Présentation de l'auteure
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Brigitte Nivet est professeure consultante en Management et Développement des Ressources Humaines au Groupe ESC Clermont. Elle est également Responsable du Mastère Spécialisé GRH et Innovations Managériales, Docteure en Sciences de Gestion (Université d’Auvergne), membre du CRCGM (Centre de recherche clermontois en gestion et management), Clermont Université et Professeure associée au Céreq. Elle a été notamment à l’origine de la mise en place d’un dispositif d’accompagnement des PME sur le champ des Ressources Humaines intégrant un centre de validation des compétences en entreprises agrée par l’ACFCI et l’AFNOR. Elle a animé, à cette occasion, plusieurs groupes de formation certifiante destinée à la professionnalisation de consultants. Ses thèmes de recherche portent sur l’impact des dispositifs d’intervention en GRH dans les PME et sur les innovations sociales et managériales. Co-fondatrice du programme PEOPLE (Programme d’Etudes sur les Organisations Post-manageriales et la Libération des Entreprises).
L'article rédigé par Brigitte Nivet provient du livre "Le travail en mouvement Actes du colloque de Cerisy" co-dirigé par de Emilie Bourdu, Michel Lallement, Pierre Vetlz , Thierry Weil. paru le 18 Avril 2019 aux éditions Transvalor - Presses des mines
L'article rédigé par Brigitte Nivet provient du livre "Le travail en mouvement Actes du colloque de Cerisy" co-dirigé par de Emilie Bourdu, Michel Lallement, Pierre Vetlz , Thierry Weil. paru le 18 Avril 2019 aux éditions Transvalor - Presses des mines
Les managers français, qui furent des figures centrales des organisations, sont en crise. De quoi ce malaise est-il le nom ?
Les managers français, qui furent des figures centrales des organisations, sont en crise. De quoi ce malaise est-il le nom ? L’enseignement proposé dans les écoles de management répond-il à leurs attentes et à celles des entreprises ?
Martin Richer (2018)[[1]]url:#_ftn1 , dans une de ses lettres récentes, relaie le fait qu’être manager ne fait plus rêver : « le management est une fonction qui n’attire plus, à tel point que 62 % des salariés[[2]]url:#_ftn2 actuellement non-managers ne souhaiteraient pas le devenir s’ils en avaient la possibilité ».
Que se passe- t-il ? Cette fonction qui a capté des générations d’étudiants au sein de business schools de plus en plus nombreuses sur le territoire français, depuis les années 1980, n’attirerait plus ? Comment expliquer cette désaffection ?
À l’ère numérique - « ubérisation » (ou « plate-formisation »), essor du travail indépendant, du travail à la tâche, etc. - une transformation radicale du travail est à l’œuvre, bouleversant les repères traditionnels qui ont façonné les rapports productifs au cours du XXe siècle. Cette évolution des valeurs et des normes comportementales impacte en partie le rôle de manager, de même qu’elle entraîne l’apparition de nouveaux modèles managériaux porteurs de nouvelles représentations.
Nous nous appuierons sur des observations et des données issues de notre pratique, à la fois pédagogique et de recherche, au sein d’une grande école de management depuis une dizaine d’année. Désormais, nous rencontrons des managers en difficulté. Ce constat est troublant : longtemps associés à l’image d’une figure conquérante de l’organisation, les managers seraient en proie au doute et à la remise en cause. D’où provient cette nouvelle vulnérabilité ? Les managers souhaitent-ils que leur travail se borne à vérifier des indicateurs et à compléter des tableaux de bord ? N’ont-ils été formés qu’à cette pratique ? Sont-ils coincés dans des modèles managériaux qui les corsètent ? Un nouvel éthos managérial est-il pensable ?
