Le Temps des Valeurs

4.71 Quand la névrose managériale détruit les ressorts cachés de l'engagement

La manière dont les managers occupent la position d’autorité est déterminante dans la façon dont les collaborateurs peuvent s’engager pour et dans l’organisation. Lorsque le manager détourne sa fonction pour tenter de réduire inconsciemment une souffrance infantile personnelle, l’Autre se réduit à n’être plus qu’un objet de son désir. Ce type de relation rend fondamentalement incertain l’engagement des collaborateurs qui peuvent à leur tour être tentés d’utiliser l’organisation pour leur propre intérêt. Cette posture " stratégique " de calcul n’est pas la plus efficace pour générer de la performance. Certaines conduites managériales ont de curieuses ressemblances avec des formes cliniques décrites dans la clinique d’inspiration psychanalytique. C’est une grille de lecture, certes perfectible, mais utiles pour révéler leur nature psychopathologique.


Introduction

De nouvelles formes de management sont aujourd'hui en émergence dans les entreprises françaises. Elles prônent le travail de groupe, l'intelligence collective, la coopération entre les acteurs, la prise de décision au plus près de ceux qui sont dans l'action, la responsabilisation, etc... Cependant, même si elles font l'objet d'une médiatisation très élogieuse dans la presse spécialisée, elles ne concernent encore qu’un petit nombre d’organisations.

Deux études relativement récentes en témoignent :

- Celle d'Hofstede (2010), par exemple, qui indique que la distance hiérarchique entre les managers et leurs collaborateurs restent en France encore importante (Indicateur 68) et que les comportements individualistes sont encore largement valorisés.
- Celle de la Dares en 2014, montrant que de plus en plus de salariés doivent suivre des consignes strictes données par les supérieurs hiérarchiques pour faire leur travail (travail prescrit : 19,3 % en 2013 contre 18,4 % en 2005 et 17,9% en 1991).
- La 6° étude (2015) sur les conditions de travail réalisée par Eurofound indiquent que la qualité globale du management en France est inférieure à la moyenne européenne (70 contre 73) mettant en évidence, en particulier, le manque de soutien apporté aux collaborateurs (48% contre 41%) et la nécessité pour ces derniers de cacher leurs sentiments (46% contre 31%)

Tout cela montre qu'il existe aujourd'hui une véritable fracture entre les organisations qui font le pari de l’innovation managériale et les autres, encore très ancrées dans le modèle à la française caractérisé par une forte culture hiérarchique.
 
Cet encastrement culturel dans le modèle traditionnel constitue aujourd'hui de plus en plus une anomalie. Il peut s'expliquer partiellement par une autre variable identifiée par Hofstede comme étant une aversion à l'incertitude (avec un indicateur à 86 considéré comme un des plus élevée d'Europe). Cette aversion serait tellement grande qu'elle rendrait impossible la conscience d'un réel qui serait devenu comme le présente certains théoriciens de plus en plus " Volatil, Incertain, Complexe et Ambigu " (VICA).
 
On peut même légitimement se demander si cette adhésion persistante au modèle hiérarchique traditionnel ne serait pas une résistance à la hauteur du déni de cette nouvelle réalité si loin de nos représentations... En tout cas, l'angoisse que cette situation paradoxale peut générer semble évidente quand on consulte les statistiques traçant l’augmentation constante de la consommation des anti-dépresseurs et anti-anxiolytiques en France.
 
Tous ces éléments confirmeraient de plus en plus ce que nous avons appelé la névrose managériale que nous avons définie comme la difficulté pour les managers français à se dégager de raisonnements et des comportements passés qui semblent aujourd'hui peu adaptés pour évoluer dans la nouvelle réalité économique et sociale dans laquelle nous sommes inscrits. (Casalegno, 2007, 2010, 2014, 2015, 2017). 
 
De nombreux auteurs d’horizons et de disciplines diverses se sont déjà penchés sur ce sujet. Cela a donné naissance à une abondante bibliographie et filmographie. Certains auteurs se sont déjà référés à la psychanalyse (Aubert, De Gaulejac (2007), Kets de Vries (1985), Roche (2000)) et à l’anthropologie (Caillé 2007, Alter 2011) pour explorer cette question. Le projet d’article que nous envisageons s’efforcera de reprendre ces recherches pour les approfondir dans le but de :

1°) Constituer une typologie illustrée de comportements managériaux considérées comme relevant de la pathologie clinique
2°) Mettre en évidence l’impact destructeur de tels comportements sur les fondements de l’engagement. 
 
La première partie visera à préciser, voire à stabiliser, provisoirement en tout cas, le concept de névrose managériale. Car contrairement à l’idée répandue, le terme est encore l’objet de multiples controverses. Le psychiatre Karl Leonhard (2003) fait remarquer qu’il n’y a pas de corpus scientifique homogène à ce sujet tant dans son étiologie que dans sa sémiologie " polymorphe ". Cette diversité des signifiés explique que dans sa troisième édition parue en 1980, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM III) l’a purement et simplement supprimé pour répartir les affections qui lui ont été attribuées dans d'autres groupes. On retrouve la même prudence dans le " Vocabulaire de la Psychanalyse " de Laplanche et Pontalis (1967) qui déclarent que " le concept de névrose tend de nos jours à s’effacer de la nosographie ".
 
Cependant malgré cette difficulté épistémologique, ce terme présente un intérêt pragmatique pour caractériser des comportements managériaux qui paraissent anachroniques " ici et maintenant dans la relation à l’Autre " et pour les comprendre comme l’expression partielle de l’histoire psychogénétique du sujet. Le choix de ce cadre de référence se justifie aussi par plusieurs travaux qui ont été déjà menés pour explorer cette problématique (Roche, 2000, Kets de Vries, 1985).
 
La seconde partie reposera sur une approche résolument qualitative qui a été réalisée à partir de plusieurs entretiens individuels semi approfondis de salariés appartenant à deux institutions publiques et une PME. Les témoignages qu'ils nous ont confiés laissent songeur quant à la modernisation de nos modèles managériaux. Dans le premier cas, il s'agit visiblement d'un abus de pouvoir quant aux exigences exprimées par le manager envers ses collaboratrices, dans le second d'une véritable surdité managériale plaçant les collaboratrices dans une situation paradoxale non sans danger pour leur équilibre personnel et enfin dans le dernier une restructuration brutale et incohérente au niveau d’un comité de direction dans une PME.
 
