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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.88 Défaire, ouvrir l’imaginaire institué des sciences de gestion ?


Résumé

Dans cet article nous posons l’hypothèse que les sciences de gestion reposent aujourd’hui sur un paradigme dépassé. Les nouveaux défis que rencontrent les entreprises nécessitent de mobiliser de nouveaux principes, méthodes, ressources cognitives et sociales qui sont assez loin du référentiel de compétences qui a été jusqu’à présent privilégié. 
 
Cette nouvelle réalité socio – économique a un impact considérable sur leur fondement et leur pédagogie. Si dans le passé elles devaient essentiellement former les futurs managers à concevoir des stratégies de volume, à maîtriser les coûts, et à exercer une autorité disciplinaire, elles doivent désormais les encourager à mobiliser leur créativité, leur capacité à collaborer et à développer l’autonomie de leurs collaborateurs.
 
Compte tenu de la rapidité avec laquelle les mutations sont en train de se produire, les changements à envisager sont devenus urgents. Mais cela n’est pas si facile même quand on est censé enseigner le changement. La difficulté à renoncer au modèle triomphant du passé reste une épreuve pour les institutions chargées de les diffuser. C’est cette métamorphose du paradigme qui les structure que nous efforçons ici d’explorer. 
 
Le mouvement de transformation étant naissant l’article n’a pas pour vocation à prétendre à accéder à une compréhension approfondie du phénomène car la mutation est encore à l’état d’émergence. 
 
Pour mener cette enquête, nous nous sommes appuyés sur une observation participante prolongée dans plusieurs grandes écoles et universités et sur la lecture proposée par l’anthropologue Cornélius Castoriadis.

Cet article est paru dans l'ouvrage Intelligence artificielle et intelligence humaine Editions Eska (2023), coordonné par Jean- Jacques Pluchart et Daniel Bonnet 
 
Abstract
 
Undoing, opening up the instituted imaginary of management sciences?

In this article we hypothesize that management sciences are today based on an outdated paradigm. The new challenges faced by companies require the mobilisation of new principles, methods, cognitive and social resources which are quite far from the reference frame of competences which has been privileged until now. 
 
This new socio-economic reality has a considerable impact on their foundation and pedagogy. Whereas in the past they were primarily intended to train future managers to design volume strategies, control costs and exercise disciplinary authority, they must now encourage them to mobilise their creativity, their ability to collaborate and to develop the autonomy of their staff.
 
Given the speed with which change is occurring, the changes to be considered have become urgent. But this is not so easy even when you are supposed to teach change. The difficulty of abandoning the triumphant model of the past remains a test for the institutions responsible for disseminating it. It is this metamorphosis of the paradigm that structures them that we seek to explore here. 
As the transformation movement is still in its infancy, this article does not claim to provide an in-depth understanding of the phenomenon, as the mutation is still in its emergent stage. 
 
To carry out this investigation, we relied on prolonged participant observation in several large schools and universities and on the reading proposed by the anthropologist Cornelius Castoriadis.

1. Les soudaines métamorphoses du monde

Dans cet article nous posons l’hypothèse que les sciences de gestion reposent aujourd’hui sur un paradigme dépassé. Les nouveaux défis que rencontrent les entreprises nécessitent de mobiliser de nouveaux principes, méthodes, ressources cognitives et sociales qui sont assez loin du référentiel de compétences qui a été jusqu’à présent privilégié. 

Cette nouvelle réalité socio – économique a un impact considérable sur leur fondement et leur pédagogie. Si dans le passé elles devaient essentiellement former les futurs managers à concevoir des stratégies de volume, à maîtriser les coûts, et à exercer une autorité disciplinaire, elles doivent désormais les encourager mobiliser leur créativité, leur capacité à collaborer et à développer l’autonomie de leurs collaborateurs.

Compte tenu de la rapidité avec laquelle les mutations sont en train de se produire, les changements à envisager sont devenus urgents. Mais cela n’est pas si facile même quand on est censé enseigner le changement. La difficulté à renoncer au modèle triomphant du passé reste une épreuve pour les institutions chargées de les diffuser. C’est cette métamorphose du paradigme qui les structure que nous efforçons ici d’explorer. 

Le mouvement de transformation étant naissant l’article n’a pas pour vocation à prétendre à accéder à une compréhension approfondie du phénomène car la mutation est encore à l’état d’émergence. 