Martin Richer (2018)[[1]]url:#_ftn1 , dans une de ses lettres récentes, relaie le fait qu’être manager ne fait plus rêver : « le management est une fonction qui n’attire plus, à tel point que 62 % des salariés[[2]]url:#_ftn2 actuellement non-managers ne souhaiteraient pas le devenir s’ils en avaient la possibilité ».
Que se passe- t-il ? Cette fonction qui a capté des générations d’étudiants au sein de business schools de plus en plus nombreuses sur le territoire français, depuis les années 1980, n’attirerait plus ? Comment expliquer cette désaffection ?
À l’ère numérique - « ubérisation » (ou « plate-formisation »), essor du travail indépendant, du travail à la tâche, etc. - une transformation radicale du travail est à l’œuvre, bouleversant les repères traditionnels qui ont façonné les rapports productifs au cours du XXe siècle. Cette évolution des valeurs et des normes comportementales impacte en partie le rôle de manager, de même qu’elle entraîne l’apparition de nouveaux modèles managériaux porteurs de nouvelles représentations.
Nous nous appuierons sur des observations et des données issues de notre pratique, à la fois pédagogique et de recherche, au sein d’une grande école de management depuis une dizaine d’année. Désormais, nous rencontrons des managers en difficulté. Ce constat est troublant : longtemps associés à l’image d’une figure conquérante de l’organisation, les managers seraient en proie au doute et à la remise en cause. D’où provient cette nouvelle vulnérabilité ? Les managers souhaitent-ils que leur travail se borne à vérifier des indicateurs et à compléter des tableaux de bord ? N’ont-ils été formés qu’à cette pratique ? Sont-ils coincés dans des modèles managériaux qui les corsètent ? Un nouvel éthos managérial est-il pensable ?
[[1]]url:#_ftnref1 Martin Richer, consultant en Responsabilité sociale des entreprises, auteur d’une newsletter de Management & RSE.
[[2]]url:#_ftnref2 Étude Opinion Way pour Le Salon du Management, novembre 2018 : étude réalisée en octobre 2018 auprès de 1006 salariés représentatifs de la population des salariés français.
Qu'est ce qu'être manager aujourd'hui ?
À lire certains auteurs, les managers français vont mal et leurs pratiques sont questionnées. Philippe Bernoux (2009) notamment évoque une crise de la pensée managériale qu’il attribue à une connaissance plus que sommaire de l’homme au travail et à un usage mal maîtrisé des outils de gestion. François Dupuy (2015) est beaucoup plus sévère en montrant que la paresse intellectuelle et le manque de référence aux sciences humaines et sociales de la part des managers les conduisent à des erreurs de raisonnement et des confusions dans leurs décisions, très préjudiciables pour les entreprises.
Au sein de notre école, nous formons des étudiants en formation initiale, pour qui le management serait une fonction cible, ce qui semble de moins en moins avéré au regard des enquêtes conduites sur leurs aspirations[[1]]url:#_ftn1 , ainsi que des étudiants en formation continue, qui sont pour la plupart des managers intermédiaires ou des techniciens ou des experts sur des fonctions support, appelés à assumer des postes de direction de service ou de centres de profit. Nous nous attacherons plus particulièrement à observer cette seconde catégorie d’apprenants[[2]]url:#_ftn2 .
Une population en questionnement
Les caractéristiques génériques de cette population sont les suivantes : majoritairement des hommes, mais depuis quatre à cinq ans, la part des femmes progresse pour atteindre 40 % de l’effectif, sur la dernière promotion. L’âge des participants se situe dans une fourchette de 30 à 55 ans, fourchette qui s’est étendue ; elle était plutôt de 35 à 45 ans auparavant. Les entreprises d’origine, qui étaient davantage des grandes entreprises ou grosses PME industrielles, il y a une dizaine d’années, se diversifient avec une présence plus forte, depuis cinq ans, des métiers du secteur social et médical et de salariés issus de petites entreprises, voire de très petites.
