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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.66 Retour vers le futur (1) : La démocratie industrielle chez Olivetti par le Docteur Francesco Novara

En attente d'autorisation de diffusion par l'éditeur de la Revue Recherche (La découverte)


Préambule

Camillo Olivetti
Camillo Olivetti
Olivetti est un nom qui sonne de façon familière aux oreilles de beaucoup d’entre nous. Fondée en 1908 en Italie à Ivrea, l’entreprise se spécialise d’abord dans la fabrication de la machine à écrire. Elle s’impose au fil du temps comme première entreprise mondiale sur le marché des produits de bureaux. Dans la seconde moitié du XXe siècle, Olivetti se reconvertit avec brio dans le domaine de l’informatique et de la télécommunication. De stature internationale, ce fleuron de l’économie italienne a acquis une réputation d’excellence en raison notamment du soin constant accordé au design des produits. L’entreprise a été fondée par Camillo Olivetti (1868-1903) avant d’être reprise et dirigée par son fils Adriano (1901-1960), ingénieur comme son père. Après y avoir travaillé comme ouvrier, Adriano est nommé directeur de la société en 1933 puis président en 1938. Dans ce texte, F. Novara montre que l’histoire d’Olivetti est plus que celle d’une entreprise qui réussit. L’ambition d’Adriano était de travailler à la construction d’une communauté dont le travail n’était qu’une composante. L’urbanisme et l’architecture, l’art et la politique comptaient tout autant à ses yeux. L’article qui suit décrit d’abord le passage de témoin entre le père et le fils avant de montrer quels furent les choix gestionnaires d’A. Olivetti ainsi que leurs conséquences sur la vie quotidienne de ses employés. Après avoir présenté ensuite les convictions communautaires qui ont fondé l’action de l’employeur italien, F. Novara conclut qu’Olivetti a moins statut d’utopie que d’hétérotopie. En prétendant contribuer activement au bien-être de ses salariés dans les compartiments les plus divers (travail, culture, famille..) de leur vie, les Olivetti ne rêvaient pas d’un ailleurs insaisissable. Employeurs hétérodoxes, ils ont agi très concrètement. Las, comme le constate F. Novara, l’appétit financier de Carlo de Benedetti finira par avoir raison, il y a peu de temps de cela, de cette expérience " communautaire " singulière.
 

1. Du père au fils

Adriano Olivetti
Adriano Olivetti
C’est à la fin du XXe siècle, à la suite plus exactement d’un congrès international d’électricité présidé par son maître (à qui l’on doit la création de l’Institut national d’électrotechnique) que le jeune ingénieur Camillo Olivetti visite plusieurs industries aux Etats-Unis. À son retour, il décide de devenir entrepreneur. En 1898, il se lance dans la production d’instruments de mesure électromagnétique. En 1908, il crée la première entreprise italienne de machines à écrire. Par la suite, la firme s’engagera également dans la fabrication de machines à calculer. Mais l’entreprise ne perdure pas simplement parce qu’elle sait investir de nouveaux segments de marché. Son histoire est indissociablement liée à une saga familiale, le fils de Camillo prenant le relais de son père avec, en poche, des convictions aussi trempées que celles de son aîné.
 
C. Olivetti n’est pas un entrepreneur comme les autres. C’est avant tout en effet un homme engagé à gauche de l’échiquier politique. Membre du Parti socialiste, il s’investit activement dans l’action. Il fonde un journal, il n’hésite pas à se mobiliser contre le régime en place, il innove sur le plan social au sein de sa propre entreprise… En 1898, C. Olivetti prend part, à Milan, à une manifestation de protestation au cours de laquelle quelques centaines de participants sont tués par l’armée. Il échappe à la prison en expliquant qu’il est entrepreneur et qu’il s’est trouvé là par hasard. Mais les dossiers ne s’y trompent pas. C. Olivetti est étiqueté " révolutionnaire ". Qu’importent l’admonestation et la stigmatisation. Quand le gouvernement fasciste interdit la Fête du travail du premier mai, C. Olivetti n’en a cure. Il célèbre cette dernière avec ses salariés. Et lorsque Filippo Turati, le chef du Parti socialiste, fuit pour échapper aux geôles fascistes, C. Olivetti prête main-forte pour l’abriter et organiser son exil.
 