Pour mener cette enquête, nous nous sommes appuyés sur une observation participante prolongée dans plusieurs grandes écoles et universités et sur la lecture proposée par l’anthropologue Cornélius Castoriadis.
 
L’article présente dans un premier temps les grandes ruptures qui caractérisent le nouvel environnement socio-économique dans lequel les organisations sont placées. Dans un deuxième temps, nous tentons de mettre en évidence leurs impacts sur les sciences de gestion en soulignant leur relative lenteur à changer les modèles qui les ont jusqu’à présent inspirées. Alors que, dans la troisième partie, nous constatons que surgissent autour d’elles une grande variété d’alternatives qu’elles ne semblent pas prendre en considération. Ce qui nous conduit avec Cornelius Castoriadis à poser l’hypothèse qu’une tension est en train de se jouer en toute inconscience entre l’imaginaire qui les a instituées et l’imaginaire instituant de la société. Enfin pour terminer, nous nous interrogeons sur les stratégies qu’elles mettront en œuvre pour dépasser les paradoxes auxquels elles sont confrontées. 

1. Les soudaines métamorphoses du monde 

Selon le philosophe Marc Halèvy (2016), nos sociétés occidentales sont aujourd'hui confrontées à cinq ruptures majeures : 

1°) La rupture écologique : 

Nos modes de production et de consommation ont épuisé les ressources de la planète et contribuent à augmenter le réchauffement continu de la planète provoquant à son tour la fonte accélérée des glaciers et les dérèglements climatiques associés. Pour le réduire de façon significative, il faudrait réduire notre volume de production de gaz à effet de serre de 50 milliards de tonnes à 0 en 2050. 
Ces tendances annoncent des temps plus difficiles où nous passerons d’une économie d’abondance à une pénurie au niveau de l’eau, des terres arables, des énergies fossiles, des métaux non ferreux. 

2°) La rupture économique :

Les entreprises en particulier françaises sont restées trop longtemps prisonnières du modèle de la compétitivité Prix. Ce positionnement les a fait rencontrer de plein fouet les nouveaux pays industriels comme la Chine qui sont capables de produire à moindre cout du fait des technologies achetées à l’Allemagne et d’un cout du travail beaucoup plus faible. L’acharnement à persister sur ce modèle a entrainé un effondrement des activités industrielles et une perte d’environ 50% des salariés engagés dans ces secteurs. En 2017, selon l’Insee, le taux de marge était de 25,7 % sur l’ensemble des entreprises des secteurs marchands non agricoles et non financiers. Même s’il est remonté en 2019 à 33,2%, il reste un des plus faibles d’Europe, alors que les pays d’Europe du Nord ont des taux de marge beaucoup plus élevés. 

3°) La rupture numérique :

Depuis l’apparition d’internet dans les années 90, la digitalisation a fait du chemin et continue de transformer en profondeur les relations de travail et la façon de faire du business. Sur le premier point les technologies digitales ont contribué à décloisonner les organisations et sur le second, elles ont révolutionné l’expérience client en lui offrant un nouveau canal de consommation. Concrètement cela s’est traduit par la diffusion quasi généralisée dans toutes les entreprises de logiciels ERP par la création en France, de plus de 200 000 sites de e -commerce qui ont été visités par plus de 41,6 millions de clients et ont réalisé un chiffre d’affaires de 112 milliards d’euros en 2020 ; soit une croissance de 8,5% contre 13% en moyenne sur les 4 dernières années. 
Cette digitalisation des organisations impacte profondément les métiers à la fois sur un plan quantitatif et qualitatif.

- Sur le premier point, France Stratégie associé à la DARES (2015) prévoit la disparition de près de 2, 1 millions d’emplois dans 5 métiers qui ont déjà connu la plus forte diminution : manutentionnaires, secrétaires de bureautique et de direction, employés de comptabilité, employés de la banque et de l’assurance et caissiers et employés de libre-service et la création de nombreux emplois  dans les secteurs de l’informatique, le traitement des données, l’intelligence artificielle, la robotique, le e-commerce, les réseaux sociaux et l’écologie.  