Trois constats principaux ressortent de notre pratique:
Les personnes en formation continue perçoivent la fonction managériale comme un moyen d’accéder à une mobilité interne, une promotion sociale au sein de leur propre organisation, ou externe, condition pour évoluer au sein d’autres organisations. Leur besoin de se professionnaliser en management est à mettre en relation avec leur désir de changer de métier et la recherche d’une promotion professionnelle ou d’une meilleure estime de soi. Le management en tant que fonction est dans ce contexte idéalisé. « J’ai choisi de suivre l’Executive Master en Management pour acquérir des bases solides en management d’entreprise, avoir une vision 360° du monde de l’entreprise et pouvoir ensuite prendre la responsabilité d’une équipe » Coralie, Acheteur, Manufacture Française des Pneumatiques Michelin, 2017. « Après 9 ans d’ancienneté dans mon entreprise, dont 7 sur des postes de management, je souhaitais asseoir et légitimer mon expérience ». Sanaa, Responsable Processus, Almerys, 2017. Leur expérience du management se limite à celle qu’ils ont parfois pratiquée de manière informelle ou, plus nettement, à celle qu’ils vivent ou ont vécu en tant que managés. Dès lors, le management de leur supérieur hiérarchique devient un curseur, un vécu subjectif qui leur sert de référence positive ou plus souvent négative dans leur propre pratique. « Il est clair que les pratiques que j’ai mises en œuvre dans le passé, je ne veux plus jamais les revivre car avec le recul, je me rends compte qu’elles ne respectaient pas les personnes, j’ai été complice de pratiques brutales… Je veux suivre cette formation pour me retrouver dans mes valeurs et aussi parce que je suis sûr que l’on peut manager autrement », Vincent, manager pendant 15 ans dans la grande distribution, 2017. Enfin, le management se résume pour eux à une recette. Leurs attentes portent sur des modes d’emploi et des boîtes à outils au service de la performance de l’entreprise. Ce qui est compréhensible : se retrouver sans recettes ou procédures est déstabilisant. La rationalité instrumentale dans laquelle s’inscrit leur quête est liée à un besoin de réassurance. Au sein de notre école, nous formons des étudiants en formation initiale, pour qui le management serait une fonction cible, ce qui semble de moins en moins avéré au regard des enquêtes conduites sur leurs aspirations[[1]]url:#_ftn1 , ainsi que des étudiants en formation continue, qui sont pour la plupart des managers intermédiaires ou des techniciens ou des experts sur des fonctions support, appelés à assumer des postes de direction de service ou de centres de profit. Nous nous attacherons plus particulièrement à observer cette seconde catégorie d’apprenants[[2]]url:#_ftn2 .
Une population en questionnement
Les caractéristiques génériques de cette population sont les suivantes : majoritairement des hommes, mais depuis quatre à cinq ans, la part des femmes progresse pour atteindre 40 % de l’effectif, sur la dernière promotion. L’âge des participants se situe dans une fourchette de 30 à 55 ans, fourchette qui s’est étendue ; elle était plutôt de 35 à 45 ans auparavant. Les entreprises d’origine, qui étaient davantage des grandes entreprises ou grosses PME industrielles, il y a une dizaine d’années, se diversifient avec une présence plus forte, depuis cinq ans, des métiers du secteur social et médical et de salariés issus de petites entreprises, voire de très petites.
Trois constats principaux ressortent de notre pratique:
D’autres données, issues cette fois-ci de notre programme de recherche PEOPLE[[3]]url:#_ftn3 et d’enquêtes conduites auprès d’entreprises en cours de transformation managériale, renforcent ce diagnostic d’une population de managers en questionnement voire en remise en cause profonde.
« Au quotidien la réalité du monde du travail, c’est la vitesse, la course au profit, la rentabilité, les burn-out, les arrêts maladie, la perte de repère, le manque d’envie. Tout cela nous donne l’impression de subir les choses. En tant que femme, manager, je ne supporte plus. Que puis-je faire ? » Marie-Laure, Responsable Grands Comptes au sein d’une entreprise textile, 2018.