Le chef d’entreprise C. Olivetti n’oublie pas non plus qu’il est socialiste. Il réunit régulièrement ses salariés dans la cour de l’usine pour leur donner des informations sur la marche de l’entreprise mais aussi pour les instruire sur l’état de santé du mouvement ouvrier. C. Olivetti ne se contente pas de parler, il agit aussi pour les siens. Il assure le logement, prête sans intérêt aux ouvriers, organise l’assistance médicale… Car pour lui, une chose est sûre : l’entrepreneur " doit être un producteur et un organisateur, non un spéculateur ". Adriano Olivetti (1901-1960), le fils de Camillo, héritera de son père cette même répugnance radicale de l’argent enfanté par d’autres voies que le travail. Lorsqu'il confie à Adriano la charge de réorganiser ses usines, Camillo le met en garde de façon péremptoire : " tu peux faire n’importe quoi, mais tu ne dois jamais licencier quelqu'un à cause de l’introduction de nouvelles méthodes, car le chômage involontaire est le mal le plus terrible qui afflige la classe ouvrière " (cité par A. Olivetti, 1960).

A en croire Altiero Spinelli, fondateur du Mouvement fédéraliste européen, A. Olivetti était un " homme aux yeux rêveurs et à la volonté d’acier, qui pensait comme un mathématicien et sentait comme un mystique ". Par-delà le témoignage d’admiration, que retenir des convictions d’Adriano ? Comme son père, celui-ci a la fibre socialiste. L’aliénation et la lutte des classes figurent au centre de ses préoccupations. A ses yeux, plus exactement, la transformation des conditions de travail est une tâche aussi urgente que difficile à mener.
 
" Je voyais, note-t-il, que tous les problèmes de l’usine devenaient un problème extérieur " et qu’il fallait " coordonner les problèmes intérieurs et les problèmes extérieurs pour les résoudre ". En même temps, " nous constatons une dissociation tragique entre technique et culture, entre culture et politique " (ibid.)
 
Il faut bien admettre que pour qu’une affaire marche, l’entreprise doit être active et efficace sur le plan économique. Il n’empêche : " l’usine est un bien commun, non un intérêt privé ", c’est " une société d’hommes, non de capitaux. " (ibid.) Les citations qui témoignent des convictions héritées du père foisonnent dans les écrits du fils :
 
Il faut rendre l’usine et son milieu économiquement solidaires […] Nous avons conscience d’un destin commun qui lie l’organisme de production, l’usine et les hommes qui gravitent autour d’elle, et des conséquences qu’on doit en tirer pour garder et développer les valeurs fondamentales de la personne humaine, et cet ensemble de conquêtes spirituelles, culturelles et sociales que nous appelons développement civil […] L’entreprise doit être associée à une véritable communauté, devenir ainsi un centre de coopération et participation de tous ceux qui y sont intéressés, et qui ont la même fin : le développement libre et harmonieux de l’usine et de la communauté, de façon à ce que le travail quotidien serve consciemment un intérêt humain supérieur. Dans ce but nous pensons que la propriété et le contrôle doivent être confiés à une participation organique de toutes les forces vives de la communauté [A. Olivetti, 1952].
 
Pour passer du stade du souhait à celui de la pratique, A. Olivetti propose d’explorer une voie qui passe outre les oppositions traditionnelles entre " individualisme effréné " et " idolâtrie de l’Etat ", entre socialisme et capitalisme. Comme son père, Adriano estime que le but premier d’une affaire n’est pas de maximiser le profit des actionnaires ni de viser l’accumulation illimitée du capital. L’objectif est plutôt de construire une entreprise sociale autonome dont la propriété doit être partagée. Qui doit détenir les moyens de productions ? Les travailleurs (ouvriers et techniciens) bien sûr, mais aussi certaines administrations locales et régionales ou encore des organisations spécialisées comme les instituts technico-économiques. Si, plus encore, les buts poursuivis par l’usine " sont concrets, visibles, tangibles, à portée de la main, alors toute l’organisation aura à coeur de participer et aura une raison profonde dans son travail quotidien " [A. Olivetti, 1960].
 
En oeuvrant à " la dignité " et à " la conscience des finalités du travail ", terreau où s’enracine la motivation authentique de toute activité, alors, conclut l’industriel italien, on nourrit " l’immense force spirituelle de l’usine " (ibid.).
 