- Sur le second, tous les métiers sont concernés par la digitalisation quelque que soit le secteur d’activités. 
Une autre étude publiée par Dell et l’Institut pour le futur estime que 85% des emplois de 2030 n’existent pas encore….

4°) La rupture organisationnelle:

A partir de 2012, la publication d’Isaac Getz et Mac Carney en 2012 annonce une nouvelle conception de l’autorité et une remise en question des modèles d’organisation hiérarchiques pyramidale. Autour du thème de l’entreprise libérée, plusieurs entreprises défrayent la chronique en proposant des modèles alternatifs fondés sur davantage de participation et de délibération de la part des salariés. Initiées par des entrepreneurs prophètes, elles apparaissent comme de véritables laboratoires d’innovation sociales qui vont générer des pratiques nouvelles visant pour l’essentiel à encourager la prise d’initiative et l’autonomie des acteurs. Elles retiennent l’attention par leur audace et par la confiance qu’elles accordent à leurs salariés. 

Ce phénomène, que nous avons analysé en son temps, comme une forme de contestation de la figure traditionnelle de l’autorité en Management, (Casalegno, 2017) ne concerne pas seulement quelques PME émancipées comme ChronoFlex, Favi, Biocoop, Groupe Hervé, Poult mais s’est répandu dans des organisations plus importantes comme Michelin ou Enedis, voire dans le service public. 
Leur intérêt majeur est d’avoir créé une rupture dans la façon d’animer les collectifs de travail en prenant davantage en compte l’intelligence collective. Mais, après avoir suscité l’enthousiasme, certaines d’entre elles commencent aujourd’hui à faire l’objet de certains questionnements (Thibaud Brière 2021)

5°) La rupture dans les modes de consommation:

Les citoyens ne restent pas insensibles aux dangers climatiques et à leurs effets sur la biodiversité. Ils commencent à comprendre que leur mode de vie fondé sur l’hyperconsommation n’est pas sans conséquences sur la destruction de la planète. 
Cette prise de conscience se manifeste à travers de nombreux micro- changements comme l’apparition de tiers lieux, l’apparition d’une de l’économie de partage (Tiers lieux, co-voiturage, monnaies locales, Bases Autonomes Durables, Jardins d’Echange Universel, etc.)

De nombreuses enquêtes confirment que le comportement du consommateur est en train de changer : il devient plus responsable :  
- 56% des consommateurs français qui souhaitent que les entreprises prennent position sur les questions sociales, culturelles, environnementales et politiques qui leur tiennent à cœur.
-  66% d’entre eux affirment que leurs décisions d’achat sont influencées par les déclarations, les valeurs et les actions des dirigeants de l’entreprise.
- - 60% sont attirés par les entreprises qui s’engagent à utiliser des ingrédients de bonne qualité (80%) et œuvrent pour le respect de l’environnement (62%).

Ce qui se dégage de toutes ses études, c’est que l’acte d’achat ne relèvera plus de la simple pulsion à posséder un « objet » désirable Il sera de plus en plus associé à des dimensions idéologiques, émotionnelles et symboliques. Dans cette perspective, la mission du Marketing consistera de plus en plus à faire comprendre le "sens" profond qui est à l'œuvre derrière les produits et les services proposés par l’entreprise. 

Ces 5 ruptures quasiment simultanées ont un impact considérable sur les individus et les organisations qui sont brusquement confrontés à un nouveau monde. Cette situation a des conséquences importantes sur la manière de penser les stratégies, d’animer l’action collective et de consommer. Les sciences de gestion n’en sortiront pas indemnes : elles devront se réinventer….


2. La mise à l’épreuve de l’imaginaire institué

Pour Kuhn (2018) la fonction d’un paradigme est de constituer « une matrice disciplinaire » qui procure une référence aux membres d’une communauté pour fonder leurs analyses, leurs décisions et leurs manières d’être au monde. Edgard Morin va plus loin en précisant qu’un paradigme « prescrit et proscrit » (2015) c’est-à-dire qu’il ordonne de penser d’une certaine façon et interdit de penser d’une autre.