« Je me rendais compte que je m’épuisais. Je m’épuisais surtout moralement parce que bon… il y avait au niveau des directions …cela ne suivait pas ; je voulais mettre en place des choses, je voulais amener des choses et la direction partait sur un autre créneau qui me plaisait pas… Et donc j’ai commencé à chercher ailleurs… » Jean-François, administrateur de réseau dans une PME, 2016.
« J’ai eu des chefs très bons techniquement et… qui n’étaient pas des supers managers, qui ne vous faisaient pas venir avec la banane le matin. Et puis d’autres chefs qui étaient des bêtes en management, vous étiez prêt à vous tuer pour le chef, mais qui n’étaient pas très bon techniquement. Bon, j’ai connu un petit peu tout ça… Des fois, c’est aussi sympa d’avoir un chef qui est bon techniquement parce que vous pouvez vous appuyer sur son expérience sur son background. Euh…Des fois c’est compliqué parce que même s’il est bon techniquement, il a du mal à vous dynamiser à vous épauler au quotidien dans le travail, donc du coup les mois passant… C’est un peu plus fatigant quoi… Moi aussi du coup je suis manager là, c’est compliqué, c’est un boulot compliqué… Faut faire avec des ressentis, les aléas, les frustrations de chacun… », Gérard, chef de projet dans une PME, 2016.
Une population devenue hétérogène
De nombreux témoignages illustrent ainsi les tensions ressenties par les managers dans leur vécu professionnel. Une clé d’interprétation de cette vulnérabilité pourrait prendre appui sur le concept d’habitus de Bourdieu (1972). En effet, le changement sociologique dans la composition du groupe professionnel « managers » pourrait être à la source des dissonances cognitives et du malaise observés. Au tout début de la grande entreprise industrielle, les fonctions managériales ont été occupées par des personnes issues des classes dirigeantes, appartenant à la grande bourgeoisie des affaires, possédant le même capital culturel et ayant intégré les codes de ces classes[[4]]url:#_ftn4 . Aujourd’hui, ce n’est plus le cas ; les personnes suivant des cursus dans le cadre de la formation continue, possèdent des caractéristiques sociales très variées, ces groupes n’apparaissent plus comme des ensembles homogènes, mais plutôt comme des ensembles flous (Boltanski, 1982). Presque tout les distingue : diplômes, origine sociale, revenus, activités et trajectoire professionnelle, genre de vie… et pourtant le groupe existe et se reconnaît dans une aspiration commune à une fonction managériale leur assurant une évolution professionnelle.
« Au quotidien la réalité du monde du travail, c’est la vitesse, la course au profit, la rentabilité, les burn-out, les arrêts maladie, la perte de repère, le manque d’envie. Tout cela nous donne l’impression de subir les choses. En tant que femme, manager, je ne supporte plus. Que puis-je faire ? » Marie-Laure, Responsable Grands Comptes au sein d’une entreprise textile, 2018.
« Je me rendais compte que je m’épuisais. Je m’épuisais surtout moralement parce que bon… il y avait au niveau des directions …cela ne suivait pas ; je voulais mettre en place des choses, je voulais amener des choses et la direction partait sur un autre créneau qui me plaisait pas… Et donc j’ai commencé à chercher ailleurs… » Jean-François, administrateur de réseau dans une PME, 2016.
« J’ai eu des chefs très bons techniquement et… qui n’étaient pas des supers managers, qui ne vous faisaient pas venir avec la banane le matin. Et puis d’autres chefs qui étaient des bêtes en management, vous étiez prêt à vous tuer pour le chef, mais qui n’étaient pas très bon techniquement. Bon, j’ai connu un petit peu tout ça… Des fois, c’est aussi sympa d’avoir un chef qui est bon techniquement parce que vous pouvez vous appuyer sur son expérience sur son background. Euh…Des fois c’est compliqué parce que même s’il est bon techniquement, il a du mal à vous dynamiser à vous épauler au quotidien dans le travail, donc du coup les mois passant… C’est un peu plus fatigant quoi… Moi aussi du coup je suis manager là, c’est compliqué, c’est un boulot compliqué… Faut faire avec des ressentis, les aléas, les frustrations de chacun… », Gérard, chef de projet dans une PME, 2016.
