Leonardo Veneziani et Antoine Legrand, cabinet AVUTANN
Bref rappel théorique
Les Group Relations utilisent des réflexions psychologiques et sociologiques typiques des dynamiques de groupe. L’idée centrale de cette approche est que les émotions conscientes et inconscientes contribuent à structurer les organisations et génèrent elles-mêmes les blocages dont les organisations sont victimes.
Le développement de cette façon de penser est associé au travail de Wilfred Bion (1961) qui a créé une théorie des mentalités de groupe. Cette théorie permet de décrire et expliquer les processus inconscients dans le fonctionnement des groupes et les dysfonctionnements qui en découlent. La réflexion contemporaine s’est élargie et repose sur une approche interdisciplinaire visant à étudier le lien entre la psyché et le social comme moyen de comprendre les dynamiques complexes (émotionnelles, relationnelles et politiques) des organisations et des institutions.
Le Tavistock Institute de Londres a été l'institution fondamentale pour le développement et la diffusion de ces théories. A cette approche participe aussi l’école de la transformation institutionnelle. La théorie et la pratique de « transformation institutionnelle » ont été lancées par le Forum international de l'innovation sociale (IFSI) à Paris. Tout en poursuivant le travail du Tavistock, cette approche a étendu le travail en allant au-delà de l'explication et de l'analyse des processus collectifs pour aborder la question socialement fondamentale de la transformation et du changement institutionnels. Depuis, cette approche s’est élargie et d’autres intervenants poursuivent la recherche sur la transformation des institutions, en Europe et dans le monde ; les auteurs du présent article participent à cette démarche.
Les diverses organisations internationales qui soutiennent les relations de groupe et la transformation des institutions partagent cette hypothèse commune : la transformation est réelle et durable lorsque nous pouvons aller au-delà des processus de pensée rationnelle. Ceci arrive quand les émotions vécues lors de nos expériences individuelles et collectives nourrissent notre réflexion. Les nombreuses interventions dans des entreprises et des institutions à travers le monde constituent la preuve de l’importance de cette approche.
Un séminaire de transformation des institutions ou de group relations
L’aventure d’un séminaire est particulière. Au lieu de travailler la transformation à l’intérieur d’une grande organisation et d’explorer les processus de transformation dans le milieu circonscrit d’une entreprise, avec ses protections habituelles (règles, hiérarchie, alliances existantes), les participants viennent de la société dans son ensemble.
A un moment donné, dans un lieu donné, à l’heure dite, des personnes de provenances différentes et de tous horizons se donnent rendez-vous et démarrent l’expérience d’une institution temporaire.
Cette institution est uniquement régie par des frontières de temps, de lieu et de tâche à accomplir, ainsi que par la différenciation des rôles des participants au séminaire (le staff qui en exerce le management et les membres qui viennent en apprentissage). De cette manière, l’institution temporaire dans son ensemble explore en un laps de temps imparti (de quelques jours à une semaine voire deux semaines) la vie d’une institution, ses blocages, ses rites, ses routines, ses tentatives de transformation et bien entendu les émotions qui sous-tendent ce travail.
A chaque séminaire on constate pour tous les participants un processus d’apprentissage et de formation qui permet de comprendre comment chacun de nous prend souvent les mêmes rôles dans les institutions qu’il fréquente : l’observateur, le leader manqué, le manager rationnel, le technicien, le rebelle, l’incompris, le follower génératif, le leader... Ainsi nous devenons tous élément de blocage, de boost ou de contention d’un processus de transformation.
Les membres s’impliquent, explorent, découvrent, perdent souvent la notion de temps en oubliant le caractère temporaire de cette institution et enfin se rendent compte que le séminaire va bientôt finir. A partir de là, les efforts pour transformer le système et discerner sur le processus deviennent plus forts et se concluent par un aboutissement de transformation et de compréhension.
Dans ce parcours, des moments de réflexion s’alternent avec des moments de vécu et d’émotions. Il s’agit de comprendre les rôles pris par chacun, la répétition de ces rôles, leurs conséquences dans l’institution temporaire et leurs origines dans l’histoire personnelle de chacun. Pour finir, les membres réfléchissent ainsi aux possibilités de transformation dans leur propre vie : au travail, comme dans tous les autres milieux fréquentés (associations, famille, ONG, etc.).