Une rapide observation de l’histoire socio - économique de ces 70 dernières années montre que la « matrice disciplinaire » qui a largement inspiré les sciences de gestion a pris ses racines dans des croyances qui sont aujourd’hui questionnées comme :
 - La recherche d’une croissance économique sans limites
 - La valorisation du raisonnement analytique
- L’accroissement des normes de contrôle
- L’encouragement à l’hyperconsommation
- La primauté de la valeur actionnariale
-  La recherche du profit à court terme qui y est associée
- L’éloge de la compétition entre les individus et les organisations (Les outils d’analyses d’analyse stratégiques sont là pour le prouver)
- La non-prise en compte dans l’analyse de la création de valeur des impacts sur l’environnement naturel et humain

Kaës (2016) rappelle que les idéologies ont des aspects positifs dans le sens où elles fournissent aux individus et aux sociétés des illusions qui font fonction d’idéal en générant une aspiration vers un futur meilleur.  Elles contribuent par ailleurs à « former le sentiment d’une identité collective et d’une appartenance » (2016 :45).

Mais elles ont aussi des aspects négatifs car elles enferment les acteurs dans le monde des idéaux qu’elles défendent. Elles ont donc aussi une face sombre quand elles se radicalisent au point de refuser le réel.
 
Reprenant les travaux de Cornelius Castoriadis, l’économiste Mireille Bruyère (2018) décrit très bien comment fonctionne la rationalité économique dominante.  Celle – ci se prétend autonome et indépendante de tout déterminisme politique ou idéologique mais « l’insoutenable productivité « et la prise de conscience des externalités négatives produites démontrent que contrairement à leurs allégations, leurs modes d’action ne sont pas neutres.

L’auteure nous invite à les considérer comme des signes signifiants de son inscription dans un imaginaire institué fondé sur le diktat de « la maximisation » immédiate et continue du profit et une minimisation permanente des coûts » (Bruyère 2018 :15).
Dans cette conception, l’Homme se perd dans la mesure où tous ses efforts se réduisent à n’être qu’un moyen au service d’un but qui ne le concerne pas véritablement : créer de la valeur pour un actionnaire souvent invisible. Le film Rien du Tout, réalisé par Cedric Klapisch (1992) résume bien cette insignifiance (Castoriadis 2007) en mettant en scène un DRH, Monsieur Lepetit, interprété par Fabrice Luchini, qui sera chargé de remotiver les salariés d’un grand magasin en perte de vitesse. Il y réussira, ce qui se traduira par un retour à la performance. Mais à la fin du film, les actionnaires remercieront le DRH tout en lui demandant de licencier l’ensemble du personnel car ils ont décidé de vendre ce grand magasin placé en plein centre de Paris pour en faire un hôtel de luxe. Non seulement ce film caricature avec beaucoup d’humour certaines méthodes du nouveau management mais illustre bien le pouvoir occulte des actionnaires qui sont présentés sous forme de personnages rendus invisibles par des effets d’ombres.

Pour développer une productivité maximale, les organisations ont mis en place des démarches de rationalisation de plus en plus exacerbées. D’abord avec Taylor et Fayol entre les années 1920 – 1970 pour répondre aux besoins croissants de la consommation de masse et ensuite entre les années 1970 – 1990 avec la lutte acharnée contre les coûts pour résister à la guerre des prix engendrée par la globalisation des échanges confrontant les acteurs économiques à une réduction des marges impitoyables.

La performance fondée sur des stratégies de volume repose sur la décomposition du travail en tâches de plus en plus spécifiques, les processus sont formalisés de façon détaillée, et les acteurs sont sommés de les appliquer avec la plus grande rigueur.

Sur le plan managérial, ils ne sont pas là pour innover mais pour exécuter le plus docilement possible les règles qui ont été édictées par les supérieurs hiérarchiques qui se présentent comme des sachants absolus. IL n’est pas rare, à cette époque, d’entendre dire face à une proposition que les collaborateurs peuvent faire spontanément : « Vous n’êtes pas là pour penser mais faire ce que je vous dis ».

Durant cette période, les clés du succès de la croissance  sont fondées finalement sur 4 piliers : une stratégie économique reposant sur la compétitivité prix, une standardisation la plus grande possible des processus de travail, une soumission à l’autorité et un effacement complet de la subjectivité des acteurs.

C. Castoriadis (1999) est bien utile ici pour comprendre que durant cette période et dans cet environnement, les acteurs ont réalisé des apprentissages qui sont devenus des normes autour desquelles leur imaginaire s’est non seulement structuré mais institutionnalisé.