Comme Camillo, une fois encore, Adriano ne se satisfait pas de bonnes paroles et il ne craint pas plus l’ostracisme de ses pairs. Ouvertement atypique, l’entrepreneur pratique une politique des hauts salaires, il joue la carte de la réduction du temps de travail, il confie à un conseil élu par les travailleurs le soin de gérer un ensemble de services sociaux, etc. Si l’on ajoute à cela son refus d’adhérer à la Confédération nationale du patronat et ses critiques mordantes à l’égard de l’égoïsme myope des chefs d’entreprise, on comprend qu’il ait pu susciter les foudres. L’étonnant est qu’elles vinrent de tous les bords : en opposition avec un patronat ouvertement hostile à son égard, taxé d’" entrepreneur rouge " par un responsable confédéral représentant les intérêts du capital, il est également tancé par des hommes politiques et des intellectuels de gauche qui lui reprochent son " patronalsocialisme " visant, comme le nationalsocialisme allemand, à détacher les travailleurs du Syndicat et des partis prolétaires. Persuadé qu’une entreprise forme un tout qui doit articuler au mieux des variables de natures multiples (technologiques, administratives, juridiques, financières, commerciales…), A. Olivetti poursuit néanmoins son chemin. Son entreprise est l’antithèse de ces organisations figées, composées de castes repliées sur elles-mêmes et grippées par une culture du chef aussi néfaste que détestable. Fort de compétences dans les domaines les plus variés (finance, organisation du travail, communication…), il promeut la flexibilité, la responsabilité et la promotion. Doté d’un fort capital social dans les mondes de l’économie, de la politique ou encore de la culture, il sait faire évoluer son entreprise et anticiper sur son destin. Bref, à l’instar de son père, Adriano allie de façon aussi originale qu’étonnante des convictions sociales hors normes avec des compétences entrepreneuriales de grande qualité.
 


2. Olivetti, une histoire économique à succès

Première entreprise Olivetti
Première entreprise Olivetti
Olivetti, ou pour être plus exact l’Ing. C.Olivetti & C. S.p.A., est une entreprise à succès. Elle compte au XXe siècle au rang des premières multinationales italiennes. Dès avant la Seconde Guerre mondiale, elle possède des usines et des filiales commerciales dans plusieurs pays, en Europe et ailleurs. Après le conflit de 1939-1945, elle renforce ses relations avec l’université et avec de nombreux centres de recherche internationaux (aux Etats-Unis notamment). Internationalisation et innovation, voilà deux paramètres déterminants qui ont contribué au succès d’une entreprise hors normes. Ce ne sont pas cependant les seuls : la façon de gérer les hommes s’est avérée in fine aussi décisive que celle d’organiser la production et de conquérir les marchés.
 

Programme 101 - Olivetti
Programme 101 - Olivetti
2.1 Les secrets d’une expansion continue
 
Chez Olivetti, les produits, les procédés de fabrication mais aussi les compétences humaines ont toujours fait l’objet de renouvellements. Après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, elle étend rapidement sa gamme de production. Outre les machines à écrire et à calculer, elle fabrique des instruments de comptabilité électromécaniques, des téléimprimeurs, des terminaux, mais aussi des machines outils à contrôle numérique ou encore des meubles de bureau et des classeurs. Au début des années 1950, Olivetti gère également la transition de l’électromécanique vers l’électronique. Avant la fin de la décennie, ses premiers calculateurs sont entièrement " transistorisés ". L’entreprise s’est assurée par ailleurs les services d’une unité de fabrication de semi-conducteurs et elle sait recourir aux meilleurs (Le Corbusier par exemple) pour concevoir ses espaces de production.

L’innovation fleurit aussi sur le terrain de l’organisation du travail. Entre 1946 et 1958, les nouveaux procédés de production permettent d’accroître la productivité de 580 % ! Bref, Olivetti est par excellence une entreprise schumpétérienne. Mais elle est plus encore.Avant l’heure, l’ingénieur Adriano (ainsi qu’il était parfois surnommé) exige flexibilité, réactivité, décloisonnement, organisation en réseau… Chaque ralentissement dans l’activité doit être l’occasion d’imaginer des idées, de peaufiner des solutions nouvelles, toujours mieux adaptées à la situation présente et surtout à celles qui vont venir. Pour cette raison, A. Olivetti recrutait davantage de jeunes diplômés que de besoin. Tel était l’un des moyens, à ses yeux du moins, d’anticiper le changement.

A. Olivetti sait aussi combien la distribution, et les hommes qui la font vivre, comptent pour l’avenir d’une entreprise. En 1958, après avoir enregistré de fabuleux progrès de productivité, on lui conseille de licencier 500 ouvriers, devenus, dit-on, parfaitement inutiles. Le patron ne l’entend pas de cette oreille. Il procède à l’inverse et embauche. Il s’attache ainsi les services de 700 vendeurs. Autrement dit, au lieu de réduire la voilure des effectifs, il en profite pour augmenter la force de frappe commerciale. A. Olivetti crée dans le même temps de nouvelles sociétés à l’étranger. L’entreprise conquiert de la sorte un tiers du marché mondial des machines de bureau. À cette époque, Olivetti compte 74 000 employés, dont 40 000 oeuvrent à l’étranger.