Le processus
a) Le commencement
La méthodologie rigoureuse et précise de ces séminaires est la même depuis plusieurs décennies. L’innovation réside depuis longtemps dans les focus que chaque événement apporte et dans les apprentissages successifs d’un séminaire à un autre. Ils se déroulent à travers la succession d’un certain nombre de sessions ; cette succession est ce qui permet l’apprentissage. Nous pouvons citer cinq sessions essentielles. Il peut arriver qu’il y en ait d’autres en fonction du thème spécifique du séminaire.
En premier lieu viennent les Plénières. Elles se tiennent au début et à la fin du séminaire et servent à marquer le franchissement des frontières entre l’extérieur et le séminaire, à réfléchir à ce que l’on apporte en arrivant et à ce qu’on aura trouvé et découvert en partant.
L’ambiance est en général positive jusqu'à peu près la fin de la plénière initiale, moment où les membres feront leur premier apprentissage : à l’heure précise, le staff se lève et sort de la salle ; souvent un membre est en train de parler ; alors les projections commencent...
Ensuite viennent les séances des Petits et Grands Groupes de travail. Elles se déroulent les unes à la suite des autres et en miroir. En général, pendant qu’ils vivent cette expérience, les membres définissent les Petits Groupes comme plus familiers, plus intimes, plus faciles à vivre. On s’y sent en famille, on est plus libres, et en même temps il s’y passe moins de choses, ils sont donc plus ennuyeux, moins forts. Les Grands Groupes sont souvent décrits comme plus puissants, intimidants ; ils ramènent à l’agora et à la vie sociale. Moins intimes, ils font davantage peur et on a plus de mal à y prendre la parole. Ainsi les membres sont pleinement au travail, dans l’alternance de Petits et Grands Groupes et plongent dans la réalité de cette institution temporaire en acceptant (et/ou en contestant) cet état de fait : le staff arrive à l’heure, part à l’heure, sans se soucier de partir au beau milieu d’un concept fondamental, sans aucune éducation, ne donnant jamais d’instruction, ne fixant pas le cap et donnant l’impression, dans sa grande indifférence, de ne jamais être content.
Comment vivre, si on ne peut jamais satisfaire ses propres parents ?
Suivent la Séance Institutionnelle (SI) et les Groupes d’Etude. Le séminaire est déjà engagé. La SI prend une part importante du séminaire et de notre article. Au-delà de l’apprentissage expérientiel, elle offre aussi aux membres une réflexion sur l’état du système (l’hypothèse de travail) sur laquelle nous reviendrons plus loin.
b) La partie centrale et la SI
C’est donc au beau milieu de cette succession de Petits et Grands Groupes que commence la SI, qui apporte son lot de découvertes, d’incertitudes et de confusion.
Les membres sont invités à se séparer en sous-systèmes, chacun ayant un territoire et un nom. De son côté, le staff se divise en deux : d’une part ceux qui composent le Management, de l’autre ceux qui prennent le rôle de Consultants. La tâche fondamentale de la SI est de permettre aux membres d’explorer les interactions avec le Management et les autres sous-systèmes et de profiter de l’aide des Consultants pour comprendre et discerner ce qui se passe.
Pour y arriver, les membres ont différentes ressources : d’abord un territoire, leur territoire, ce qui leur permet d’exister, de se retrouver et d’accueillir les émissaires des autres sous-systèmes ; puis un nom, censé représenter leur tâche fondamentale, et qui peut changer tout au long de la vie du sous-système ; la possibilité ensuite de profiter de l’aide des Consultants pour les aider à comprendre et interagir ; enfin, un autre territoire (généralement une salle plénière) où il est possible de se retrouver entre sous-systèmes.
Dans leurs interactions externes, les membres ont aussi la possibilité de prendre trois rôles : observateur (aller observer ce qui se passe dans les autres sous-systèmes notamment au Management) ; délégué (ceux qui ont un mandat pour interagir avec un autre sous-système, à travers une délégation précise et donc limitée) ; plénipotentiaire (ils ont carte blanche). Enfin, ils peuvent en leur nom propre décider d’intégrer le Management pendant une séance.