Cette institutionnalisation de la pensée qui s’est opérée dans la structure familiale, à l’école, à l’université, dans les entreprises, dans la société tout entière, va permettre à ces normes de devenir des vérités sur lesquelles la rationalité va s’appuyer (Rose T, Rimoldy C., 2017) de façon plus ou moins définitive. Ainsi pendant près d’un siècle les acteurs sont restés encastrés dans un imaginaire commun reposant sur une conception d’une croissance économique et de productivité sans limites.  (Mireille Bruyère (2018).

Les écoles de gestion ne sont pas étrangères à cette orientation. Ce sont elles qui les ont conceptualisées, enseignées et diffusées. Elles portent une responsabilité dans cet acharnement à maintenir ce qu’il faut bien appeler des dogmes qui démontrent aujourd’hui par les difficultés rencontrées, leur insuffisance.

L’exemple du CICE est là pour en témoigner. Sur 4 ans, près de 100 milliards d’euros ont été dépensés pour créer une centaine de milliers d’emplois dans les meilleures évaluations et les problèmes qui devaient être résolus sont bien toujours là.

Les solutions qui ont été encouragées relèvent toutes du même paradigme : baisser les coûts de production en diminuant le cout du travail par une réduction de cotisations sociales ; ce qui revient finalement à faire financer des stratégies globalement obsolètes par la part indirecte de la rémunération des salariés. En fait il suffisait de regarder dans l’environnement ceux qui avaient survécu à la globalisation des échanges qui se sont accélérés en 2005 pour s’apercevoir que s’ils ont résisté c’est qu’ils étaient dans un autre modèle : celui de la compétitivité hors prix.

L'imaginaire institué par Mireille Bruyère Maitre de conférences en économie à l'université de Toulouse 2 Jean- Jaurès


3. La lente transformation des sciences de gestion

Face à cette situation, la FNEGE a initié dès 1998 une première réflexion qui s’est traduite par la publication en 2001 de la première édition d’un livre écrit par David, Hatchuel, et Laufer, sur « Les nouvelles fondations des Sciences de Gestion », invitant la communauté des chercheurs « à renouveler les concepts et les pratiques » des disciplines conventionnelles. 
Cette interpellation reprenait un premier questionnement qui avait été déjà initié par les travaux du « Critical Management Studies » (Willmott H.  Et Mats Alvesson M. 1993). 
 
Dans la troisième édition parue en 2012, les auteurs, invitent les acteurs à accorder une place croissante à l’innovation et à la créativité. En 2004 Kim et Mauborgne publient leur livre « La stratégie Océan Bleu » confirment cette orientation en proposant une approche originale de la stratégie fondée sur la différenciation. 
 
Enfin, à partir de 2020, sous l’impulsion de Jacques Igalens , paraissent différentes publications invitant les écoles de gestion à s’emparer des questions de la transition environnementale et de la transformation digitale. 
 
Un nouveau référentiel prospectif des compétences en Management et Gestion des affaires (2019, 2020) est également réalisé sous la direction du professeure Aline Scouarnec mettant en évidence 20 compétences nouvelles à développer pour faire face aux défis qui attendent les organisations. 
 
Mais c’est surtout dans le livre blanc sur « La compétitivité des Ecoles de Management par l’innovation, l’entrepreneuriat et la culture » qu’on trouve les propositions les plus clairement formulées en 4 points qui sont résolument centrés sur l’innovation (Dans ce document le mot Innovation est cité 163 fois). Elles sont formulées ainsi : 
- Développer l’analyse stratégique d’un secteur et l’identification des stratégies d’innovation
- Stimuler la vision de l’innovation par l’usage à travers l’enseignement du Marketing
- Organiser l’innovation et la mise en marche grâce à l’enseignement du management de projet 
- Renouveler la manière d’appréhender les problèmes pour générer des solutions inattendues grâce aux ateliers de créativité. 
 
Cependant si les propositions sont pertinentes, il ne semble pas qu’il y ait une réelle bifurcation des contenus des enseignements proposés au regard des 5 ruptures présentées au début de cet article. 
 