Adriano Olivetti disparaît soudainement en 1960. Il meurt dans un train d’une thrombose cérébrale. L’année suivante, Mario Tchou – génial ingénieur qui est alors à la tête de la division électronique – est la victime fatale d’un accident de la route. Après ces deux décès inattendus, l’entreprise commence à marquer le pas. La transformation s’accélère avec l’arrivée d’un nouveau groupe d’actionnaires puis la cession de la division électronique à l’entreprise américaine General Electric. La conviction des détenteurs du capital est que l’électronique est un luxe dangereux. Pour rapporter, elle suppose des investissements qu’aucune entreprise de la péninsule ne peut se permettre de financer. Au moment de la transaction, le gouvernement italien ne pipe mot…

En dépit de cette douloureuse amputation, Olivetti n’a pas perdu son âme. Les électroniciens restés dans l’entreprise ont très vite rendez-vous avec le succès. En 1965, ils présentent à New York le " Programme 101 ", ancêtre de nos actuels ordinateurs. L’appareil ne possède pas encore d’écran, mais ce fut bien le premier micro-ordinateur ! Trente ans plus tard, à New-York toujours, le concepteur de ce petit bijou d’innovation est primé et consacré " père du PC ". Olivetti continue donc sur sa lancée. Après avoir négocié avec succès le passage de l’électromécanique à l’électronique, elle connaît à nouveau le succès grâce à l’ordinateur individuel M24, le premier à être conçu et produit par une entreprise européenne.
 

Centro Formazione Meccanici
Centro Formazione Meccanici
2.2 Facteur humain et politique du personnel
 
Comme nous l’avons suggéré précédemment, le facteur humain compte autant, sinon plus, dans le succès d’Olivetti. Lorsqu'il négocie la reconversion de la mécanique vers l’électronique, Adriano n’oublie pas les hommes. Il assure une formation pour tous, quelles que soient les spécialités, de la conception des produits à l’assistance au client. La tolérance est un autre impératif constant. Olivetti recrute en faisant fi des opinions politiques des personnes.Au sein de l’usine, le tableau d’affichage dédié aux syndicats côtoie celui de la direction. Plus généralement encore, et Adriano le répète à l’envi, le travailleur est une personne. " L’unique vrai capital de l’entreprise, affirme-t-il en 1945, sont les personnes qui y travaillent ". Chaque vie est singulière, chaque parcours est différent des autres. Embaucher quelqu’un, c’est donc bien plus qu’acheter un volume de travail ou s’assurer les bons services d’un individu compétent. Voilà pourquoi, lors des entretiens, il faut aussi savoir mesurer les attentes et les intérêts des potentielles et futures recrues. Dans la population des prétendants les plus qualifiés, ceux qui sont dotés d’un titre universitaire, A. Olivetti rejette systématiquement ceux qui présentent un profil de conformiste, d’opportunistes ou encore de carriéristes. Seuls les esprits libres l’intéressent. L’autonomie, le goût de la confrontation, le sens du dialogue…, voilà à l’inverse les qualités recherchées.
 
Dans l’entreprise, chaque responsable local du personnel s’occupe d’un nombre limité de personnes dont il connaît les capacités et les problèmes. Une telle proximité conditionne le succès des politiques de promotion. Cette dernière suppose également que les salariés puissent avoir accès à la formation et qu’ils soient suivis de près dans leur parcours. Olivetti fournit les moyens d’une telle ambition. Preuve en est que les chefs d’équipe ont tous commencé, pour la majorité d’entre eux, comme ouvriers de l’entreprise. Les responsables de haut niveau ont pareillement occupé des postes de hiérarchie intermédiaire avant d’occuper les fonctions qui sont les leurs. Lorsque nous le rencontrons pour la première fois, il nous déclare que cette politique de promotion évitera que les segmentations sociales extérieures se reproduisent à l’intérieur de l’entreprise en empêchant le développement d’une culture commune.
 
Une recherche réalisée par un de nos collègues a confirmé à quel point la réalité était proche du souhait d’Adriano. Dans la population étudiée, parmi tous les hommes entrés à l’âge de 14 ans dans le centre de formation des mécaniciens de l’entreprise, 80 % avaient réussi à devenir cadres. Il faut dire que la formation est solide et diversifiée. Outre des cours professionnels en mécanique, électromécanique et électronique, les jeunes reçoivent un enseignement généraliste composé d’histoire industrielle, de relations professionnelles, de science politique (analyse des constitutions nationales), d’éducation civique mais aussi d’histoire de l’art. Il ne s’agit donc pas de former uniquement des techniciens mais de participer à l’éducation de travailleurs cultivés, avertis et dotés d’une forte autonomie de jugement. Situé à Florence, et lié de multiples manières à différentes écoles de management européennes et américaines, un Institut de formation des cadres vient compléter la panoplie du système de formation maison. Les cours dispensés concernent aussi bien la vente, la familiarisation avec les nouveaux produits de l’entreprise, les techniques de management. Placé sous la responsabilité de psychologues, de médecins et d’assistantes sociales, un centre de réadaptation des personnes handicapées offre enfin la possibilité d’une véritable (ré) adaptation au monde du travail.
 
