difficiles qu’il avait pu vivre en intervention ; puis une personne volontaire proposait de présenter une problématique qui la concernait. Après avoir raconté la situation ou la relation qui pouvait lui poser problème, chaque apprenant pouvait poser des questions d’approfondissement avant de laisser un dialogue réflexif s’installer dans le groupe. Dans la dernière partie de la séance, l’animatrice proposait une interprétation qu’elle articulait à un court apport théorique. Ce  mode opératoire est assez fidèle aux pratiques initiées par le docteur Michaël Balint lui – même à l’origine de la méthode. Ce qui différencie, semble-t-il –il la pratique du groupe Balint et celle du co-développement ,c’est essentiellement cette dimension interprétative qui est absente des pratiques du Co-développement, privilégiant davantage, semble – t- il la contribution des pairs.
 
-Le Travail d’Evolution du Groupe(TEG)
Tous les 15 jours les mardis après – midi étaient consacrés à la vie du groupe des apprenants constitués en promotion. Cette instance intitulée TEG (Travail d’Evolution du Groupe) était animée par un couple de psychanalystes. Il commençait par un tour de table au cours de laquelle chacun pouvait exprimer, s’il le souhaitait, sa perception du fonctionnement du groupe.  Ce matériel immédiat constituait matière à théoriser sur la vie des groupes en général. On retrouve là le principe de l’expérience si chère à Bertrand Schwartz comme préalable à l’acquisition du savoir.
 
Cette instance comme les autres avait une fonction pédagogique pour un futur consultant formateur : celle de découvrir les principales théories de la psychosociologie en acte à travers une expérimentation in vivo. Elle permettait également, à travers les analyses menées,  de développer ses capacités d’empathie. Dans sa future activité, les participants auraient,  eux aussi,  à faire avec la dynamique des groupes. C’est pourquoi il était important qu’ils soient capables de comprendre :
-L’importance de dimension imaginaire de la vie des groupes (Anzieu, 1984),
-Les jeux d’alliances conscientes et inconscientes que les participants tissent entre eux
-Les comportements de base (Bion, ?)  face à l’angoisse réactivée par la régression imposée à l’individu en situation de groupe
-Les fonctions phoriques de porte-parole, de porte symptôme, de porte rêve ou de porte idéal (Kaës, 2007)
-La pression de conformité que peut exercer un groupe sur les subjectivités individuelles
-Le transfert latéral sur les membres du groupe
-La rivalité narcissique entre certains membres du groupe
-La fonction de l’illusion groupe dans la dynamique du groupe
-L’éventuelle évolution psychopathologique clinique de l’appareil psychique groupal
-La sémiologie de la crise
-Les phénomènes de leadership
 
-Les inters chantiers méthodologiques (IM)
Toute la journée du vendredi était consacrée aux « Inter chantiers méthodologiques » qui visaient à permettre aux participants de consolider leur savoir-faire à travers un échange de pratique portant sur les méthodes qu’ils avaient utilisées dans les interventions réalisées. Les chantiers sur lesquels les formateurs consultants en formation étaient appelés à intervenir étaient extrêmement variés. L’inter chantier méthodologique propose un travail qui visait à consolider et optimiser les compétences pédagogiques des participants dans toutes les activités de la formation et du conseil allant de la formation qualifiante à la formation – action jusqu’à la conception de dispositifs destinés à  des publics en recherche d’emploi et l’intervention en entreprise ; finalement à développer une véritable agilité professionnelle…
 
-Les entretiens de régulation individuelle (ERI)
Chaque quinzaine, les participants avaient la possibilité de rencontrer un des psychanalystes intervenants dans le cadre d’un « entretien de régulation individuelle » qui permettait d’aborder de façon confidentielle le vécu subjectif de la transformation identitaire suscitée par l’expérience de la formation. Ces entretiens d’une durée de 30 à 45 minutes avaient pour but de prendre en compte les incertitudes engendrées par la métamorphose de l’image de soi car, en effet, une formation de longue durée impacte de façon significative les organisateurs intrapsychiques qui ont jusqu’à présent soutenu le sujet dans son existence. Par ailleurs, il passe d’un code social lié à son ancienne activité (Métier, statut, etc…) à un autre code supposé meilleur et mieux reconnu. Cela implique une rupture avec les représentations et souvent les liens du passé.