Une récente enquête que nous avons menée auprès d’une cinquantaine d’étudiants d’écoles de commerce témoigne du décalage relatif entre les contenus enseignés et leurs attentes notamment au niveau de la question climatique. C’est en tout cas ce qu’estimaient 37% d’entre eux 
 
La consultation d’une dizaine de programmes de grandes écoles montre que les contenus restent finalement assez conventionnels et encore très frileux par rapport à des savoirs qui permettraient d’avoir d’affronter avec compétences les défis évoqués. 
 
D’autres études plus approfondies (Didier et Huet, 2008 ; Bonnet et al., 2020) confirment que sur 30 masters universitaires ou de grandes écoles, seul un cinquième des programmes abordent frontalement la question environnementale. Une autre étude réalisée en 2020 par Emilie Bargues et Diego Landivar ?(2016) constate que « seules deux formations professionnelles au monde sont consacrées directement à la question de l’anthropocène » (Diego Landivar, 2021) 
 
Sur la question du design et de la facilitation, on constate la même réserve. Ces disciplines sont encore considérées comme excentriques par les responsables de programme. Quant au RNCP, il est encore plus sceptique sur la nécessité d’apprendre à penser autrement puisque en 2021 seulement deux organismes de formation ont obtenu leur qualification au répertoire spécifique sur cette discipline qui suscite par ailleurs un réel engouement.
 
La lenteur à intégrer de nouveaux savoirs qu’il est raisonnable de considérer comme pertinents compte tenue de la situation a évidemment un sens. Elle témoigne de la grande difficulté qu’ont ces institutions à changer leur paradigme. Comme le montre les travaux de David, Hatchuel et Laufer sur l’épistémologie des sciences de gestion (2012), alors qu’elles se sont construites à partir de « vagues de rationalisation » qui se sont succédé au fil de leur histoire, elles rencontrent aujourd’hui l’incertitude et la complexité. Le choc est tellement brutal qu’elles semblent tétanisées devant la nouvelle réalité qui remet en question les principes qu’elles avaient souvent érigés en dogmes. 
 
Le retournement est d’autant plus difficile que les nouvelles valeurs, principes, compétences qui doivent désormais être mobilisées sont pratiquement le contraire de celles qui ont été toujours proclamées à savoir l’imagination, la collaboration trans disciplinaire, le respect de la planète. Dans cette histoire, le risque est grand pour les sciences de gestion à persister dans ce qui apparait comme une théologie obsolète (Midena, 2018). Elles risquent tout simplement de perdre leur prestige et leur légimité si elles n’opèrent pas rapidement ce qu’il faut bien appeler « une métanoïa ». 

4. Ce que nous apprend l’observation attentive de l’environnement des institutions

L’intensité des ruptures auxquelles les organisations sont confrontées nécessite de se réinventer dans bien des domaines. Il semble évident qu’elles n’y parviendront pas avec les mêmes modes de penser et d’agir que ceux qui sont à l’origine des externalités négatives évoquées. 
 
Que ce soit au niveau de l’écologie, de la stratégie, du marketing, du management, du travail, de la consommation ou encore de la citoyenneté, l’observation ethnographique de la société montre que derrière la désagrégation apparente des formes instituées se dessine une myriade d’alternatives dont certaines paraissent crédibles. 
 
Dans tous les domaines, de nombreux acteurs se regroupent en collectifs pour prendre des initiatives. Pour s’en convaincre il suffit de consulter la cartographie des utopies concrètes du site du même nom qui met en exergue plus de 3000 expériences ou encore celle des « acteurs de l’économie solidaire et innovante » éditée par l’association APUR qui recense par exemple plus de 12000 structures à Paris. 
 
Dans le monde de l’entreprise, un virage a été pris puisque plus de la moitié (52,7 %) des entreprises innovantes de 22 états membres recensés dans l’étude ont indiqué avoir développé des innovations qui peuvent avoir un impact positif sur le climat. (Eurostat Dec 2018) 
 
Parallèlement à cela de nouveaux usages se dessinent fondés sur la dimension du partage : o- voiturage, autopartage, échanges d’objets ou de services entre particuliers, etc….
 
 Le reconditionnement d’ordinateurs, de smartphones, et plus récemment de voitures d’occasion sont des solutions nouvelles qui relèvent de la même dynamique d’innovation généralisée. 
 