Enfin, la politique du personnel n’est pas seulement affaire de jugements et d’opportunités internes à l’entreprise. A. Olivetti veut et sait composer avec l’environnement de l’entreprise. Lorsqu’il décide d’embaucher 8 000 personnes pour faire tourner ses toutes nouvelles usines d’Ivrea, il anticipe ce que les économistes appellent un effet de levier. Pour pouvoir prétendre à l’embauche, il faut pouvoir prouver que l’on vit dans le bassin d’emploi depuis deux ans au moins. En procédant ainsi, A. Olivetti évite l’afflux massif de personnes à l’affût d’un travail et il évite par là même de créer autant de chômeurs que de nouveaux employés. Plus généralement, affirme-t-il, la politique du personnel doit respecter l’écologie des territoires. Si l’on ne mettait pas de barrières à l’entrée à l’embauche, " il n’y aurait pas assez d’habitations, d’écoles, d’hôpitaux, de services publiques. Cela bouleverserait l’équilibre économique et social. Nous aurions à en subir les conséquences, et nous en serions les responsables. Si nous sommes capables de développer davantage encore l’entreprise, ce développement aura lieu au Sud, où l’usine de Pozzuoli marche aussi bien que celles d’ici ". La philosophie est simple et percutante : il faut transporter le capital là où se trouve la force de travail, non l’inverse.
 

Organisation du travail Olivetti
Organisation du travail Olivetti
2.3 L'organisation du travail
 
A. Olivetti est un des protagonistes de l’introduction en Italie du Scientific Management, méthode à laquelle il s’est accoutumé durant son long séjour de formation aux Etats-Unis. La rationalisation du travail et de l’organisation n’ont donc aucun secret pour lui. Mais s’il en adopte les principes, il les mâtine d’une exigence fondamentale. L’Organisation scientifique du travail (OST) doit être compatible avec le facteur humain. Mieux encore, elle doit en respecter la logique et les propriétés intrinsèques. Dans les usines Olivetti, c’est donc un " taylorisme bien tempéré " qui est mis en place. La méthode et le temps prescrits sont établis par le bureau des méthodes en collaboration avec un travailleur expérimenté. La phase d’adaptation individuelle sur la ligne d’assemblage est de durée assez longue. La chaîne n’est pas automatisée et des " poumons ", espaces de production situés entre les postes individuels de quelques machines en cours de montage, permettent aux ouvriers de travailler hors de la chaîne au rythme qu’ils désirent. En dépit de ces aménagements, l’émiettement du travail pèse sur les hommes et provoque une usure prématurée des corps et des forces.
 
Dans chaque usine le responsable du service du personnel qui, comme on l’a dit précédemment, connaît chaque employé et en suit le parcours professionnel, sait évaluer les effets du travail parcellisé sur les hommes. En cas de souci, et en accord avec les contremaîtres, il change de poste le travailleur si cela est possible. Sinon, après avis des services sanitaires, il lui accorde un congé. Le travailleur peut aussi consulter, de sa propre initiative, le médecin ou le psychologue.
 

3. Un triple souci extra-économique

A l’instar des employeurs que l’on qualifie, de façon un peu rapide et péjorative, de " paternalistes ", A. Olivetti ne souhaitait pas limiter son implication au strict cadre professionnel de la gestion et de l’organisation du travail. Toute personne, écrit-il en 1945, doit bénéficier d’une vie riche et harmonieuse aussi bien dans le travail qu’en dehors de celui-ci. Voilà pourquoi l’économique ne peut être défait du social, le productif séparé de l’esthétique et l’action du dirigeant d’entreprise dénuée de toute préoccupation culturelle.
 

3.1 Un souci social

Dès les années 1920, Olivetti bâtit des maisons, érige des quartiers entiers, qu’il met à disposition des ouvriers d’Ivrea. L’entreprise procède de même dans les autres espaces où elle implante des établissements. Et, afin que les employés n’abandonnent pas leurs villages pour la ville industrielle, on leur affecte des logements sur place. Les employés peuvent aussi bénéficier de prêts sans intérêt et des conseils gratuits d’architectes et de techniciens de l’entreprise. Le transport ne pose pas plus de problème puisque, en l’absence de compagnie publique, les cars du Service Transport de l’entreprise assurent le trajet entre le domicile et le lieu de travail. Dans les années 1930, des cantines d’entreprise voient le jour. Les dirigeants y font la queue comme les autres et prennent leur repas à côté des autres employés. A la même période, des services sanitaires sont mis en place.