Cette période constitue « un entre deux » qui peut dans certains cas générer de fortes angoisses car le sujet est appelé à renoncer à son ancienne identité avant d’en acquérir une nouvelle. Francesco Varela résume bien le paradoxe auquel le sujet est confronté et les émotions qui y sont associées : « Pour la chrysalide le changement est un drame tandis que pour le papillon c’est une libération ». C’est ce qui explique que tant qu’il n’aura pas retrouvé les nouveaux codes encodeurs, il peut se sentir en danger. On comprend l’importance du soutien durant cette transition.
 
Le modèle ifacien peut surprendre à plus d’un titre car il intervient ailleurs de là où la pédagogie est souvent pensée.
-Comme Bertrand Schwartz, il pose l’hypothèse que l’existence précède l’essence dans la mesure où il conçoit que l’expérience est une condition d’accès au savoir et à la compétence et non l’inverse,
-Il considère que l’expérience de formation (en particulier de longue durée) s’accompagne d’une transformation profonde et bouleversante de l’identité,
-Il met l’accent sur le contenant plutôt que sur le contenu en proposant un système d’accompagnement très élaboré portant sur les dimensions de la personne
L’intrapsychique avec les groupes balint et les entretiens de régulation individuelle L’intersubjectif avec le travail d’évolution du groupe et les inter chantiers méthodologiques
Le transsubjectif en invitant les personnes à identifier le vécu institutionnel

3. Retour d’expérience et questionnement méthodologique

3.1 La nécessité d’un cadre structurant :
 
Notre pratique actuelle s’inspire aujourd’hui fortement de ce modèle multidimensionnel. Nous intervenons sous la forme d’une journée de séminaire de sensibilisation suivie ou pas d’ateliers d’analyse des pratiques sur la durée pouvant donner lieu, parfois, à une pratique permanente intégrée au système de management de l’entreprise.
 
Le séminaire de sensibilisation a une véritable  valeur pédagogique car il propose un apprentissage à travers le cadre qui est mis en place. Comme en psychanalyse le cadre est en lui-même structurant en invitant d’emblée les participants à bien différencier les champs de conscience qui sont mis en jeu dans les situations professionnelles. Il constitue une convention qui fait loi et permet au sujet de réduire la confusion et l’ambiguïté des affects généralement ressentis au cours de l’analyse.
 
En psychanalyse, le cadre fait l’objet d’une attention toute particulière (Roussillon, 1995) qui a autant d’importance que la méthode utilisée. Il repose sur 3 éléments :
-L’organisation spatiale divan / fauteuil
-La fréquence et la durée des séances
-Le montant des honoraires et les modalités de paiement

Cette stabilité du cadre a plusieurs fonctions :
-Favoriser la régression par la dissymétrie des positions
-L’analyse de la névrose de transfert dans le sens où celle – ci ne se joue pas seulement dans la relation avec l’analyste mais aussi dans la relation au cadre
- Permettre au sujet de bien distinguer l’état de conscience ordinaire de l’expérience relativement hallucinatoire de l’analyse
 
Le concept de cadre rejoint celui de dispositif  que Deleuze  assimile à «  machine à faire voir et à faire parler ». Cette courte citation résume bien la fonction d’une instance ; celle de plonger les participants dans un univers imaginaire et des discours spécifiques.

3.2 Présentation d’un protocole de sensibilisation
 
C’est ainsi que nous découpons la journée en trois ateliers avec une chronologie qui elle – même doit faire sens. Nous apportons un soin tout particulier à bien présenter le registre cognitif et émotionnel qui sera mobilisé dans chaque atelier. Nous supposons dans les cas présenté ici, que les participants se connaissent et appartiennent à la même entreprise.
 