Malgré leur diversité, ces 3 cas sont révélateurs des risques à occuper une position d’autorité sans conscience. Comme la souligne Philippe D’Iribarne, les collaborateurs ont vis-à-vis de leur hiérarchie des attentes qui relèvent de la logique de l’honneur (1989). C’est la condition pour qu’ils s’engagent avec loyauté dans l’action. Lorsqu'ils sont confrontés à des comportements managériaux qu’il faut bien qualifier de pathologiques, cela les conduit à remettre en question les ressorts qui inspiraient   spontanément leur engagement.
 
La troisième partie de l’article sera consacrée à l’analyse de cette rupture. Cela nous conduira à revisiter les dimensions primitives du lien managérial à partir des concepts de don et de contre don développés par l’anthropologue Marcel Mauss, repris par Norbert Alter (2009) et plus récemment Alain Caillé (2007).
 
A travers cette publication, notre propos n’est pas de proposer des solutions toutes faites, orthopédiques ou moralisatrices, mais de rendre plus visibles et lisibles des comportements managériaux qui constituent encore trop souvent la banalité des relations de travail au quotidien dans certaines entreprises.  Les mettre en évidence est une œuvre utile car ils sont à la fois générateurs de souffrance pour ceux qui les subissent et destructeurs d’engagement à un moment où les organisations en ont plus que jamais  besoin. 
 

1. Retour sur le concept de névrose managériale

L’idée de faire appel à un terme issu de la psychopathologie pour décrire des comportements professionnels produits par des acteurs occupant une position d’autorité dans des entreprises nécessite de préciser de quoi nous parlons quand nous utilisons le terme de " névrose managériale ". Dans cet article nous tenterons d’aller un peu loin que les premières explorations que nous avons déjà réalisé à ce sujet.

1.1 Dynamique de l’appareil psychique

Le terme de " névrose " est tellement employé à tort et à travers qu’il est difficile de discerner ce qu’il recouvre exactement (Sala, 2008 :13). Il mérite que nous en fassions une exégèse.

On attribue au médecin britannique William Cullen son invention (1777) qui considérait que tous les troubles mentaux étaient causés par " une altération du système nerveux ". Son point de vue était très influencé par les théories du physicalisme pour qui tous les processus psychiques sont réductibles à des activités neurobiologiques.
 
Pinel (1745 – 1826) fera plus que traduire les travaux de Cullen en français. Lorsqu'il prend la direction de l’hôpital de Bicêtre en 1793, il distingue deux types de " folies " : celle qui est liée à des troubles neurologiques et celles qui est causée par des " troubles moraux ". Cela va donner naissance à une définition très large des névroses qui rassemblera dans un modèle unique des affections aussi diverses que des maladies neurologies organiques, des affections comateuses, hypocondriaques, mélancoliques, hystérie et somnambulisme…
 
Charcot (1825 – 1893) apportera une contribution décisive dans " l’histoire des maladies nerveuses " ; en particulier dans l’approche de l’hystérie dont la cause serait avant tout lié à des représentations imaginaires inconscientes. C’est lui qui mettra fin à l’ambiguïté de son étiologie en démontrant que cette maladie apparemment somatique a des origines psychologiques. C’est aussi lui qui utilisera, le premier, l’hypnose pour accéder aux traumatismes réels ou imaginaires qui produisent les symptômes hystériques.
 
Freud (1856 – 1939) passe son diplôme de docteur en médecine en Mars 1881. Bénéficiant d’une bourse d’étude, il part en France pour suivre à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, les cours du professeur Jean-Martin Charcot. C’est à son contact qu’il se forge l’idée que les manifestations physiques de l’hystérie ont avant tout une origine psychique. Charcot lui avait confié une étude comparative sur les paralysies motrices d’origine traumatique et les paralysies hystériques d’origine non traumatique. Il conclua clairement ce travail en affirmant que " l’hystérie se comporte dans ses paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie n’existait pas, comme si elle n’en n’avait nul connaissance " (Freud, 1893). Avec Ce maître, Il découvre aussi les pouvoirs insoupçonnés de l’hypnose. Mais les résultats de cette pratique sont encore incertains car elle repose beaucoup sur des injonctions autoritaires qui relèvent plus de la suggestion que de la prise de conscience.
 
A partir de 1889, il collabore avec Josef Breuer (1842 – 1925) qui avait fait évoluer les méthodes de Charcot en faisant revivre aux patients sous hypnose des situations passées douloureuses. C’est le début de la psychothérapie cathartique qui passe par la parole et l’expression des émotions. En 1895, il publie avec lui un livre intitulé : Études sur l’hystérie. Ce livre a été écrit à partir du traitement d’un cas qui avait fort absorbé Breuer  : le cas d’Anna O. Cette jeune fille souffrait depuis maintenant plus de deux ans d’un grand nombre de troubles : paralysies, contractures et insensibilités avec de graves troubles de la vue et du langage, se trouvant en outre régulièrement dans l’incapacité de boire et de manger. En plus elle avait oublié sa langue maternelle, elle ne pouvait s’exprimer qu’en langue anglaise. En rencontrant régulièrement cette jeune fille, Breuer découvra peu à peu qu’il y avait une amélioration significative de sa pathologie chaque fois que celle-ci pouvait raconter les événements qui avaient eu lieu lors de l’apparition du symptôme. 
 
Le récit que lui fit Breuer de cette cure impressionna beaucoup Freud qui reconnut à travers cette description des éléments importants que lui-même rencontraient dans sa pratique. C’est à partir de cette confrontation avec Breuer qu’il formula les 3 hypothèses fondamentales de ce qui devait devenir plus tard la psychanalyse :
L’hystérie est la conséquence d’une perturbation de la fonction sexuelles chez les névrosés. La méthode de la libre association peut permettrede retrouver les situations problématiques à l’origine du trouble. L’analyse des rêves constitue une seconde voie d’accès. C’est en remontant les chaînes mentales associatives qu’il est possible pour le sujet de retrouver les causes cachées de sa pathologie. Il existe dans toute relation asymétrique de type relation soignant – soigné un transfert d’affects sur la personne du soignant qui correspondent " à une répétition de prototypes infantiles " (Laplanche & Pontalis, 1967).
 
C’est en partant ce triangle " sexuel, libre association, transfert " que Freud en arrive à définir " la névrose comme une affection psychogène où les symptômes sont l’expression d’un conflit psychique trouvant ses racines dans l’histoire infantile du sujet et constituant des compromis (inconfortables) entre le désir et les défenses ".
 