Il est difficile de décrire ce qui se passe, car rien ne se déroule jamais de la même façon. Etablir des généralités est en quelque sorte déjà induire. Cependant, afin que la dimension émotionnelle prenne corps, nous allons nous risquer à décrire quelques comportements observés par le passé. Aucun événement n’est pareil à un autre : les lieux, les compositions, l’originalité de chacun, l’état émotionnel, le psychisme et donc la réponse à l’état émotionnel diffèrent à chaque fois. Il nous arrive souvent de dire que chaque événement est unique ; cela est difficile à comprendre car nous sommes habitués à des systèmes d’apprentissage traditionnels. On imagine que tout est calibré, calculé, finement élaboré pour obtenir des réactions de la part des membres. L’image d’un exercice, d’un jeu de rôle, est assez forte et difficile à faire partir. L’idée que tout est déjà plié, que les marges de manœuvre de chacun sont réduites et peu nombreuses, rassure. L’autre image est souvent celle du complot, du laboratoire où le staff, dans un jeu de manipulation, observe ses membres pour en tirer des conclusions scientifiques à leur insu. En fait, la puissance de l’apprentissage expérientiel réside bien dans le fait que tout est imprévisible et qu’à chaque fois des choses nouvelles se créent. La dimension émotionnelle est si forte que les membres de staff eux-mêmes vivent à chaque fois une nouvelle expérience.
En général, mais pas toujours, le travail commence avec un peu (ou beaucoup) de confusion, puis les membres commencent à prendre leurs marques.
Souvent les sous-systèmes préfèrent rester dans leur territoire, bien définir leur tâche fondamentale et travailler sur celle-ci. Les raisons sont deux : le besoin de bien contrôler ce sur quoi on veut travailler et la protection du territoire. Dans le premier cas, la conviction est que le Management et les Consultants ne pourront pas grand-chose pour nous et que si l’on travaille bien, on finira par savoir quoi faire, mieux qu’eux ; les autres sous-systèmes étant souvent vécus comme des concurrents. D’ailleurs, la seule ressource distribuée par le Management au début de la SI est celle des territoires et cette ressource n’est pas illimitée : la concurrence est souvent rude pour avoir un thème de travail qui nous intéresse et un territoire pour y travailler. Certains groupes ont même dû fusionner, négocier les thèmes de travail, choisir… Les difficultés ou heurts de départ constituent autant de traumatismes initiaux qui rendront la vie du sous-système plus compliquée, comme une trame sous-jacente, alimentant méfiances et rivalités intestines. Puis il y a la défense du territoire par rapport aux autres, on ne sait jamais. Ainsi on sort peu. Quand les premiers commencent à proposer d’aller regarder ailleurs, les résistances peuvent être fortes. Alors on envoie timidement des observateurs… Sauf qu’un observateur, hormis revenir et reporter ce qu’il a vu, ne peut rien faire. On envoie donc des délégués : le mandat est précis et restreint, amplement et longuement négocié. Il reviendra un peu bredouille, il aura fait son travail, mais n’aura pas pu interagir beaucoup, le mandat étant limité.
Ainsi d’amples négociations se déclenchent dans le groupe, il faut peut-être penser à un plénipotentiaire, cela permettrait d’avancer… Mais cela se fait dans la méfiance des uns et des autres. Et c’est à ce moment que revient un membre du groupe qui aura voulu profiter de la chaise libre du Management et devenir Manager pendant la précédente séance : « il ne l’avait pas dit », « on ne le savait pas », « peut-on encore lui faire confiance… ? ». Après les règlements de compte, la négociation reprend et on est prêts à envoyer un plénipotentiaire. « Pourquoi pas deux, ou un délégué avec… ». Pour mieux travailler ou pour mieux contrôler ? « Et pourquoi pas un observateur aussi, lui il pourra les contrôler… ».
On est prêts à partir et voilà que la première hypothèse de travail arrive. Il faut l’écouter, la comprendre : « mais qu’est ce que c’est que ce charabia ? ».
Petit à petit, le temps passant, on se rend compte des occasions perdues : la ressource temps n’a pas été évaluée à sa juste valeur. Avec moins de paranoïa et moins de peurs, on aurait pu faire beaucoup plus de choses. Il aurait suffit d’expérimenter plus vite et plus abondamment les trois rôles, avoir plus d’émissaires et donc plus d’interactions et de découvertes. La confusion augmente au moment de l’hypothèse de travail. Certains croient avoir compris : il faut aller voir le Management pour leur présenter notre propre hypothèse de travail. A ce moment là, on revit le Management comme hyper puissant, dans une dimension de dépendance ou contre-dépendance, où le mieux à faire est de lui offrir « notre » solution, comme une offrande et en pleine rivalité avec les autres (sous-systèmes). Aller offrir aux géniteurs, dans la chambre des parents, notre contribution pour leur montrer combien nous, nous sommes gentils et bons, prêts à exaucer leurs souhaits, alors que les autres (sous-systèmes), les petits-frères et sœurs ne le sont pas. « Il faut nous préférer ! ».