L’atelier 1 est intitulé Réunion Institutionnel. Il porte sur la relation émotionnelle et imaginaire que les  acteurs tissent avec l’objet «  institution ». Il commence par un exercice que nous empruntons à l’Analyse transactionnelle d’Éric Berne : La collection de timbres. Cette image que certains pourraient considérer comme triviale renvoie clairement à la dimension que nous cherchons à explorer dans cet espace : Les émotions vécues vis-à-vis de l’institution. L’émotion étant également la voie royale pour accéder à l’imaginaire qui l’origine. Chaque participant reçoit une liste d’émotions comprenant environs 160 émotions classées en 4 catégories : Peur, Colère, Tristesse, Joie. Nous demandons à chaque participant de cocher les émotions qu’il lui arrive d’éprouver dans et vis-à-vis de  l’institution sans se censurer, en précisant bien que dans un deuxième temps le travail portera non pas sur une analyse individuelle mais collective des résultats. Nous recueillons de façon anonyme les résultats qui sont affichés sur un tableau en mettant en évidence le score global par catégories, car en effet ce qui importe ici c’est la subjectivité du collectif et non la perception individuelle. Cela rejoint la question de l’appareil psychique groupal déjà évoqué précédemment. Les scores élevés témoignent généralement d’une certaine souffrance sociale probablement peu régulée. On peut parler dans certains cas d’intoxication émotionnelle groupale qui va donner naissance à ce que le sociologue ( ? ) a appelé « L’entreprise clandestine ». Celle – ci se traduira par une structuration du temps qui sera davantage centré sur les jeux d’acteurs que la concentration sur les enjeux réels de l’entreprise. Lorsque les émotions collectives sont en effet insuffisamment régulées, elles travaillent souterrainement à l’intérieur du corps social et produit le syndrome de rationalité limitée, en termes plus clinique de névrose.
 
Pour réguler les émotions sensibles nous proposons aux participants de se regrouper par groupe de 4 pour proposer des solutions à l’aide de la méthode de résolution de problèmes qui fut d’ailleurs largement utilisé dans les groupes d’expression des salariés liés aux lois Auroux. Il est important en effet de convertir les émotions en action. Selon Henri Laborit, ce sont les situations d’inhibition de l’action trop prolongées qui seraient à l’origine de toutes les pathologies somatiques, psychiques ou sociales (Laborit ?). C’est ce que permet la régulation.
La méthode de résolution de problèmes, malgré ou à cause de sa simplicité a, pour les acteurs, plusieurs bienfaits :
-Elle permet de rationaliser leur subjectivité
-Elle les aide à organiser leur pensée sur des problèmes sensibles
-Elle place  en position d’offreur de solutions plutôt qu’en position de plainte
-Elle facilite l’expression des restitutions
Chaque sous-groupe aura été invité auparavant à désigner un animateur, un secrétaire, un gestionnaire du temps et un représentant du groupe pour présenter leur proposition. L’intervenant se chargera de faire la synthèse à la direction et ou à un comité de pilotage avec l’accord du groupe et ou le groupe élira un représentant. Cette démarche de délibération constitue parfois une première étape vers des pratiques plus démocratiques dans l’entreprise.
 
Il est important de commencer par ce travail de désencombrement des personnes vis-à-vis de l’institution qui les contient : cela permet de sortir d’une certaine confusion émotionnelle où tous les champs se mélangent et de restaurer la conscience de ce qui est commun : l’institution. C’est « un objet » aimé et haï qu’il partage ensemble et qui doit être bien différencié des dimensions intra psychiques et intersubjectives. 