A partir de 1920, Freud propose une deuxième topique de l’appareil psychique qui permettra de faciliter la compréhension du processus. Les pulsions du ça en rencontrant le Surmoi vont subir une sélection. Certaines d’entre elles ne pourront pas être supportées par le Surmoi et ou conscientiser par le Moi : elles devront, alors, être refoulées.
 
Le refoulement va s’opérer à deux niveaux : au niveau des représentations qui ne parviendront pas à la conscience et au niveau des affects qui y sont associées. La seule issue sera alors le symptôme. Pour la structure hystérique, c’est la voie somatique qui sera utilisée pour s’exprimer tandis que pour la structure obsessionnelle, les représentations et les affects seront cette fois dissociés et se déplaceront sur une autre représentation. Cette nouvelle façon de nommer les choses ne remet pas en cause le constat précédent : La névrose est bien toujours le résultat d’une conflictualité entre un désir et des instances répressives mais la description est plus subtile.
 
C’est également à cette époque, que Freud prend définitivement partie sur la névrose en affirmant que " c’est la réalité psychique qui joue un rôle déterminant ". La pulsion n’est jamais séparée d’un imaginaire. Elle est toujours accrochée à un fantasme " qui permet au sujet l’accomplissement d’un désir que le monde extérieur interdirait de réaliser ". Il pose également l’hypothèse que même le récit vécu d’un traumatisme réel doit être traité avec prudence, voir décodé car la narration n’est pas exempte de fiction. La réalité des faits est donc  toujours inséparable d’un imaginaire que l’analyste devra prendre en compte dans l’écoute de l’analysant. C’est probablement cette hypothèse qui inspirera le ternaire des trois registres " Réel, Imaginaire, Symbolique " développés plus tard par Lacan.
 

1.2 L’incertaine maturation du psychisme humain 

La théorie des instances conduit Freud à concevoir l’appareil psychique comme une constellation organisée de forces contradictoires qui vont s’organiser en structures. Dans son livre " l’interprétation des rêves ", il utilise la métaphore du cristal pour illustrer différentes structures d’organisation : " Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal. …. ". Derrière le terme de structure, il ne faut pas y voir un modèle statique stabilisé mais un espace où s’affronte des forces contradictoires qui parviennent à un compromis toujours susceptible d’être remis en cause par les aléas de la vie. Les alchimistes utilisaient l’image du mercure pour caractériser l’esprit humain et pas celle du plomb…
 
Bergeret (1975 : 134) invitera les cliniciens à distinguer nettement trois types de structures : la structure névrotique ; la structure psychotique ; et les états limites. Ce qui les différencie est simple : " Dans la névrose, l’imaginaire déforme une certaine part de la réalité extérieure alors que dans la psychose en raison de l’absence de refoulement d’importants pans de la réalité restent inaccessibles … Quant aux cas intermédiaires, il s’agirait " d’états limites " qui n’ont encore opté ni vers la névrose ni vers la psychose ".
 
Ces configurations psychiques vont se construire à partir d’interactions réelles et imaginées avec les figures aimée et haies des parents.  C’est à travers le sujet accédera à la maturité ou pas... car dans cette aventure les aléas sont nombreux ; le développement se faisant par étapes successives qui constituent autant d’enveloppes collées les unes aux autres de sorte que les plus anciennes sont toujours actives dans la configuration définitive.
 
La simple observation des comportements quotidiens montrent qu’à l’intérieur des discours ordinaires apparaît parfois brusquement " l’enfant qui n’a jamais cessé d’exister à l’intérieur de chacun d’entre nous " (Denis Vasse, ?). Ce qui surprend ce n’est pas son apparition occasionnelle mais c’est quand celle - ci se répète avec insistance à propos de telle ou telle situation, de telle ou telle personne qui ne devrait pas susciter tant d’émois. Ce qui retient l’attention, c’est cet acharnement " anachronique " sur l’objet comme si le sujet était resté fixé, collé à une image réveillée par la situation ou la personne concernée. Selon Laplanche et Pontalis (1967 :161), la fixation peut " ne pas seulement portée sur un but ou un objet libidinal partiel lais sur toute la structure de l’activité caractéristique d’un stade ". C’est précisément ce phénomène qui permet sur un plan clinique de reconnaître chez le sujet un attachement à une position infantile qu’il n’a pu dépasser. Ceci indique que la position génitale dans la vie d’adulte reste précaire et que " les états primitifs peuvent toujours être réinstaurés. Le psychique primitif, est au sens plein, impérissable ". (Freud, 1915)
 
Non seulement la position génitale est précaire comme le démontre la névrose traumatique ou la névrose de transfert mais nombreux sont ceux qui n’ont pu s’y inscrire suffisamment, conservant des attachements à des positions plus primitives du fait de besoins réelles ou imaginaires non satisfaits au cours de leur développement. C’est sans doute ce qui explique que certaines parties du psychisme restent accrochés encore à des stades antérieurs. 
 

1.3 Pathologies du lien managériale et fixations pré-œdipiennes

Loïck Roche, dans son livre Psychanalyse, sexualité et Management (1995 : 49) s’est appuyé sur le modèle des cinq stades décrits dans la métapsychologie de Freud et d’Abraham pour distinguer 5 façons d’occuper la fonction de manager. C’est ainsi qu’il différencie : le manager oral, anal, phallique, en latence et génital.
 
L’exercice de l’autorité dans une organisation demande une certaine maturité. Elle est associée selon les psychanalystes au stade génital. Celui-ci se caractérise par la capacité des acteurs à tisser des relations d’’altérité où l’autre " n’est plus traité comme un objet " (Roche, 1005 : 255). C’est un sujet autonome avec lequel on établit des relations de respect et de collaboration qui ne sont plus disqualifiées par des projections imaginaires inconscientes. Dans une relation mature, les points de vue de chacun sont pris en compte même s’ils sont divergents. Personne n’envisage de dominer l’autre. Chacun a conscience de ces limites et n’éprouve pas le besoin d’exercer une toute puissance.
 
Otto Kernberg (1996 : 91) résume clairement les caractéristiques de ce profil chez les managers en considérant qu’ils sont capables de faire preuve " d’une haute intelligence, d’une personnalité honnête et imperméable au processus politique, qu’ils ont une capacité à créer et maintenir des relations d’objet en profondeur, un narcissisme sain et une attitude paranoïde saine, légitimement anticipatrice en opposition avec la naïveté ".
 