En 1940, l’entreprise décide de faire bénéficier les employées de neuf mois de congé payé (six mois avant et trois mois après l’accouchement) et d’une allocation financière à la naissance de chaque enfant. Des crèches sont aussi construites à côté des usines. Des architectes renommés sont mobilisés pour en dessiner les plans, tout comme ceux des colonies de vacances implantées à la mer et à la montagne. Le personnel de ces services à l’enfance est formé sérieusement, quant à lui, par un centre fondé par un pédagogue français. Un autre centre propose aux communes sises dans le bassin d’Ivrea de mettre en place et de financer tout un ensemble d’initiatives d’ordres économique, social, éducatif et sanitaire. Pour gérer l’ensemble des services sociaux qu’il propose à ses employés, A. Olivetti institue enfin un conseil de gestion, " terrain de rencontre démocratique, selon ses propres termes, entre la direction et les travailleurs ".
 

3.2 Un souci esthétique
 
A. Olivetti se dit attaché à un idéal platonicien de beauté. L’entreprise doit en porter la marque. Elle doit réaliser la synthèse d’exigences éthiques et esthétiques. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? D'abord qu’il existe un " style " Olivetti dont la griffe est repérable aussi bien à l’examen des différentes gammes de produits, des bâtiments des usines, que du graphisme utilisé pour la publicité. Le design des produits, qui révèle souvent de jeunes talents, est plus qu’une simple enveloppe. Le style doit donner forme à la fonction. Les meilleurs architectes sont appelés, une fois encore, à dessiner les bâtiments où les employés sont à l’oeuvre. Les espaces de travail sont conçus à la mesure des hommes. Ils sont flexibles et ouverts à la communication. Des parois de verre laissent la lumière naturelle pénétrer dans les ateliers, les paysages extérieurs s’offrent ainsi en permanence à la vue des salariés. Détail qui ne gâche rien : une pinacothèque fournit les établissements et les filiales d’Olivetti en peintures, gravures et autres dessins de façon à faire pénétrer l’art dans le monde du travail.
 
L’image de l’entreprise et la mise au point des stratégies publicitaires sont confiées à des équipes d’artistes et d’écrivains. A. Olivetti suit personnellement ce dossier, auquel il est particulièrement attaché. Principal résultat d’un tel investissement : des produits Olivetti sont présents dans les musées, notamment au Metropolitan Museum of Modern Art de New York. Plusieurs remportent des prix de dessin. Les bâtiments n’échappent pas à la règle puisque leurs concepteurs gagnent eux aussi de prestigieux prix d’architecture. Lorsqu'il reçoit le prix Kaufmann du Design, Thomas J. Watson Jr., Président d'IBM, dit combien il doit personnellement à ce souci esthétique qu’A. Olivetti lui a fait partager (1). " C’est un prix, déclare-t-il que je reçois pour le compte d’un autre, pour un homme qui nous a appris à aimer le beau dans l’industrie, pour le compte d’Adriano Olivetti " (2).
 

Comunità
Comunità
3.3 Un souci culturel

Pour A. Olivetti, la culture n’est pas un mot abstrait. Près de 90 000 ouvrages sont mis à la disposition de ses travailleurs dans une bibliothèque centrale et dans celles des usines. Un centre culturel invite des hommes de science, des économistes, des politiciens, des philosophes, des artistes et gens de lettre de toute nationalité. Nous nous souvenons ainsi avoir rencontré Roland Barthes dans ce cadre. Le centre organise également des expositions et des concerts et il gère un cinéma d’art et d’essai.

Adriano est aussi un éditeur innovant. Sa revue Tecnica e Organizzazione publie des textes sur les sujets les plus variés : organisation, technique, architecture industrielle, formation professionnelle, questions sociales, etc. Comunità, autre revue qu’il édite, publie en 1942 un numéro qui intègre des contributions de J.K. Galbraith, Jürgen Habermas et Isaac Singer. Par ailleurs, les ouvrages des edizioni di comunità font connaître au grand public un large éventail d’auteurs étrangers (3). Dans une Italie à l’horizon intellectuel malheureusement rétréci par le fascisme, A. Olivetti brise les scellés. Il contribue activement au renouvellement des sciences politiques, sociales et économiques et il alimente, par son action d’éditeur toujours, le débat sur les questions littéraires. Lorsqu'il devient Président de l’Institut national d’urbanisme, il fait également renaître la revue Urbanistica. Grâce à A. Olivetti, les domaines les plus variés de la culture bénéficient de la sorte d’un soutien matériel précieux.
 