Une population devenue hétérogène
De nombreux témoignages illustrent ainsi les tensions ressenties par les managers dans leur vécu professionnel. Une clé d’interprétation de cette vulnérabilité pourrait prendre appui sur le concept d’habitus de Bourdieu (1972). En effet, le changement sociologique dans la composition du groupe professionnel « managers » pourrait être à la source des dissonances cognitives et du malaise observés. Au tout début de la grande entreprise industrielle, les fonctions managériales ont été occupées par des personnes issues des classes dirigeantes, appartenant à la grande bourgeoisie des affaires, possédant le même capital culturel et ayant intégré les codes de ces classes[[4]]url:#_ftn4 . Aujourd’hui, ce n’est plus le cas ; les personnes suivant des cursus dans le cadre de la formation continue, possèdent des caractéristiques sociales très variées, ces groupes n’apparaissent plus comme des ensembles homogènes, mais plutôt comme des ensembles flous (Boltanski, 1982). Presque tout les distingue : diplômes, origine sociale, revenus, activités et trajectoire professionnelle, genre de vie… et pourtant le groupe existe et se reconnaît dans une aspiration commune à une fonction managériale leur assurant une évolution professionnelle.
[[1]]url:#_ftnref1 Le Figaro a relayé en fin d’année 2017 les derniers chiffres de l’étude BVA- Audencia et le constat est sans appel. Plus personne, ou presque, n’aspire à devenir manager !
[[2]]url:#_ftnref2 L’Executive Master en Management est un programme proposé en formation continue au Groupe ESC Clermont sur 18 mois, à raison de 4 à 5 jours par mois. Â ce jour, notre pratique nous a conduit à intervenir auprès de plus d’une dizaine de promotions, soit environ cent cinquante étudiants. Les constats sont donc tirés de notre pratique d’enseignante en management des ressources humaines. Un projet de recherche est envisagé en 2019, sur cette population, plus particulièrement sur les modalités d’évaluation auxquelles ces managers sont soumis.
[[3]]url:#_ftnref3 P.E.O.P.L.E. Programme d’Etudes sur les Organisations Post Managériales et la Libération des Entreprises, développé par une équipe de chercheurs travaillant, notamment au groupe ESC Clermont.
[[4]]url:#_ftnref4 La sélectivité sociale pratiquée également par les grandes écoles maintenait cette cohérence d’appartenance. Depuis les années 1990, les écoles se multipliant, nous avons observé une diversification sociale des recrutements, les admissions directes, dites aussi « parallèles » ou « sur titre », permettent à bon nombre de titulaires de « bac+2 » et plus d’accéder à des écoles réputées. Leur origine sociale sans présenter une très grande hétérogénéité évolue cependant avec des bacheliers issus de la moyenne voire de la petite bourgeoisie commerçante et celle exerçant des professions libérales.