La I a déjà commencé au moment où se déroule le premier Groupe d’Etude. Les membres auront commencé à vivre assez d’expériences de leurs propres rôles et répétitions pour pouvoir réfléchir à ce qui se passe. La tâche fondamentale est de comprendre les différents rôles pris dans le séminaire, les mettre en relation avec le système de représentation mentale de chacun et comprendre ce que l’on peut transformer (d’abord pendant le séminaire, ensuite dans l’institution hors-séminaire).
C’est souvent une bouffée d’oxygène. Le consultant, bien qu’arrivant et partant à l’heure, a une attitude différente, il dit bonjour, il lui arrive même de sourire, il lit la tâche fondamentale (d’ailleurs à la suite il finira par la lire tellement de fois qu’on lui proposera même de ne plus le faire, mais il le fera quand-même). Il a un niveau d’interaction plus proche de la vie de tous les jours, on aura même l’impression que lui (et lui seulement) est presque humain. Il finit souvent par devenir « mon consultant », contrairement aux autres Sphinx acariâtres.
Le travail en groupes de réflexion sur les expériences vécues est bien entendu la base de ce que le membre ramènera chez lui en termes de compréhension et d’analyse de son expérience.
Un court moment d’humanité et la SI, les Petits Groupes et Grands Groupes reprennent, hélas…
c) La SI continue
Dans les autres séances, quand le(s) consultant arrive(nt), à l’heure, il(s) ferme(nt) une porte qui était toujours ouverte. Le travail pendant la SI est à l’opposé : quand c’est l’heure, Management et Consultants ouvrent la porte de leur territoire -habituellement fermée- symbolisant que l’ouverture est totale, ainsi que l’accueil, et que tout ce qui se passe est public. Ceci est rarement saisi consciemment par les membres, qui par contre projettent un certain nombre d’images sur les deux (ne sachant souvent pas faire la différence en parlant de staff dans son ensemble).
Souvent le Management est vu comme méchant et inaccessible, cassant et omnipuissant ou bien (ou en même temps) impuissant. Leur territoire est souvent vécu comme inaccessible et lointain, dangereux, avec un cerbère sur la porte qui, avant de libérer le passage, pose des énigmes insolubles (nom, prénom, de quel territoire, dans quel rôle, etc.).
Ce lieu reçoit aussi, naturellement, la projection de la chambre des parents, là où se passent des choses mystérieuses, qui nous font peur, qui nous attirent, qu’il est inconfortable de connaître… Il arrive d’ailleurs que certains observateurs prennent ce rôle de frères et sœurs plus grands, qui vont rapporter aux plus jeunes ce qu’ils ont vu, ce qui se passe et que nombre d’eux voudraient ne pas (encore) savoir.
Les projections de type institutionnel (celle du père sur le/la manager, donc celui/celle qui différencie, qui punit, qui arbitre ou celle de la mère sur l’entreprise, institution nourricière et omnipuissante) sont habituelles et récurrentes.
Pendant que la SI se déroule, les autres types de séances continuent.
Parfois la SI devient un véritable lieu de découverte, de dialogue et d’exploration. Parfois c’est un lieu fermé où peu de choses se passent. Quelquefois les membres se retrouvent dans un grand désarroi, ne sachant pas du tout quoi faire et d’autres fois, ils décident d’explorer, de tout essayer et de cueillir les opportunités qui s’offrent à eux. Bien entendu le résultat dépend en grande partie de la capacité des membres à exprimer un ou plusieurs leaderships, à les accepter et leur permettre de s’exprimer et à la capacité du staff d’être génératif sans induction ni attentes : « no memory, no desire » (Bion, 1967).