Exemples de pratique d’intervention inspirée de l’analyse institutionnelle
 
Exemple 1 :
Les incidents peuvent parfois faire l’objet d’une exploration psychanalytique quand le travail de symbolisation est possible. Nous avons, par exemple, le souvenir d’un conflit qui s’était installé lors de la fin d’une formation qualifiante d’un groupe de formation de longue durée entre les participants et l’intendant de l’établissement. Celui – ci était le garant du respect des règles et représentait le surmoi de l’institution. Jusqu’à ce jour, ils avaient le droit de garer leur véhicule sur le parking. Pour des raisons liées à l’organisation d’un autre événement, les participants se virent ce jour refuser l’accès au parking de façon très affirmé. Le groupe était en fin de formation et donc certainement très sensibilisé par cette échéance rendue encore plus stressante par une série d’évaluations toujours angoissantes. Ce refus généra une forte dispute avec le représentant de la « loi » à savoir l’intendant. Certains participants faillirent en venir aux mains tandis qu’une participante de désespoir abandonna sa voiture devant la barrière restant inexorablement fermée, laissant derrière une longue file de voitures avec des occupants exaspérés klaxonnant à hue et à diable.
 
Ce comportement particulièrement spectaculaire et excessif donna lieu à un travail de régulation dans le cadre des séances incluses dans le dispositif de formation qui avaient lieu 1 fois par mois. Grâce à lui, les participants purent décoder la dimension « hallucinatoire » qui était accroché à l’événement. Perdre sa place sur le parking c’était ne plus être reconnu par la mère institution : c’était perdre son amour. Quelle chute du point de vue de l’idéalisation ! Quelle blessure du point de vue narcissique…En prenant conscience de la charge symbolique de l’événement, les participants purent mieux accepter cette frustration doublement provisoire d’une part parce que la cause était en lien avec un fait bien réel et d’autre part parce qu’il était dans les derniers jours de la formation. (Casalegno, Bourion, 2009)

Exemple 2 
Nous nous sommes retrouvés devant une vingtaine d’ouvriers d’une entreprise industrielle qui souhaitait remotiver ses salariés après plusieurs restructurations particulièrement violentes sur le plan social. Nous étions chargés en tant qu’intervenant d’entamer un dialogue avec eux pour identifier des axes de progrès. Plusieurs rencontres avaient été envisagées. Lors de la première séance de travail, nous nous sommes retrouvés devant « un silence à couper au couteau » qui rendait le dialogue impossible. Cette situation est particulièrement inconfortable pour un consultant qui avait été chargé de le susciter. Comment se sortir de cette mauvaise passe ? Quelles émotions inconscientes étaient à l’œuvre dans le groupe dont les effets étaient visiblement de mettre à mort le consultant, chargé par la direction, qui avait été à l’origine du traumatisme, de rétablir le dialogue autour d’objets transitionnels que peuvent constituer les axes de progrès évoqués précédemment. Visiblement se déplaçait sur le consultant, certainement en l’occurrence instrumentalisé, des affects qui s’adressaient à un Autre et rendait impossible l’expression. Comment permettre à ces émotions clandestines de resurgir pour se transformer en énergies du changement ? C’est en partant de la peur, voire de la terreur que le consultant ressenti qu’il fut possible de se dégager. Cette peur c’est le contre – transfert. Elle est en miroir avec le transfert opéré par les participants. Ils veulent tuer celui ou celle qui les a tant meurtris : la direction ou le directeur du site. La colère du groupe est tellement forte qu’elle n’avait plus de mots pour se dire. Elle « maudissait » la direction. Cette hypothèse permit au consultant de proposer aux participants d’explorer ce qu’ils ressentaient en ce moment dans l’entreprise. Les ouvriers acceptèrent de remplir la liste des émotions ressenties. La collection de timbres était pleine à craquer. Grâce à la méthode de résolution de problèmes, ils purent exprimer les changements auxquels ils aspiraient. 

 

L’atelier 2 ou Groupe Balint est centré sur l’analyse des interactions des sujets avec l’Autre.  L’Autre étant le client, un collaborateur et ou une situation difficile. Il regroupe entre 8 et 12 personnes.
 
Il est important d’emblée de prévenir les participants qu’il s’agit d’un travail qui porte exclusivement sur des événements liés au travail. En aucun cas la sphère privée ne sera d’abordée. Il ne s’agit ni d’une psychothérapie, ni de développement personnel. La frontière doit être clairement indiquée et respectée.  Cette loi garantit aux membres du groupe une sécurité qui permet la confiance.
 