Des prescriptions contradictoires
À cette population hétérogène aux attentes diverses, les écoles de management proposent trois modèles peu compatibles entre eux :
le gestionnaire scrupuleux et discipliné qui contrôle les risques de déviance en s’appuyant sur des instruments de gestion (Berry, 1982), dans la tradition de Fayol et de l’organisation scientifique du travail (planifier, diriger, organiser, contrôler) ; le leader charismatique suscitant l’engagement enthousiaste des collaborateurs (Bass, 1985) ; le coach veillant à apporter son soutien bienveillant et discret aux collaborateurs autonomes dans le cadre des nouveaux modèles d’organisation du travail : entreprise libérée (Carney & Getz, ..) ou « organisation opale » (Laloux,..) Lié à l’OST et au développement des grandes entreprises modernes, le premier modèle est visiblement en crise, confronté à l’émergence de nouvelles aspirations des salariés et à de nouvelles formes d’organisation de la production décrites dans le reste de cet ouvrage (voir Partie 2 et 3) ; il est considéré comme vecteur de souffrances chez les subordonnés comme pour le manager lui-même. Les limites de ce modèle sont très abondamment documentées tant par les sciences du travail (Clot, Thoenig et Courpasson, Desjours…) que dans les romans et le cinéma (Decréau, Saussois, Bergère dans le présent ouvrage).
Le deuxième modèle correspond à une vision héroïque, romantique, intuitive et individualiste du management (Plutarque, 120 ; Carlyle, 1840 ; Peters & Waterman, 1982), requérant plus de grâce et de prédestination que d’application des savoirs enseignés dans les écoles de management, malgré une abondante littérature destinée à donner des leçons de leadership ou des clés pour apprécier les formes de celui-ci (March & Weil, 2003). Il est cependant en phase avec les figures phares de l’économie numérique (Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Elon Musk) et de l’entrepreneurship triomphant en mode start-up.
Le deuxième modèle correspond à une vision héroïque, romantique, intuitive et individualiste du management (Plutarque, 120 ; Carlyle, 1840 ; Peters & Waterman, 1982), requérant plus de grâce et de prédestination que d’application des savoirs enseignés dans les écoles de management, malgré une abondante littérature destinée à donner des leçons de leadership ou des clés pour apprécier les formes de celui-ci (March & Weil, 2003). Il est cependant en phase avec les figures phares de l’économie numérique (Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Elon Musk) et de l’entrepreneurship triomphant en mode start-up.
Le troisième modèle voit souvent le manager comme un obstacle à l’autonomie des salariés, voire comme une charge inutile, à l’exception du leader libérateur (retour au modèle 2), qui tout en lâchant prise dans une relation qu’il veut complètement confiante, semble dans la plupart des cas conserver un rôle incontournable dans la définition de la stratégie et de la culture de l’entreprise, ou au moins dans l’animation des processus permettant l’émergence de celle-ci (« L’entreprise libérée », RIPCO, 2017). Appliquant à la lettre le principe de subsidiarité, le manager coach dans l’organisation apprenante est là pour « faire grandir » les salariés, en favorisant l’esprit d’initiative, la coopération, la libération des énergies, la prise de risque et l’innovation des membres de son équipe.
La superposition ou l’interpénétration de ces modèles mal articulés finit par engendrer une forme de désarroi, chaque manager étant obligé de « bricoler » entre ces prescriptions contradictoires dans son vécu professionnel, sans disposer des espaces de débat où il pourrait parler de ses propres difficultés. Dès lors, les managers souffrent en silence. Ils ne sont pas considérés comme des agents eux-mêmes « empêchés ». Ils ne peuvent nommer ce qui les entrave, car ils sont parties prenantes des choix des directions. Ils sont aux côtés des directions et ne peuvent se penser ailleurs, jusqu’au jour où, trop clivés, ils finissent par faire défection.
Le manager et la communauté
Ces contradictions pourraient peut-être provenir de notre difficulté à penser l’évolution de l’entreprise comme une communauté et comme un commun.
Selon Mintzberg (2008), « The idea is that organizations are communities and that is the way they have got to be run, and the kind of leadership you need is one that respects and enhances and encourages that kind of communityship. ». D’autres travaux, comme ceux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, consacrent également le regain des communs. Les conditions historiques seraient au rendez-vous selon Bessire et Mesure (2009) pour défendre une conception de l’entreprise comme communauté. Mais aussi, au plan macro-politique avec P. Rosanvallon, la proposition des communs s’adosse à la crise de la démocratie politique représentative.