A la fin de la SI, le travail se termine par une plénière où s’installe la réflexion sur les apprentissages, les opportunités prises ou perdues par le système dans son ensemble et individuellement, le travail des Consultants, utilisés ou non, les états de dépendance ou de contre-dépendance ayant ou pas amenés à une interdépendance. Elle est aussi particulière par son positionnement : cette plénière qui clôt la SI précède les Plénières de clôture et engage donc le processus de fermeture et de deuil que les participants, membres et staff, commencent à faire.
Les 4 dimensions du Management
La SI n’est pas uniquement un lieu d’apprentissage expérientiel : pendant tout l’événement, le travail des Consultants permet de discerner. Le Management, dans ses interactions, y contribue aussi. Enfin, le rôle du Management et de la SI est celui de construire des hypothèses de travail.
De quoi s’agit-il ? A un certain moment de la SI, le Management vit un moment d’effervescence, une certaine agitation l’habite : il s’agit d’écrire la première hypothèse de travail (leur nombre varie selon la durée de la SI, leur précision et la manière dont elles seront perçues). Ce document exprime, de manière complexe, le regard que le Management porte sur l’état du système au moment où il l’écrit et les raisons qui, à son avis, génèrent cet état.
La structure de l’hypothèse est relativement précise (bien que nullement obligatoire) : elle dit dans quel état est le système. Ceci étant étayé par un certain nombre d’évidences (les évidences venant de tous les faits qui se sont déroulés jusqu'à ce moment). L’hypothèse explique ensuite comment sont mobilisés par le système un certain nombre de dimensions conscientes et inconscientes puis explique pourquoi cela arrive. Enfin, elle se termine par les recommandations habituelles d’utiliser les consultations et de multiplier les occasions d’interactions avec tous les sous-systèmes, y compris le Management.
La singularité de ces hypothèses de travail repose sur le fait qu’elles mobilisent des dimensions précises des processus conscients et inconscients des organisations. Elles méritent d’être présentées.
Les dynamiques qui sont à l’œuvre dans une organisation peuvent se comprendre à travers quatre dimensions : politique, psychique, spirituelle et libidinale. Les trois premières ont été habituellement travaillées, sont amplement connues dans ce travail et nous viennent de la tradition du Tavistock Institute. La quatrième est rapidement présentée pour la première fois dans cet article et mérite un peu plus d’explications (elle fera par la suite l’objet d’une publication dédiée).
La première d’entre elles est la dimension politique. Elle est fortement liée à notre rapport au pouvoir : rapports de force, luttes pour le pouvoir, recherche du contrôle de l’information, jeux d’alliances et de ruptures de celles-ci, zones d’action, etc. La sociologie des organisations a aussi largement travaillé ce sujet. Elle est en général usuellement vécue et identifiée dans les organisations.
Le deuxième axe de lecture est la dimension psychique qui s’intéresse aux représentations mentales que nous portons vis-à-vis des organisations. Il s’agit là par exemple de la dépendance (à l’égard d’un leader, d’un comité, d’un staff), de la contre-dépendance (rébellion par principe contre toute proposition, blocage systématique et tentative de destruction), de l’interdépendance (acceptation de l’autre dans sa différence et engagement d’une vraie relation de travail). Un peu plus difficile à appréhender, cette dimension est reliée à la vie psychique des individus. Or, chacun a pu se positionner par rapport à une famille (ou à son absence), a été enfant, adolescent, adulte et peut donc se retrouver facilement dans des comparaisons avec ces moments de vie. Cette dimension est essentielle car ce sont les représentations mentales du système qui sont ici en jeu, bien sûr nourries des représentations mentales de chacun et de la production collective du système.
La troisième dimension, spirituelle, a trait à la valeur sacrée d’un groupe. Il s’agit de ce qui tient lieu de « sacré » dans le système. Elle met en jeu ce qui est de l’ordre de la foi, pour chacun de nous : il ne s’agit bien sûr pas ici de la dimension religieuse. En termes d’action, c’est ce par quoi chacun de nous cherchera à donner un sens à son existence. L’enjeu est de caractériser les éléments autour desquels les personnes se retrouvent pour agir, leur foi dans le projet. La complexité de cette dimension réside dans le fait qu’elle résonne différemment en chaque individu, en fonction de son passé. Elle reste ainsi souvent délicate à faire émerger, d’autant plus qu’elle renvoie à certains tabous de l’éducation et aux principes transmis dans l’enfance.
La quatrième dimension, celle libidinale, est en revanche plus récente et a sa propre histoire.