Un soin tout particulier est également pris en début de séance pour présenter la méthode. Les participants sont invités à se mettre par groupe de 4 pour échanger sur des situations professionnelles qu’ils leur ont posé problèmes. Le groupe doit se mettre d’accord sur une situation problème qu’il acceptera de partager en grand groupe.
 
En grand groupe, un représentant de chaque sous-groupe présente la situation problème qui pourrait donner lieu à un travail réflexif en grand groupe. Une fois le choix fait, le travail de groupe s’organisera autour de 5 étapes :
-1°) Le porteur de la problématique en fait un récit détaillé. Les participants doivent se contenter d’écouter sans interrompre le narrateur,
-2°) Les auditeurs à tour de rôle peuvent poser des questions pour mieux comprendre la problématique
-3°) Chaque auditeur à tour de rôle donnera les associations qu’il aura fait autour de la problématique
-4°) Le porteur évoquera ce qu’il peut faire de tout ce qu’il a entendu
-5°) Un dialogue pourra s’installer entre les participants de quelques minutes
-6°) L’animateur et ou animatrice proposera son interprétation et ou ses propres associations
-7°) Dans certains cas, on pourra compléter ce premier travail d’analyse par des techniques de gestalt, de bioénergie et ou de jeux de rôle pour libérer chez le sujet porteur de nouvelles ressources cognitives et émotionnelles pour aborder avec plus de solidité la situation problème. L’animateur, animatrice présentera la stratégie envisagée et demandera avant la mise en œuvre l’approbation de la personne. Le but ici n’est pas de pousser très loin l’expression émotionnelle mais simplement de faire émerger dans la conscience du sujet le potentiel de ressources qui sont disponibles dans sa propre subjectivité. Un entretien complémentaire de régulation est évidemment toujours possible. 

Conclusion : Que peut apporter le travail réflexif sur la pratique managériale

En regroupant les managers entre eux, les groupes d’analyse des pratiques constituent des espaces de socialisation qui permettent aux participants de sortir provoirement d’une certaine solitude. Cette solitude est inhérente à la fonction. Exercer l’autorité dans un groupe passe en effet par un minimum de différenciation. Le manager ne peut pas se confondre avec ses collaborateurs. Il a un rôle de tiers garant de la cohérence de la dynamique de groupe. C’est aussi lui qu’on sollicite en derniers recours face aux situations difficiles pour prendre des décisions dépassant souvent le niveau de responsabilité des collaborateurs. Ces sollicitations sont d’autant plus fortes quand les niveaux de délégation sont mal définis. Ce qui est le cas le plus souvent dans les organisations françaises.
 
L’analyse des pratiques contribue aussi au développement d’apprentissage. Chaque situation problème évoquée par les participants renvoie l’ensemble des auditeurs à leur propre expérience. Elle constitue autant d’études de cas qui permettent à chacun de savoir « comment y faire » (Leboterf, ?). Dans ce domaine, l’action concrète est une source de connaissance aussi essentielle que les apports théoriques.
 
Le fait de ne se retrouver entre personnes occupant des fonctions communes a aussi un impact identitaire. Chacun se reconnait dans les problèmatiques évoquées par les autres. Cette reconnaissance mutuelle permet de renforcer chacun dans son rôle.
 
Mais c’est probablement l’effet de résilience qui est le plus intéressant à souligner. Le manager occupe en effet, une place symbolique qui est au carrefour de 2 dimensions évoquées plus haut : Il représente l’autorité et l’organisation. Cela génère un double transfert : d’abord, celui des premières relations que le collaborateur a vécu vis-à-vis des figures d’autorité qui l’ont façonné et ensuite celui que le collaborateur entretient vis de l’organisation en tant qu’institution instigatrice d’un rapport de subordination.
 