Parallèlement à cette effervescence créative généralisée on voit apparaître de nouveaux outils au service de l’heuristique. Tony Buzan invente en 1990 le système des cartes mentales avec le premier logiciel de Mind Mapping concurrencé aujourd’hui par plus d’une cinquantaine de solutions du même type. 
 
A partir des années 2015 les techniques du Design Thinking inventées par la prestigieuse Université de Standford dans les années 90 commencent à se répandre en Europe. Diffusée au départ par Tim Brown, fondateur de l’agence d’innovation IDEO, cette approche, abondamment relayée par les médias spécialisés a donné naissance à de nombreux avatars : design sprint, design fiction, lean design, lean start up, méthodes agiles, UX design, etc… dont la caractéristique essentielle est de favoriser l’innovation participative. 
Tim Brown dans son ouvrage L’Esprit Design (2019) en donne une définition les plus claires :  
« Le design thinking est une discipline qui utilise la sensibilité, les outils et les méthodes des designers pour permettre à des équipes multidisciplinaires d’innover en mettant en correspondance attentes des utilisateurs, faisabilité et viabilité économique ». Ce que va surtout permettre le design thinking c’est de passer d’une vision techno – centrée à une vision centrée sur l’utilisateur ». 
 
Comme dans le cas du phénomène de l’entreprise libérée apparue en 2012 (Getz, Brian Mac Carney, 2012), il s’agit certainement d’une nouvelle mode, mais comme l’a montré Roland Barthes, celle– ci a une fonction : faire rêver. Or c’est précisément ce dont nos sociétés ont besoin pour « se réinventer ». 
 
Google trends semble confirmer cette intuition puisqu’on voit que le mot clé « Design thinking » fait l’objet de très peu de recherches jusqu’en 2014 pour exploser entre 2016 et 2021. 

 
On constate que le mot « se réinventer » n’apparait pas au niveau mondial et semble être une préoccupation typiquement française. 
  
Initié par Jo Spiegel (2020), le maire de Kingersheim, la démocratie participative constitue aussi une innovation sociale qui mérite d’être remarquée. Elle a été mise en œuvre dans plus de 400 listes électorales aux élections municipales de 2020. L’innovation porte à la fois sur la façon de désigner les candidats au travers de comités électoraux, d’élections sans candidat ou de tirage au sort, et aussi sur la co-conception collective d’un programme électoral à travers des débats démocratiques en assemblée. Sur les 400 listes qui se sont présentées, 66 d’entre elles ont remporté une commune. 
 
Le but n’est pas ici évidemment de faire un recensement de toutes les formes d’innovation émergentes, tant elles sont multiples et diversifiées, mais simplement d’illustrer « la dynamique créative » qui traversent nos sociétés devant les défis multidimensionnels du moment. 
 
Contrairement à ce qu’affirment les « collapsologues », le pire s’il est probable mais n’est pas certain (Larrère C& F, 2020), car ni les Hommes ni les états ne restent pas passifs devant ce qui les menace. Pour comprendre cette capacité à résister aux circonstances et à dépasser les crises, il faut revenir à ce que nous savons de l’anthropologie. 
 
Les travaux d’Henri Laborit sur la neurophysiologie ont mis en évidence que la première fonction du cerveau n’était pas de penser mais d’agir. Face à tout danger, la première réaction de l’Homme est de fuir ou de lutter. C’est ce qui lui a permis de survivre au cours de sa longue histoire. Mais la psychanalyse apporte des nuances à cette affirmation en considérant que toute existence humaine est sous tendue par un combat entre les pulsions de mort (Thanatos) et les pulsions de vie (Eros). Il y a donc dans l’Etre une ambivalence fondamentale. 
 
L’anthropocène est une illustration de ce paradoxe car si celle – ci est la conséquence des pulsions de mort, elles est aussi l’occasion de mettre en œuvre une extraordinaire créativité à travers les innombrables innovations qu’entreprennent localement les individus et les communautés humaines. 
 
Pour Cornelius Castoriadis, ce qui permet de ne pas subir l’histoire c’est que l’humanité possède une « puissance anonyme collective qui lui permet de créer ». Cette force primitive il l’appelle l’imaginaire radical qu’il définit comme « la capacité créatrice du collectif anonyme qui se manifeste chaque fois que les humains sont assemblés » (Castoriadis 89 :113). 
 