Mais de quoi s’agit-il vraiment ? Les communs supposent la notion de communauté, de mise en commun. Ces nouvelles initiatives portées le plus souvent par les communautés numérique (fab labs, makerspaces, tech shops etc.) sont porteuses d’alternatives socio-productives plausibles, préconisant la libre coopération, le refus de la hiérarchie, la liberté d’échanges de l’information et des connaissances, et sont fondées sur les valeurs émancipatrices de l’autonomie et du pouvoir de faire. Elles constituent aussi des espaces d’innovation et d’expérimentation, mêlant bidouilleurs, artistes, amateurs occasionnels, praticiens éclairés, salariés, militants de la récup’, promoteurs d’une autre ESS. Dans ces « laboratoires de changement social », les « entrepreneurs du faire », nous dit M. Lallement (2015), veulent changer les pratiques productives et créer du lien social grâce au « faire ». Fondés initialement sur la gratuité, ils peuvent se déplacer vers des activités marchandes, en vendant leurs produits et techniques à de grandes entreprises. Quant à leur organisation, elle vise le plus possible l’horizontalité et la diminution des contrôles.
Mais de nombreuses questions restent en suspens : quid des règles, des normes, des institutions, de la gouvernance de ces communs ? Ces modèles sont-ils porteurs d’une nouvelle voie managériale ? Peuvent-ils être adaptés à d’autres types d’organisation productive ? Faute de pouvoir répondre à cette question, nous pouvons penser que sont en germe dans ces propositions les conditions de nouvelles formes d’actions collectives et d’entreprises comme communautés de travail.
Selon Mintzberg (2008), « The idea is that organizations are communities and that is the way they have got to be run, and the kind of leadership you need is one that respects and enhances and encourages that kind of communityship. ». D’autres travaux, comme ceux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, consacrent également le regain des communs. Les conditions historiques seraient au rendez-vous selon Bessire et Mesure (2009) pour défendre une conception de l’entreprise comme communauté. Mais aussi, au plan macro-politique avec P. Rosanvallon, la proposition des communs s’adosse à la crise de la démocratie politique représentative.
Mais de quoi s’agit-il vraiment ? Les communs supposent la notion de communauté, de mise en commun. Ces nouvelles initiatives portées le plus souvent par les communautés numérique (fab labs, makerspaces, tech shops etc.) sont porteuses d’alternatives socio-productives plausibles, préconisant la libre coopération, le refus de la hiérarchie, la liberté d’échanges de l’information et des connaissances, et sont fondées sur les valeurs émancipatrices de l’autonomie et du pouvoir de faire. Elles constituent aussi des espaces d’innovation et d’expérimentation, mêlant bidouilleurs, artistes, amateurs occasionnels, praticiens éclairés, salariés, militants de la récup’, promoteurs d’une autre ESS. Dans ces « laboratoires de changement social », les « entrepreneurs du faire », nous dit M. Lallement (2015), veulent changer les pratiques productives et créer du lien social grâce au « faire ». Fondés initialement sur la gratuité, ils peuvent se déplacer vers des activités marchandes, en vendant leurs produits et techniques à de grandes entreprises. Quant à leur organisation, elle vise le plus possible l’horizontalité et la diminution des contrôles.
Mais de nombreuses questions restent en suspens : quid des règles, des normes, des institutions, de la gouvernance de ces communs ? Ces modèles sont-ils porteurs d’une nouvelle voie managériale ? Peuvent-ils être adaptés à d’autres types d’organisation productive ? Faute de pouvoir répondre à cette question, nous pouvons penser que sont en germe dans ces propositions les conditions de nouvelles formes d’actions collectives et d’entreprises comme communautés de travail.
Résumons-nous.: De notre exploration des ressentis des managers, trois tendances semblent ressortir.