Cependant il faut bien admettre que dans les organisations n’y a pas toujours de lien entre les responsabilités managériales et le niveau de maturité des personnes. Selon Laurent Schmitt, c’est parfois " le bal des Egos " (2014), où se manifestent des conduites pathologiques qui relèvent de fixation aux stades préœdipiens.
 
Il est assez facile de reconnaître la pathologie du manager oral. Elle se caractérise par une quête permanente du regard des autres. Il a besoin pour préserver l’estime de lui-même de la reconnaissance de ceux qui l’entourent. C’est pour cette raison qu’il consacre beaucoup d’énergie à séduire. Il faut mettre en relation cette attitude avec la constitution du narcissisme primaire lors des premiers mois de la vie du sujet où il est l’objet de toutes les idéalisations de ses parents projetant sur lui toutes les perfections dont ils ont rêvé à son égard. Durant cette période, le Moi est alors en permanence confronté à un idéal auquel il s’identifie. En se confondant avec cette image idéale, il fait l’expérience d’une réelle toute puissance. 

Cependant cette quête narcissique permanente le rend très dépendant d’autrui. C’est ce qui pourrait expliquer le fait qu’il puisse se laisser influencer par le dernier " beau parleur " qu’il a rencontré.
Très susceptible, il a du mal à accepter la divergence de point de vue qu’il perçoit trop souvent comme une remise en cause de sa personne. C’est ce qui explique aussi pourquoi il redoute tant les conflits auxquels il réagit avec violence pour les expédier au plus vite.  Le manager oral a besoin par-dessus tout d’être admiré et suivi sans contestation ; ce qui peut lui donner un aspect souvent tyrannique. Dans sa description, reprise ici, rapidement l’auteur fait le lien entre la position orale et la faille narcissique.
 
Pour comprendre " le manager anal " il faut revenir au stade du même nom. Vers la deuxième année, l’enfant est invité par ses parents à contrôler la défécation. C’est le moment où il apprend à expulser de son corps des matières et aussi à les contrôler, les maîtriser et les évacuer. A travers cet apprentissage, il s’agit pour lui d’acquérir la capacité à être propre par lui-même. Avec la marche, il commence à se séparer de la mère et à se différencier. Parfois même, il dit Non ! Il s’oppose. Il peut même prendre du plaisir à faire souffrir. C’est une période où les pulsions sadiques sont encore peu sublimées.
Adulte, le manager anal aimera contrôler, classer, ranger, en d’autres termes gérer. La symbolique des fèces renvoie à l’argent. Le " Cost-Killing " est pour lui une activité jouissive car elle combine sa compulsion à maîtriser et son plaisir à détruire ce qui n’a pas de valeur. Pour y parvenir, il met sa sensibilité à l’écart ; c’est ce qui fait qu’il établit des relations peu chaleureuses avec ses collaborateurs qui sont dans ce registre confrontés à des pratiques de gestion " panoptique ". Le manager surveillant à tout moment par des procédures souvent persécutrices l’activité de ses collaborateurs.
 
Au stade " phallique ", l’enfant va entrer en compétition avec le père pour garder l’exclusivité de l’amour maternelle. Il ressent qu’il en a les moyens car il a été, pour un temps, celui qui a comblé le désir de la mère, " son manque fondamental ", représenté symboliquement selon Freud par le " Phallus ". Dans cette situation fantasmée c’est comme s’il faisait l’expérience de sa toute-puissance car il a l’illusion que personne ne le limite. Il est, alors persuadé qu’il est capable d’affronter tous les défis. 
L’Autre, quel qu’il soit qu’il soit est perçu comme un concurrent avec lequel il est en compétition. Pour se maintenir au pouvoir, il n’hésite pas à devenir " parricide " et à éliminer tous ceux qui pourraient être susceptibles, du moins dans son fantasme de constituer un rival.  Face à lui, les collaborateurs se sentent en permanence dévalorisés, disqualifiés.
 
Le manager " latent " est désigné comme l’aristocrate par Loïck Roche parce qu’il fait preuve d’un certain détachement dans le lien managérial. Il recherche à établir des relations contractuelles avec les salariés. Il s’efforce de mettre à distance la subjectivité non en la refoulant comme le ferait le manager anal mais en l’objectivant avec des faits. Le point fort du manager latent est sa capacité à prendre de la distance et à fonder sa pratique sur la Vertu pour gouverner.
 
L’enfant se dégage de l’œdipe et accède au stade génital quand il a compris et accepté qu’il y avait un tiers qui avait beaucoup d’importance pour la mère. La perte imaginaire de sa toute-puissance est vécue comme une forme de castration symbolique qui le conduit à accepter le réel tout en s’identifiant au père et en prenant une distance avec la mère qui lui a demandé beaucoup (aux divers stades) contre peu en échange. C’est le dépassement réussi de cette étape œdipienne qui fera de lui une personne capable d’occuper le pouvoir au service du bien commun plutôt qu’exclusivement au service de lui-même.
 
Cette théorie est évidemment très séduisante mais elle a cependant ses limites sur le plan clinique car rares sont ceux dont le développement s’est opéré sans détours et retours. De plus, dans la société hypermoderne, les structures familiales et les rôles sociaux se sont transformés. Ehrenberg, (2010 : 226 – 227) parle de " désinstitutionnalisation de la famille ", de " déclin de l’image du père ", " d’envahissement de la figure maternelle ". Les sociologues d’inspiration comme Christopher Lasch (2008) ou De Gaulejac (1991) laissent entendre que le complexe Œdipe a laissé sa place à Narcisse. Autrement dit que nous serions confrontés à une société en situation de régression généralisée. C’est peut-être ce qui explique " qu’en fait, l’adulte est rarement une personne mature. … C’est une personne qui joue le rôle d’un adulte et plus il joue le rôle, plus immature il est " (Rogers, 1968 :  28). 