Elle s’intéresse à la pulsion de vie qui se trouve dans chaque institution, à l’énergie sexualisée (et sublimée) qui est source d’action dans les organisations.
Etant donné que c’est la première fois qu’elle apparaît, il nous semble important de la décrire un peu plus précisément, pour le moins dans ces traits généraux. Elle est le fruit d’une idée première d’Antoine Legrand qui l’apporte dans le débat collectif en 2012. Puis il la fait évoluer, la précise et l’enrichit, tout en lui enlevant les connotations immédiatement sexuelles. C’est sur cette idée complète qu’il travaillera ensuite avec Leonardo Veneziani et Michaël Gutmann pour la faire évoluer (ce-dernier en trouve le nom définitif). Nous l’avons appliquée pour la première fois dans un séminaire en France en 2015 (mais pas ouvertement amenée en tant que dimension à part entière) et utilisé pleinement dans le même séminaire l’année suivante (1).
Depuis elle se complète et se définit dans la réflexion de son auteur.
Par dimension libidinale, nous parlons ici bien sûr des émotions, sensations, idées, représentations mentales, etc. et pas du passage à l’acte. Plus précisément, nous proposons de repartir de la définition de la libido du Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J-B. Pontalis (1967). Il est possible que cette dimension soit longtemps restée non-nommée dans notre travail car, selon les auteurs eux-mêmes : « il est difficile de donner une définition satisfaisante de la libido ». Nous souhaiterions donc repartir du distinguo qui y est fait entre l’approche de la libido chez Freud et chez Jung, pour qui « la notion de libido s’est élargie jusqu'à désigner « l’énergie psychique » en général, présente dans tout ce qui est « tendance vers - appetitus ». A l’inverse chez Freud, c’est : « [l’]énergie postulée comme substrat des transformations de la pulsion sexuelle quant à l’objet, […] quant au but […] quant à la source de l’excitation sexuelle […] ».
Il n’y a pas lieu ici de prétendre trancher ce débat mais plutôt d’utiliser cette distinction pour cibler notre champ d’investigation. Pour notre propos, il semble moins facile mais plus riche de repartir de la définition de Freud. En effet, si l’on élargit la dimension libidinale dans la lecture d’une dynamique de groupe à l’énergie psychique en général, on se prive de la confrontation précise avec la partie sexuelle de cette pulsion. Et c’est précisément ce point qui est extrêmement puissant dans les dynamiques collectives et qui est éclairant et utile lorsque ces phénomènes sont discernés.
Nous nous concentrons donc sur la partie sexuelle en tant que point de départ de la dynamique. En revanche, nous proposons comme objet d’étude toute l’étendue de la libido dans la définition freudienne et telle que nous l’avons travaillée : c’est-à-dire pas simplement la pulsion sexuelle mais tout le spectre depuis la pulsion brute jusqu'à sa traduction en désir discerné, transformé et ne portant plus sur le rapport sexuel : le désir et l’envie comme moteur de nos actions.
En effet, et c’est le dernier point que nous souhaitons présenter sur ce sujet, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la dimension libidinale n’est pas seulement liée à la pulsion de vie, Eros ; elle concerne tout autant la pulsion de mort, Thanatos. S’y articulent aussi bien des manifestations négatives (lutte, rivalité, violence, phénomènes de bouc-émissaire, rejet, doute anxiogène, mort) que positives (attraction, exploration, passion, émulation, créativité, coopération, vie). Cette dimension a bien sûr trait au désir et à l’action mais les comportements peuvent aussi relever, par exemple, de la frustration, de l’affrontement générationnel, de la rivalité masculine, féminine, du regret d’explorations non effectuées, qui agissent ensuite sur les fonctionnements des groupes : splits, opposition destructive, sabotages, provocations inutiles (tout autant que coopération, dialogue fertile, créativité et innovation).
Parce qu’elle est plus difficile à cerner, parce qu’elle nous renvoie à des éléments encore assez tabous et parce que, comme les trois autres, elle touche notre relation individuelle et collective à Eros et Thanatos, mais ce de manière très directe et très profonde, la dimension libidinale est souvent plus difficilement audible ; elle éclaire néanmoins en profondeur les dynamiques collectives et les comportements entre les personnes.