Premièrement, les managers français vont mal, mais ils n’arrivent pas à penser ce qui leur arrive, d’autant plus que le management persiste à être une étape incontournable dans leur progression de carrière. En outre, ils doivent se soumettre à de nouvelles injonctions : adhérer à de nouveaux objectifs de flexibilité et investir des ressources subjectives aux fins du travail…
Deuxièmement, l’enseignement du management dans les grandes écoles, universités et autres organismes de formation, tout en restant fidèle au culte de la performance, introduit une ambivalence en valorisant également le culte de la coopération. Cette volonté d’hybridation semble non seulement échouer pour l’heure à accompagner les managers vers la construction d’une professionnalité assumée, tournée vers davantage d’interactions avec les autres acteurs de l’entreprise, mais elle semble en outre contribuer à créer confusion et désarroi.
Troisièmement, les nouvelles formes d’emploi à l’ère numérique - affaiblissement du salariat et du lien de subordination classique, disparition de l’employeur unique, pluriactivité...- et l’apparition de modèles alternatifs d’organisation productive perçus comme plus collaboratifs et riches de sens, ravalent la fonction de manager à un choix possible parmi d’autres représentations de soi, jugées également, voire plus, enviables.
Un coup sévère semble ainsi porté au modèle dominant de l’entreprise du XXe siècle et donc à ses acteurs clés : les managers.
Deuxièmement, l’enseignement du management dans les grandes écoles, universités et autres organismes de formation, tout en restant fidèle au culte de la performance, introduit une ambivalence en valorisant également le culte de la coopération. Cette volonté d’hybridation semble non seulement échouer pour l’heure à accompagner les managers vers la construction d’une professionnalité assumée, tournée vers davantage d’interactions avec les autres acteurs de l’entreprise, mais elle semble en outre contribuer à créer confusion et désarroi.
Troisièmement, les nouvelles formes d’emploi à l’ère numérique - affaiblissement du salariat et du lien de subordination classique, disparition de l’employeur unique, pluriactivité...- et l’apparition de modèles alternatifs d’organisation productive perçus comme plus collaboratifs et riches de sens, ravalent la fonction de manager à un choix possible parmi d’autres représentations de soi, jugées également, voire plus, enviables.
Un coup sévère semble ainsi porté au modèle dominant de l’entreprise du XXe siècle et donc à ses acteurs clés : les managers.
Bibliographie
L’entreprise libérée, numéro spécial, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, 2017/56, vol XXIII.
Bass B.M., Leadership and performance beyond expectation, New York: Free Press, 1985.
Bessire D., Mesure. H., « Penser l'entreprise comme communauté : fondements, définition et implications », Management & Avenir, vol. 30, n° 10, 2009, pp. 30-50.
Bernoux P., La sociologie des entreprises, Paris, Le Seuil, 2009.
Boltanski L., Les cadres : La formation d'un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982, 526 p.
Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de « Trois études d’ethnologie kabyle », Genève, Droz, 1972.
Clot Y., Le travail à cœur : Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.
Courpasson D., Thoenig J.-C., Quand les cadres se rebellent, Paris, Vuibert, 2008.
Detchessahar M., « Santé au travail. Quand le management n'est pas le problème, mais la solution... », Revue française de gestion, vol. 214, n° 5, 2011, pp. 89-105.
Dejours C., Souffrance en France, ¨Paris, Le Seuil, 1998.
Dupuy F., Lost in Management, La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Seuil, 2011, 276 p.
Dupuy F., La Faillite de la pensée managériale. Lost in management, vol. 2, Paris, Seuil, 2016.
Flichy P., Les nouvelles frontières du travail à l’ère du numérique, Paris, Seuil. 2017.
Getz I., Carney B.M., Liberté et Cie, Paris, Fayard, 2012.
Lallement M., L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Le Seuil, 2015.
Laloux F., Reinventing Organizations : vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015.
Marsch J., Weil T., Le leadership dans les organisations, Paris, Presses des Mines, 2003.
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