4. Les fondements culturels et moraux de l'action d'Adriano Olivetti

L'idéal communautaire d'Adriano Olivetti
L'idéal communautaire d'Adriano Olivetti
Comme beaucoup d’employeurs qui ont su innover en se déprenant de préoccupations étroitement économicistes, A. Olivetti a nourri sa réflexion à l’aide d’écrits, et non des moindres. Dans sa galaxie intellectuelle, de multiples noms gravitent : Aristote, Montesquieu, R. Owen, T. Jefferson, W. Rathenau, H. Kelsen, J. Schumpeter, P.J. Proudhon, G. Gurvitch, K. Mannheim, S. Weil, G. Friedmann, L. Mumford … mais l’inspiration majeure est clairement le personnalisme (D. de Rougemont, E. Mounier, J. Maritain), système de pensée qu’A. Olivetti tient pour une réaction saine à deux erreurs opposées, le totalitarisme et l’individualisme.

Le personnalisme d’A. Olivetti est fondé sur une conviction ferme. Le travail, seul, a permis de transformer le monde, affirme Adriano. Voilà pourquoi le travailleur compte autant pour l’entrepreneur italien et voilà pourquoi aussi il veut agir pour débarrasser ce dernier de toute forme d’aliénation. Le marxisme et les mouvements sociaux d’inspiration chrétienne ont tous deux dénoncé l’incapacité du libéralisme à faire advenir un ordre social juste et humain, enfin débarrassé d’un pouvoir économique incontrôlable. Le marxisme ne convainc pas A. Olivetti. L’expérience communiste a montré que, sous prétexte d’émancipation, l’Etat peut agir en sens inverse et tenter de contrôler étroitement tous les pans de la vie sociale et personnelle. Les pays démocratiques ne constituent pas pour leur part un contrepoint complètement idéal. Les attentes et les besoins du peuple sont peu et mal pris en compte par " des partis vieillis et fatigués, dont la vitalité en matière de proposition s’est de plus en plus affaiblie ", des partis " qui, d’une certaine façon, ont trahi les idéaux mêmes qui les avaient enfantés ". En proposant un tel diagnostic, A. Olivetti n’est pas éloigné des thèses de J. Maritain qui, en 1947, affirme que " l’expression de sa volonté [celle du peuple] est une mystification car ses organisateurs, ses médiateurs – les partis – ont perdu le contact avec le peuple ". Il faut revoir la manière dont agissent les partis politiques. Pour A. Olivetti, l’affaire est entendue. La politique aura recouvré sa dignité le jour où l’action de l’État ne sera plus le produit de l’action et des interactions entre partis mais l’expression directe de la société.

Quelle est la solution ? Dans ses ouvrages, A. Olivetti propose la voie communautaire. La communauté est le moyen d’enraciner le politique dans le terrain de la vie quotidienne, quel que soit le niveau (local, régional, fédéral…). En articulant étroitement les compétences fonctionnelles des uns et des autres dans un maillage territorial, la démocratie pourra voir le jour et les relations entre le centre et les périphéries prendre de nouvelles couleurs. La communauté, explique encore A. Olivetti, est un lieu de vie réelle. Elle est " l’histoire qui se fait chaque jour " au sein de " l’espace où notre vie sociale s’exprime ". Parce qu’elle est bornée dans le temps et dans l’espace, ceux qui l’administrent ne peuvent jamais perdre le contact des réalités. Ils sont plus à même, ce faisant, d’agir pour résoudre les problèmes et pour faire converger les intérêts de tous, au service d’une harmonie solidaire. La communauté doit fonder ce " monde qui naît ", qui doit naître dans l’élan d’une refondation politique grâce à laquelle les institutions gagneront une nouvelle légitimité en respectant deux axiomes élémentaires, celui de l’égalité des droits et celui de la pluralité des vocations et des talents. Dans l’ordre communautaire, poursuit A. Olivetti, la hiérarchie des compétences est fondée sur " le principe éternel de l’égalité fondamentale des hommes ". En assurant par ailleurs l’épanouissement des vocations de chacun, il sera aisé de donner le jour à une " méritocratie " équitable.

Pour parvenir à ses fins, comme Montesquieu, Olivetti en appelle à l’équilibre des pouvoirs. Le travail, la culture et la démocratie politique sont, à ses yeux, les trois piliers qu’il convient d’équilibrer pour garantir les libertés. Aux syndicats de défendre la justice et de batailler pour l’équité, aux forces culturelles le soin d’entretenir les forces créatrices et aux institutions démocratiques le soin d’affirmer sans cesse ce que la bonne politique doit être. A. Olivetti rejette vivement, par ailleurs, les oppositions surannées : liberté/autorité, travail/culture, centralisation/décentralisation, particulier/ universel, théorie/pratique…Tous ces éléments participent en fait, chacun à leur manière, à la politique d’harmonie qu’il s’agit de mettre en oeuvre. A. Olivetti l’affirme en des termes parfois un peu abstraits et ésotériques il est vrai. La souveraineté est " matrice de civilisation ", il faut associer des forces qui transforment et des forces qui stabilisent, etc. Pourtant, l’entrepreneur italien manifeste en permanence la volonté de ne pas verser dans l’utopie. Il veut éviter le " faux réalisme " tout en maintenant ferme néanmoins l’exigence d’une fondation théorique, voire même scientifique, de plans rationnels d’action et d’organisation de la vie sociale.
 