(1) Ce séminaire était TransformaCtion 2015 et 2016 dirigé par Leonardo Veneziani
Conclusion : un apprentissage unique
L’apprentissage par l’expérience est celui qui nous permet de travailler nos émotions ; or, les émotions sont à la base d’un apprentissage durable.
Si les apprentissages qu’un manager peut trouver dans ce type d’événements sont innombrables, nous souhaitons en citer essentiellement quatre.
Chacun arrive à ces séminaires avec son propre système de représentation mentale et avec ses projections. Néanmoins, il y en a qui relèvent de constructions collectives et en tant que telles, elles nous intéressent.
En premier lieu, l’entreprise aliénante et figée n’est pas une condition inéluctable.
Les conditions principales d’un séminaire : la liberté existante et l’absence d’instructions et d’inductions permettent aux membres de commencer à voir l’organisation comme un lieu où il est possible de vivre et d’apporter sa propre contribution.
Pour Georges Lapassade et René Lourau (1971), fondateurs de l'analyse institutionnelle, l'institution n'est pas un phénomène impersonnel et statique qui dicterait aux individus des règles, des croyances, des comportements auxquels ils devraient passivement se conformer. C'est un processus dynamique dialectique où s'affrontent deux forces contradictoires : l'institué et l'instituant.
En d’autres termes, nous pensons qu’il faut que les gens découvrent et acceptent ce processus dialectique pour pouvoir le mettre en pratique, dans le but de renforcer l’organisation elle-même.
En deuxième lieu, ces mêmes conditions permettent aux membres de découvrir la prise d’autorité et, par ce chemin, de libérer les leaderships existants. Aujourd'hui où l’on forme à l’autorité et au leadership à grands coups de slides, on fera la découverte opposée : l’autorité se prend et le leadership se conquiert. Ils ne sont pas décernés et encore moins appris derrière un banc.
En troisième lieu, les membres prennent conscience en quelques jours seulement des projections habituelles que chacun fait sur l’organisation : le management hostile ou trop éloigné, perçu comme extra-normal, célestiel ou satanique ; les consultants vécus comme profondément inutiles (donc peu utilisés), trop proches du management (donc rivaux) ; les deux (management et consultants) incapables de savoir ce qui est bon car trop éloignés du terrain ; les autres services ou département uniquement vus comme des rivaux dont il faut se méfier.
La confrontation, notamment dans les groupes d’étude, avec les rôles permet de découvrir que nous avons tendance à répéter ceux qui nous ont forgés pendant nos expériences initiales : famille, école, premières expériences de groupe. Ceci nous renvoie à nos fondements théoriques et nous dit que nos projections les plus répétitives sont celles des parents, de la fratrie, de la famille au sens large, des professeurs. Ce point rejoint d’ailleurs de nombreux travaux de sociologie, citons entre autres : l’école de la sociologie française avec la sociopsychanalyse de Gérard Mendel, les travaux d’Eugène Enriques, la psychologie sociale de Kaës ou encore l’école anglo-saxonne avec la socio-analyse d‘Elliot Jacques. Ce dernier a d’ailleurs beaucoup enrichi notre école des group relations en inspirant les travaux d’Isabel Menzies du Tavistock. L’expérience générale, pour paraphraser Mendel, est que l’institution -quelle qu’elle soit- ne devrait pas être une famille et pourtant, presque toujours, nous la réduisons inconsciemment à cela : forcément, cela ne marche pas. En faire l’expérience émotionnelle et organisationnelle est un grand pas.
En dernier lieu, nous souhaitons mettre en valeur le fait que les membres reviennent dans leur institution de départ, l’entreprise, bien plus rigoureux et attentifs à leurs environnements, aux mots et à leur signification (« ah bon, je pensais qu’un délégué était plus fort qu’un plénimachin »), aux frontières, à l’importance de ne pas les transgresser et aux conséquences en termes de dérèglements. A travers les territoires, les rôles, les tâches et le temps on apprend l’importance des ressources, la rareté du temps, notre finitude d’êtres humains.
La découverte de comportements relativement premiers de la part de chacun, quant à tous ces éléments, nous amène également à comprendre que notre entreprise -le lieu que nous croyons rationnel et régi par des règles précises- n’est en fait rien d’autre qu’un débarras rempli par chacun de nous des conditionnements de notre monde enfantin. Paradoxalement, seul le travail des émotions peut apporter de la clarté et de la rationalité.
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