Typologie des psychopathologies managériales selon Loïck Roche (Tableau 1)


1.4 Typologies des traits de caractères névrotiques 

Freud a pu montrer également qu’il existerait des liens entre les stades de développement évoqués plus haut et des traits de caractères. C’est ainsi, par exemple, qu’il établit un lien entre les activités pulsionnelles du stade oral et les comportements hystériques ; entre celles du stade anal et les comportements obsessionnels, etc.…
Laplanche et Pontalis (1967 : 276) précisent bien qu’il est difficile de distinguer ce qui relève de la structure de la personnalité des évolutions de la libido dans les stades. C’est une notion polysémique qui est employée " de façon peu rigoureuse pour qualifier tout tableau névrotique qui, au premier examen, ne relève pas de symptômes, mais seulement des modes de comportements entraînant des difficultés occasionnelles ou constantes dans les relations avec l’entourage ".
La distinction entre trait de caractères névrotiques ou névroses de caractères seraient liées selon Alby (201 : 32) " au degré d’altération de la structure du Moi ". Le caractère peut être considéré " comme névrotique  en fonction de sa variation pathologique vis-à-vis du normal ". 
 
Reich (2006) estimait qu’il fallait prendre très au sérieux les traits de caractère de l’analysant parce qu’ils ont une fonction défensive. Ils visent à protéger le Moi en le clivant de sa structure infantile archaïque. Ce sont des " formations réactionnelles qui traduisent l’effort du Moi pour trouver un compromis plus ou moins satisfaisant entre les exigences pulsionnelles et les exigences du monde extérieur ". Tant que " la cuirasse caractérielle " qui s’est inscrite dans le corps n’a pas été mis en évidence, il serait difficile selon Reich d’accéder véritablement à l’inconscient. C’est pourquoi, il proposait à ses patients de travailler d’abord cette dimension à l’aide de techniques corporelles pour dépasser cet obstacle.
 
Ce qu’on peut retenir c’est que les configurations caractérielles sont le résultat de combinaisons entre des fixations à tel ou tel stade des pulsions originelles (ou libido), des processus de refoulement des énergies pulsionnelles (grâce à la sublimation) et des défenses (formations réactionnelles) qui ont été mis en place par le sujet. C’est en fonction de leurs plus ou moins grandes réussites que ces combinaisons compromettront ou pas la relation d’objet. Lorsque celle-ci est en écart par rapport à la norme, on parlera alors de caractères névrotiques ou de névroses de caractère.
Une autre façon de nuancer le propos est de faire appel au concept de " Personnalité " dont l’étymologie signifie " masque " ; ce qui est assez cohérente avec la fonction défensive du caractère. C’est ce choix qu’ont fait François Lelord et Christophe André dans leur ouvrage " Comment gérer les personnalités difficiles " (2000), tout en s’inspirant largement de la typologie psychanalytique.

Si ces concepts ne sont pas totalement stabilisés, l’expérience clinique a montré qu’ils étaient d’une aide réelle pour mieux comprendre les analysants.
 
Kets de Vries est docteur en économie de l’Université d’Amsterdam et a poursuivi sa formation à Harvard au cours de laquelle il va rencontrer Abraham Zalesnik intervenant sur un séminaire intitulé : " Psychologie psychanalytique et théorie de gestion ". Cette rencontre sera déterminante pour la suite de sa carrière puisqu'après une formation de 4 ans à l’Institut de Canadien de Psychanalyse, il deviendra lui-même psychanalyste et s’appuiera sur ce cadre pour intervenir dans de nombreuses entreprises et publier de nombreux ouvrages. Dans le livre L’entreprise névrosée (1985), il propose une grille de lecture des comportements managériaux et organisationnels directement inspirée de la caractérologie clinique psychanalytique.
 
Nous avons repris sa typologie en la comparant à celle de Loïck Roche présentée ci avant et à celle François Lelord et Christophe André (2000).  En les croisant, nous avons retenu 5 types communs auxquels nous rajoutons la catégorie du pervers narcissique présenté par Alberto Eiguier (2003). Ceci constituera notre référentiel d’analyse clinique : 
 

Comparaison des typologies psycho-pathologiques selon Loïck Roche, Kets de Vries, Lelord et André (Tableau 2)
 



Typologies des caractères ou personnalités névrotiques selon Kets de Vries et Eiguier (Tableau 3)
 

2. Clinique du Management :

Cas 1 : Quand mettre sous pression les salarié(e)s est une source de jouissance…

La vocation de cette institution relève de la protection sociale. Elle est située dans une ville durement touchée par la désindustrialisation, le chômage et l’immigration.  Les situations sociales des populations qui bénéficient de ses services sont souvent très complexes. Chaque cas demande du temps et nécessite une relation personnalisée. Jusqu'à présent cela était relativement possible de satisfaire les clients car le personnel d’accueil pouvait consacrer des rendez-vous pouvant aller jusqu'à trente minutes maximums si nécessaire. Cette particularité du public a un impact sur les performances de l’établissement qui selon la nouvelle directrice serait parmi les moins bien classés du territoire.
 
Dès son arrivée, elle a pris un certain nombre de mesures, de façon unilatérale, pour augmenter la productivité. Cela se traduit par des rendez-vous au téléphone strictement limités à 3 minutes et des entretiens en face à face à 15 minutes. Ce qui est très mal vécu par le personnel qui ne peut pas traiter correctement les dossiers, obligeant les bénéficiaires à revenir plus souvent car cela retarde les versements des aides auxquels ils ont droit. Comme le service n’est pas satisfaisant, les usagers sont eux-mêmes souvent en colère devant les complications générées par le travail nécessairement bâclé. Pour augmenter la cadence de traitement, la directrice à " ouvert des lignes " sans prendre en compte le nombre de personnes disponibles pour les recevoir. Concrètement cela signifie que chaque jour, il y a un risque de déséquilibre entre le nombre d’usagers qui ont pris des rendez-vous par internet et le nombre de salariées disponibles pour traiter les demandes. Ces problèmes sont accentués plus récemment par d’autres mesures gestionnaires visant à ne plus remplacer les départs à la retraite, ce qui fait que l’équipe d’accueil est passée de 7 à 3 personnes. Résultat : des files d’attentes pouvant aller jusqu'à 2h en position debout, des incivilités en découlant et une pression psychologique supplémentaire pour les agents.

​Les motifs qui selon la direction expliqueraient ces mesures draconiennes seraient liées au blocage du budget par le niveau national du fait du mauvais classement. " Les meilleurs auraient droit a plus de ressources et les derniers a moins, alors que c'est justement la raison pour laquelle le site est moins bon, il manque de ressources c'est un cercle vicieux ! ".