Conclusion

Carlo de Benedetti
Carlo de Benedetti
L’expérience d’Olivetti n’a pas statut d’utopie. Adriano ne l’a jamais souhaité. En empruntant au langage de Michel Foucault, nous pourrions dire qu’elle relève davantage du genre de l’hétérotopie. Olivetti était une entreprise autre, différente du type moyen qui prévalait en Italie après la Seconde Guerre mondiale. Soucieux de produire une personne intégrale, qui ne soit pas qu’un travailleur, A. Olivetti a mené, sur les traces de son père, une politique, non pas de l’intime proprement dit, mais communautaire, au sens où l’employeur italien l’entendait dans les différents ouvrages qu’il a pu rédiger à ce sujet. Innovation sociale par excellence, l’entreprise a été un levier de reconfiguration des frontières entre le travail, la culture et la politique.

L’autre originalité d’Olivetti est d’avoir su durer. En dépit de la vente en 1964 de sa division électronique, l’entreprise maintient ses performances. Dans une Italie rongée par une inflation à deux chiffres, la direction continue d’investir massivement dans la recherche, la production et la distribution de nouveaux produits. Entre 1972 et 1976, 100 milliards de lires sont ainsi dépensés à cette fin. Dans le même temps, l’entreprise continue de s’étendre à l’étranger. En 1978, Carlo de Benedetti devient premier actionnaire de l’entreprise. Il fait croître le capital social et de nouveaux produits sont mis sur le marché. Le succès est au rendez-vous. Reste que De Benedetti n’est guère intéressé par la recherche-développement. Il s’emploie rapidement à se défaire de ce secteur pourtant majeur de l’entreprise. C’est le début du déclin. Après moult réaménagements, des coupes sombres sont opérées au sein de la firme, plusieurs milliers d’employés sont licenciés, des dirigeants sont remerciés. En dépit de succès encore ponctuels, dans le domaine informatique notamment comme nous l’avons vu précédemment, la tendance ne va plus s’inverser. C’est que, à rebours de la culture initiale d’Olivetti, De Benedetti vise systématiquement le profit à court terme. Erreurs (tentative de prise de contrôle de la Société Générale de Belgique, OPA sur Telecom Italia …) et scandales (comptes déficitaires) finissent par provoquer le retrait d’Olivetti du marché financier puis sa disparition définitive en 2001.
 

Bibliographie


Présentation de l'auteur

Francesco Novara
Francesco Novara

Francesco Novara  (1923 - 2009 ) était un psychologue italien . 

Après des études de médecine, il a suivi un cours de spécialisation en psychologie à l' Université de Turin, puis a commencé à travailler comme psychologue dans les centres de médecine du travail . 

A partir de 1955, il commence sa collaboration avec le centre de psychologie Olivetti fondé par Cesare Musatti, le père de la psychologie de l'œuvre italienne, et est devenu son directeur depuis 1974 . 

Expert dans les questions de stress managérial, il a réalisé de multiples activités de conseil et d'assistance pour des entreprises et des organisations dans le domaine de l'organisation du travail. Parallèlement à son activité professionnelle, il a complété son activité académique avec des cours et des masters dans différentes universités italiennes et françaises. 

En 1998, il a reçu un diplôme honorifique en psychologie de l' Université de Bologne . 

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Notes de bas de pages

(1). Les deux hommes entretenaient des relations de confiance et de loyale émulation réciproque.
(2). Le 3 mai 1957, T.Watson rédige une lettre enthousiaste à Adriano après sa visite de l’usine de Pozzuoli. " Je suis vraiment plein d’admiration pour votre travail, y note-t-il, et pour celui de vos collaborateurs.Vous donnez l’exemple à l’industrie italienne et à celle du monde entier. Maintenant, je rentre plein d’idées en tête grâce à notre rencontre d’hier ".
(3). Parmi les auteurs traduits et publiés par les edizioni di comunità, on peut citer pèle-mêle E. Durkheim, M.Weber, G. Simmel, T. Veblen, G. Gurvitch, F. Taylor, G. Friedmann, L. Mumford, E. Goffman, C. Jung, H. Arendt, J. Habermas, J. Rawls, S.Weil, E. Mounier, F. Fanon, J.K. Galbraith, J. Maritain, H. Bergson, J.-P. Sartre, S. Kierkegaard... Même non exhaustive, la liste est – on en conviendra – particulièrement impressionnante.
 


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