Ces transferts imaginaires mélangés à la complexité des situations réelles sont parfois lourds à porter surtout quand les affects sont exprimés de manière violente. Il est difficile, en effet, de ne pas les prendre pour soi, car, la plupart du temps, sans un travail personnel important, la personne est totalement confondue, collée au rôle qu’elle occupe et au système qui la contient. Sa résonnance est rarement ajustée car, souvent, elle réveille des blessures plus anciennes, renvoyant le sujet à ses propres drames.
 
Dans cette interaction « hallucinatoire » (Lacan, ?), l’estime de soi du manager est parfois mis à rude épreuve car le Moi évolue en permanence sous le regard de l’Idéal du Moi (Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914). Lorsque les collaborateurs, les clients, l’Autre en général renvoient une image négative, le Moi du Sujet est confronté à un miroir déformant qui peut compromettre le narcissisme du sujet. Cette expérience est d’autant plus sensible qu’il est censé, dans son rôle, représenter l’Idéal du Moi du groupe.
 
Le travail réflexif avec ses pairs sur les situations anxiogènes ou blessantes, a plusieurs fonctions :
D’abord une fonction cathartique en permettant d’évacuer la charge émotionnelle associée aux situations professionnelles évoquées plus haut, restaurant du coup « un vide fertile » (perls, ?), condition nécessaire pour donner son attention à l’Autre. En apprenant à différencier les différentes formes de projection dont il est l’objet, le manager restaure sa capacité de discernement. Il prend conscience de ce qui dépend de lui et de ce qui ne dépend pas de lui. Cet exercice n’est pas sans ressemblance avec les exercices méditatifs proposés par la la philosophie stoîcienne. Elle permet de retrouver, du moins pour un temps, une relative « ataraxie » au sens d’Epictète.
 
On peut penser par ailleurs avec Winnicot, que ces temps d’échange constituent un véritable espace transitionnel dans la mesure où il y a un avant et un après , un dedans et un en dehors du groupe, enfin et surtout une transformation entre un état d’ignorance et un autre de connaissance. L’objet transitionnel qui réunit les participants est représenté par les problématiques de management présentées par les participants.
 
Cet espace transitionnel fonctionne comme un rituel qui permet d’exorciser le mal et de rétablir le bien ; le mal en tant que souffrance mais aussi en tant qu’impuissance à resoudre seul(e) une situation managériale spécifique ; le bien en tant que bien – être retrouvé et bonne pratique identifiée.
 
Ainsi en contribuant à la régénération des subjectivités blessées, cet espace transitionnel est aussi un espace potentiel dans le sens il opère une véritable résilience. Dans un univers caractérisé par des dérégulations permanentes, des ruptures de tous ordres, c’est une fonction dont les acteurs ont aujourd’hui bien besoin de cultiver. 

[[1]]url:#_ftnref1 « Un groupe est plus que, ou plus exactement, différent de la somme de ses membres. Il a sa propre structure, et des relations propres avec d’autres groupes. L’essence du groupe n’est pas la similarité ni la dissimilarité de ses membres, mais leur interdépendance. Chaque groupe peut être caractérisé comme une totalité dynamique ; un changement dans l’état d’une de ses sous-parties change l’état de n’importe quelle autre sous-partie. Le degré d’interdépendance des sous-parties de l’ensemble des membres du groupe varie le long d’un axe allant d’un amas flou (a loose mass) jusqu’à une unicité compacte. Ceci dépend, parmi d’autres facteurs, de la dimension, de l’organisation et de l’intimité du groupe » (Lewin, 1948 ; p. 84)

Bibliographie et Sitographie


Présentation des auteurs

JC Casalegno : Professeur consultant  chercheur au Groupe ESC Clermont en Management et Gestion des Ressources Humaines Brigitte Nivet: Enseignante chercheuse au Groupe ESC Clermont en Management et Gestion des Ressources Humaines, CRCGM et associée au Céreq.
 
Tous deux sont co-fondateurs ,avec  Diego Landivar, Sophie Marmorat, Philippe Trouvé et Thibaud Brière du programme de recherche P.E.O.P.L.E. (Programme d’Etudes sur les Organisations Post- managériales et la Libération des Entreprises).

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