Cette situation crée une tension intolérable, les salariées sont prises entre le marteau et l’enclume. D'un côté, les usagers désorientés de plus en plus agressifs et d’un autre une pression managériale de plus en plus forte suscitée par une nouvelle direction animée d’une exigence qui dépasse les possibilités réelles des acteurs. Plusieurs agents sont confrontés à un risque d’épuisement professionnel si ce n’est pas de la dépression. Ce qui se traduit par un absentéisme qui augmente encore plus la pression sur les " survivantes ". Les salariées ont sollicité l’appui des représentants syndicaux pour faire une médiation. La réponse de la nouvelle directrice a été très directe en disant que " celles qui ne sont pas contentes, n’ont qu’à partir ! Qu'elles ont déjà un travail et qu’elles n'ont donc pas à se plaindre " et que l’ensemble de " l’établissement était déjà largement en dessous des standards de performance demandés par le national ". Cette posture est d’autant plus inquiétante que les salariées ont appris que l’établissement déménagerait prochainement. On comprend leur inquiétude, leur désarroi pour ne pas dire leur désespérance puisqu'ils sont aujourd'hui 800 salarié(e)s et que les nouveaux bâtiments ne pourront en accueillir que 500.
 
Quelques jours après l’entretien, la nouvelle directrice loin de prendre en compte les demandes des représentants syndicaux a décidé purement et simplement de supprimer les entretiens de face à face qui se déroulaient généralement dans un bureau isolé. Pour gagner du temps et éviter " les bavardages inutiles ", les salariées étant " soupçonnées de faire trop de social ", les problèmes seront désormais traités au guichet.
 
Maladresse ultime, elle  a organisé une journée de séminaire  pour  tenter de faire comprendre au personnel que, malgré leurs conditions travail déjà difficiles, il fallait intégrer de nouvelles tâches pour atteindre les objectifs nationaux. La journée a été plutôt tendue. Le matin,  il y a eu des groupes de travail thématiques centrés sur l’amélioration des processus animés par des managers de proximité. Le personnel avait décidé de protester en faisant silence ce qui fait que ce sont les animateurs certainement à la peine qui ont dû faire les questions et les réponses. L’après-midi a été consacrée à l’expérimentation de diverses techniques de relaxation avec un consultant extérieur, spécialiste de sophrologie. Elle fut suivie sans enthousiasme et avec une ironie non dissimulée.
 
​A l’issue de cette journée, les agents ont informé en bonne et due forme leurs intentions de faire grève. Face à cette menace, la réaction de la directrice a été assez stupéfiante : " Ce n’est vraiment pas le moment d’envisager cette action ! Nos résultats ne sont pas bons, cela ne va pas arranger nos affaires ! ". Aujourd'hui les personnels sont désespérés. En témoigne les propos de l’une d’entre elles : " L'humain n'a plus de valeur, agents comme assurés, seul l'argent est maître ! ".

Le cas est assez intéressant sur un plan clinique car il est extrême …
 

Cas 2 : Quand les petites brimades au quotidien permettent de se renarcissiser…

Nous avons rencontré une salariée d’un établissement à caractère social. Elle était en congé maladie pour cause " d’épuisement professionnel " Voici quelques scènes d’humiliation quotidiennes dont elles et ses collègues sont l’objet : 
 
Le directeur leur confie régulièrement la rédaction de courriers ou de documents professionnels qui relèvent en réalité de sa seule responsabilité puis les convoquent dans son bureau en " critiquant avec agacement chaque mot " du document présenté, les obligeant à refaire parfois plusieurs fois les tâches avant de les valider. Il lui arrive également assez fréquemment de déléguer des dossiers à ses collaboratrices pour ensuite s’attribuer la réalisation de leur travail lors des présentations qu’il est amené à produire devant son conseil d’administration. Quand parfois, il est confronté à une timide protestation, il répond avec autorité : " Faites ce que vous dis le directeur ; vous êtes là pour exécuter ! La loi, ici c’est moi ! "
 

Cas 3 : Quand la dépression fait dériver le manager …(Non accessible pour des raisons de confidentialité)

Le dirigeant est un manager charismatique autoritaire très talentueux. Son entreprise est positionnée sur un secteur en plein développement. Cependant sa situation économique est encore précaire même après de nombreuses années d’activité. Cela est essentiellement dû au principal grand donneur d’ordre qui garde l’essentiel de la valeur pour lui. Le talent du dirigeant se situe essentiellement dans le domaine commercial. C’est un séducteur né… Cette séduction ne s’exerce pas seulement sur ses clients mais aussi sur ses salariés. Elle repose sur sa capacité à faire rêver. C’est quelqu'un qui sait embarquer les autres dans une aventure. Cependant son attitude peut être parfois assez directe, voire brutale, si les résultats ne sont pas là ou si les collaborateurs ne sont pas totalement en phase avec ses propres rêves entrepreneuriaux. Cela se traduit par un turn-over élevé qui repose sur des séparations généralement menées de façon fulgurante. Celles-ci se font soit à travers des démissions données par les collaborateurs soit par rupture conventionnelle. Le problème c’est qu’elles ont lieu à tous les niveaux de l’entreprise, y compris au niveau de la direction, ce qui obligent sans cesse l’entreprise à se re construire. Récemment, c’est tout le comité de direction qui a explosé. Seuls peuvent survivre dans cet univers quelques partisans indéfectibles. On les appelle d’ailleurs " les grognards ".

Aujourd'hui le dirigeant connait une baisse de régime. Cela est dû à plusieurs choses :

 
Des difficultés de trésorerie récurrentes qui ont des conséquences très sérieuses sur les délais de paiement des rémunérations, des charges sociales et sur l’achat des équipements nécessaires aux employés pour qu’ils puissent travailler dans de bonnes conditions. Récemment, les institutions chargées du recouvrement des charges sociales ont considéré que l’entreprise était en situation de cessation de paiement et ont saisi le tribunal pour demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Résultat : les employés, qui n’avaient toujours pas reçu leurs salaires se sont mis en grève 3 jours ; ce qui n’a pas arrangé la situation de l’entreprise. Cette situation financière précaire est usante pour le dirigeant car cela fera le 3° dépôt de bilan en 40 ans que l’entreprise devra traverser. " Cette fois, je ne suis vraiment pas sûr de m’en sortir " avoue le dirigeant. Avant cette situation explosive, le dirigeant nous confiait " que tout cela faisait trop longtemps qu’il était confronté à ce type d’expérience ". Cette nouvelle épreuve l’emmenait à faire d’amers constats : " Vous vous rendez compte, j’ai créé en 40 ans plus de 3000 emplois et je dois tout reprendre car l’équipe de direction à qui j’avais confiée l’entreprise n’a pas su gérer le développement ". En deux ans, le dirigeant PDG a remplacé également deux fois le Directeur général à qui il avait confié la direction opérationnelle de l’entreprise au motif qu’il n’a plus ni la motivation ni la compétence pour le faire. Enfin la dernière réunion du conseil de direction a été particulièrement pathétique ; le dirigeant demandant à ses managers de " virer les mauvais " et que cela faisait partie des compétences qu’ils devaient avoir pour occuper ce poste.