Cette notion d’imaginaire radical ne doit pas être confondu avec l’imagination individuelle qui représente pour Castoriadis la capacité d’un sujet (et non d’un collectif) à créer de nouvelles formes en combinant plusieurs éléments. Cela correspond pour parler simple à ce que le langage courant appelle la créativité. 
 
L’imagination radicale est une source de création première. Dès sa naissance le sujet est placé déjà à un imaginaire social dont il n’est par l’auteur, il est en partie déterminé par lui. C’est à l’intérieur de ce premier cadre qu’il va déployer sa psyché. En d’autres termes, il ne nait pas autonome mais hétéronome c’est dire déterminé par l’imaginaire institué qui le précède. 
 
Mais il serait abusif de le réduire à cette seule dimension, car c’est aussi un être – sujet qui possède la capacité à briser la clôture des déterminismes qui l’aliène. Ce qui lui permet cette prise de distance, c’est l’imaginaire radical qui ne peut par nature se plier aveuglément et définitivement à l’imaginaire institué. Il y a en lui un Autre de radicalement différent de ce qui a lui été imposé. Cet Autre n’est pas seulement individuel mais aussi collectif. Il représente les forces sociales qui se sont toujours opposées au cours de l’Histoire à ce qui leur est imposé. C’est une force instituante qui est à l’origine de la transformation permanente des sociétés. C’est elle qui donne aux sociétés à la fois la capacité à s’auto-instituer et en même temps celle de se réinstituer quand elles sont confrontées à des situations aliénantes.  
 
L’imaginaire radical est donc cette force de création souterraine invisible qui persévère à renouveler en permanence ce qui est cristallisé et qui permet ainsi d’évoluer et de survivre. C’est aussi ce qui explique que l’histoire n’est jamais la reproduction du même mais qu’elle est une succession d’événements imprévisibles car elle est « création constante ». 

Conclusion

Face à un environnement qui fait preuve d’autant d’initiatives innovantes et spontanées, Il est difficile de comprendre la lenteur des institutions de formation à transformer les contenus des sciences de gestion et peut – être à se transformer elles-mêmes. 
Avec Cornelius Castoriadis, on peut poser l’hypothèse que cette difficulté témoigne de tensions sérieuses entre l’imaginaire institué et l’imaginaire radical. C’est tout l’étayage des sciences de gestion qui est mis en tremblement. 

Derrière cette scène, ce qui se joue pour les institutions, c’est le risque de voir s’effondrer leur image et leur identité car ce que « bien gérer » veut dire est en train de se transformer radicalement sous la pression des enjeux climatiques, économiques et sociaux actuels. 

Le risque est grand qu’elles fassent l’expérience d’une crise car la perte de son image est toujours vécue comme une expérience de mort (Vasse, 1988) sauf si on parvient simultanément à s’en recréer une, plus en intelligence avec le réel. 
Quels nouveaux discours, quelles nouvelles pratiques vont émerger de cette tension paradoxale entre l’imaginaire institué et l’imaginaire ? : Il y a urgence de commencer le travail avec courage ! 

Ce que bien gérer veut dire par A. Hatchuel


Bibliographie et sitographie

Bibliographie:

Bargues E, Landivar D., (2016). Les organismes de formation comme relais des savoirs officiels et scientifiques liés à la transition écologique. Une approche par la cartographie des controverses appliquée. In Revue Formation Emploi, Revue Française des Sciences Sociales, juillet-septembre, n°135.
Brière T. (2021), Toxic management, Editions Robert Laffont
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Sitographie : 

Igalens J. 2ème édition de l'Observatoire de la Transition Environnementale des Ecoles de Management accessible sur ce lien 
https://www.fnege.org/publications/les-publication-de-la-fnege/observatoires/observatoire-de-la-transition-environnementale
Brillet F, Scouarnec A. (2020) Livre Blanc “Penser et agir compétences” : "Un changement de paradigme pour les établissements et les formations ?" 
Scouarnec A (Dir), (2019) : Les compétences de demain : Management et gestion des affaires https://fr.calameo.com/read/001930171b6ed76373316
Fnege (2015) : La compétitivité de la France, présente et futur - La contribution des écoles de management par l’innovation, l’entrepreneuriat et la culture 
https://www.fnege.org/publications/les-publication-de-la-fnege/livre-blanc-fevrier-2015

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