En réalité, tout semble indiqué que le dirigeant traverse un épisode dépressif sérieux. Cela se traduit par une sorte d’acharnement à accuser ses collaborateurs d’incompétence. " C’est parce qu’ils sont incompétents, qu’on en est arrivé là ! ". " Je ne comprends, pourquoi nos concurrents s’en sortent et pas nous ! ". Cette disqualification n’est pas facile à supporter par ses managers directs…

Dans ces 3 cas, il apparaît clairement que la relation à l’Autre est perturbée. L’Autre n’est plus perçu comme un sujet indépendant mais comme le prolongement de soi. Il n’y a plus de différenciation entre les deux acteurs. L’un doit se plier à l’imaginaire de l’autre. Le collaborateur est réduit à devenir l’objet du désir du manager.  Il doit se confondre à ses exigences : " Le problème de cette relation avec l’Autre, c’est que l’Autre n’existe pas "  (Vanier, Figures de la psychanalyse, 2005/2 (no 12). 

Le premier cas met en scène une responsable qui semble relever du caractère obsessionnel. On retrouve chez elle un surmoi puissant associé à une posture anale " fécalisante " pour autrui. Cette hypothèse pourrait être confirmée par le cynisme dépourvu d’affect et le sadisme cruel, derrière lequel elle se réfugie pour maintenir le cap de son obsession : la productivité à n’importe quel prix !  On notera une certaine complémentarité entre son obsession et les injonctions de son institution. On constate également un déni totale du réel de la situation, avec une fétichisation aveuglante  des indicateurs de gestion.
 
Le deuxième cas renverrait plutôt à une problématique narcissique perverse. Les pratiques disqualifiantes imposées aux assistantes visent essentiellement à consolider sa propre estime en état de quête permanente. La perversité ici consiste à assujettir les victimes en profitant de son statut pour s’exercer son emprise sur eux ; Selon Paul-Claude Racamier (2012), " le pervers agit de façon insidieuse et ne se culpabilise pas de ses conduites car il rejette la faute sur autrui ". Il n’éprouve aucune empathie et fait comme s’il ignorait les blessures qu’il inflige sur autrui. Pire même il peut en éprouver de la jouissance.
 
Le troisième cas illustre l’épuisement narcissique d’un manager confronté à une série d’échecs qui ont fragilisé l’estime de lui-même. Son moteur, comme celui de beaucoup est celui de la reconnaissance.  Susciter l’admiration dans le regard d’autrui, apparaître comme le héros qui a plusieurs reprises a redressé l’entreprise, affronter des défis titanesques lui permettaient de faire l’expérience de sa toute-puissance et d’opérer une résilience permanente. Aujourd'hui, il est confronté au regard critique du censeur et la situation semble sérieusement compromise. C’est un choc brutal avec le réel. Le sujet chute de l’imaginaire tout puissant de la position orale. L’image idéale de lui-même à laquelle il s’était identifié dans le succès est déchirée. Ce moment est une épreuve car " La perte de l’objet s’éprouve comme perte de vie " (Vasse  : 1983 : 28). L’irruption du réel – ce qui n’est pas soi – est toujours une épreuve pour le sujet car c’est une expérience de séparation. Selon Arfouilloux (1993), cette perte de l’objet peut entraîner « une l’hémorragie narcissique qui peut conduire à la dépression » et générer une angoisse d’effondrement. 

Les névroses managériales se caractérisent par des comportements destructeurs pour les collaborateurs (Casalegno, Sheehan, 2006). Emmanuel Diet (1996 : 123) propose le terme de " thanatophore " pour qualifier ces comportements toxiques qui " ... disqualifient les sujets dans leur parole, leur désir, leur identité et leur pratique ".

Cela provoque des effets dévastateurs sur le contrat tacite qui relie les personnes à l’organisation. L’organisation n’est plus alors un espace où il possible de consolider l’estime de soi mais devient au contraire un lieu d’incertitude existentielle où chacun fait l’expérience d’une mise en danger permanente de sa propre valeur. Ce type de relation entraîne une rupture de confiance qui compromet de façon significative les fondements de l’engagement. Les salariés redeviennent alors des " mercenaires ". Et s’ils restent dans l’entreprise, c’est uniquement par opportunisme. C’est un retour à une relation strictement utilitariste.  Est-ce avec ce type d’engagement qu’il est possible de générer de la performance ? 
 

3. Archéologie du lien managérial et rupture de la réciprocité

La relation entre les individus et l’entreprise ne relève pas seulement d’une dimension strictement utilitaire comme le prétendent certains philosophes anglo-saxons comme Bentham, Mill ou plus récemment certains libéraux comme Reagan ou Thatcher qui considèrent que " les sujets humains sont régis par la logique égoïste du calcul des plaisirs et des peines ou encore par le seul intérêt " (Caillé, 1989).

Pour s’en convaincre, il faut revenir sur les travaux de l’anthropologue Marcel Mauss pour découvrir que l’Homme ne peut se contenter de n’être qu’un " homo economicus " et que le premier mode d’échange entre les êtres humains n’est pas le calcul machiavélique mais le don et le contre don. En 1925, Mauss a publié un texte révélateur des fondements du lien social. En étudiant les pratiques cérémonielles des tribus en Polynésie (cérémonie du Potlatch) et en Mélanésie (cérémonie du Kula) il démontre que ce qui permet à ces " sociétés primitives " de vivre en paix, c’est de se montrer généreux. Cela passe par une triple obligation :  donner, recevoir et rendre. Le don et le contre don est la condition pour passer de l’hostilité à la paix, de la défiance à l’alliance et enfin du mépris (Honneth, 2000, Serieyx, 1989) à la reconnaissance. Il produit du respect mutuel qui permet l’engagement.
 
Norbert Alter (2010) a repris cette théorie pour expliquer que l’échange social dans les entreprises repose sur un phénomène identique. C’est lui qui rend possible " la coopération entre firmes, entre employeurs et salariés ou entre salariés " (Alter, Revue du Mauss, 2002/ n°20). Donner génère chez autrui une dette. C’est cet endettement mutuel qui permet la collaboration durable entre les acteurs.

Si un salarié accepte de sacrifier une partie de son existence pour les intérêts d’une entreprise, s’il accepte la servitude qui lui est associée, ce n’est pas seulement pour un salaire. Si c’était sa seule motivation, il pourrait se contenter de faire acte de présence et d’accomplir sa tâche sans implication particulière. S’il s’engage avec sa subjectivité profonde pour la performance, cela ne dépend pas du seul contrat de travail mais d’un autre contrat qui présente une réelle analogie au processus de don et du contre don : le contrat narcissique.
 
Vincent de Gaulejac (1991) reprenant les travaux qu’il avait commencés avec Max Pagès (1979), démontre clairement que les ressorts de l’engagement sont en effet d’une autre nature. Ils renvoient à une quête narcissique inassouvie dont il faut chercher l’origine dans le besoin fondamental de reconnaissance (Honneth, 2013).
 
Si les individus acceptent de renoncer à leur liberté (Lordon2010) pour défendre des intérêts ou des projets qui ne sont pas les leurs, c’est aussi parce que les organisations leur procurent d’autres satisfactions tout aussi essentielles : Celles d’avoir une identité et celles de développer l’estime d’eux-mêmes.
 
 Il faut fréquenter Hegel (1806) pour comprendre que " la conscience de soi n’existe en soi et pour soi que dans la mesure où elle n’existe que pour une autre conscience de soi : c’est-à-dire qu’elle n’existe qu’en tant qu’entité reconnue ". Lacan a largement exploré cette problématique à travers le stade du miroir où il montre que " nous ne pouvons nous voir que parce que l’autre nous voit et nous parle " (Enriquez, 1997 :80). 

Le regard que l’autre porte sur nous ne permet pas seulement de se construire une image, c’est aussi l’occasion de se prouver que nous avons une valeur puisque le regard de l’autre est aussi l’expression d’un désir. L’image de soi est inséparable de l’estime de soi. Le désir de l’autre conditionne en quelque sorte la valeur que nous pouvons nous attribuer.  Le problème c’est que cette quête de reconnaissance est sans fin car le sujet a toujours besoin de nouvelles preuves : " Le désir est donc condamné à chercher indéfiniment son objet et à opérer une série de déplacements, d’un objet à l’autre, sans pouvoir un jour se fixer, car rien ne lui donnera la certitude qu’il poursuit " (Enriquez, 1991).
 
Selon Vincent de Gaulejac, l’organisation fonctionne comme un miroir qui offre aux individus une identité (une image) et des défis qui vont leur permettre de mesurer et de développer l’estime d’eux-mêmes. Elle répond donc totalement aux besoins fondamentaux évoqués plus haut dans la mesure où elle offre aux individus une identité socialement valorisée et la possibilité d’une expérience exaltante si le sujet réussit à réaliser les défis qui lui sont proposés ou imposés. Cela garantit à l’organisation " un attachement et un investissement d’autant plus forts que le sujet puise de plus grandes satisfactions (narcissiques) dans le jeu de miroir qu’elle lui renvoie ". (Enriquez, 1991 : 268).
 
En niant le contrat narcissique qui associe l’individu à l’organisation par des attitudes " thanatophoriques " le manager névrosé brise inconsciemment les sources de la performance qui relèvent du don de soi. Il est difficile de comprendre ce qui justifie cette posture assurément peu rationnelle et surtout si coûteuse en termes symboliques comme le démontre les transactionnalistes (Foucart - 2003).
 
Ce que compromet en effet la névrose managériale c’est la confiance. Celle-ci n’est jamais définitivement acquise. Elle dépend des " constants accommodements, des tolérances réciproques, des compromis et ententes tacites sans accord préalables " (Foucart, 2003 : 57) que les uns tissent avec les autres.

L’engagement, le don de soi ne peuvent se manifester si cette confiance ontologique implicite n’est pas suffisamment sécurisée. Si la Personne de l’Autre est utilisée comme un objet dans le but de résoudre ses propres souffrances infantiles, ce type d’échange devient impossible.  Or   c’est ce qui semble se rejouer dans les relations de pouvoir pathologique. C’est comme si celui qui en était le dépositaire pouvait imaginer réparer définitivement son narcissisme infantile blessé. Le pouvoir devient alors violence symbolique parce celui qui le subit n’est plus autorisé à exister en tant que sujet. Il n’est plus qu’un esclave au service des fantasmes d’un maître. Il n’y a plus de réciprocité. L’équilibre du pacte tacite est rompu. La transaction n’est plus possible car le sentiment de sécurité primitive est effacé. (Giddens, 2004). C’est évidemment une source de souffrance car la transaction est cassée. Dans ce rétrécissement de la relation, l’individu n’a pas d’autres choix que de se dégager. 
 

Conclusion

Le management n’est pas une science exacte. C’est un art incertain qui demande une grande attention pour être mis en œuvre avec pertinence. Si les méthodes comportementales ont leur intérêt pour développer les compétences opératoires des managers, elles sont loin d’être suffisantes. Car derrière elles, se dissimule toujours la question du pouvoir. Celle-ci est rarement convoquée dans les programmes de formation au management. Elle reste cependant une dimension essentielle qui se révèle la plupart du temps à travers la production de comportements qui présentent de curieuses similitudes avec les caractères ou personnalités névrotiques décrites dans la clinique psychanalytique. Malgré ses insuffisances, celle-ci permet de révéler la confusion toujours possible entre l’imaginaire aliénant et le rôle.

Quand l’imaginaire névrotique s’empare du sujet, le cycle de l’échange constitutif du lien social " Donner – Recevoir – Rendre ", découvert par Marcel Mauss est alors rendu incertain. L’insécurité fondamentale qu’il suscite compromet le cycle équilibré des relations symboliques primitives et peut-être, sur la durée, une des causes majeure du désengagement des collaborateurs. 
 

Auteur

JC Casalegno, Enseignant chercheur consultant en Management, Groupe ESC Clermont
 

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Sitographie


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