Les lecteurs trouveront en fin d'article le replay de la web conférence que Vincent de Gaulejac a donnée à l'initiative d'un collectif associant Les 4 Temps du Management, l'Institut Psychanalyse et Management et la société CONEXT (Sponsor).
Dans le prolongment de la web conférence du 26 Mars dernier, Vincent de Gaulejac a eu la gestillesse de nous donner un accès au premier chapitre du livre sur les Organisations Paradoxantes écrit en collaboration avec la sociologue Fabienne Hanique et paru aux éditions Poche Points en 2018.
c'est un livre qui offre une réflexion profonde sur les dilemmes et les contradictions de la société contemporaine, marquée par une quête incessante de performance et d'identité dans un monde en mutation rapide, où les anciennes structures de sens et de solidarité s'effritent.
Dans le prolongment de la web conférence du 26 Mars dernier, Vincent de Gaulejac a eu la gestillesse de nous donner un accès au premier chapitre du livre sur les Organisations Paradoxantes écrit en collaboration avec la sociologue Fabienne Hanique et paru aux éditions Poche Points en 2018.
Dans ce livre, les auteurs explorent la complexité et les contradictions inhérentes à la société hyper moderne, caractérisée par un principe qu'il nomme la "création destructrice". Il souligne comment, malgré l'abondance de richesses produites, les inégalités s'exacerbent plutôt que de favoriser une harmonie sociale.
L'accès instantané à l'information contraste avec une montée de l'insignifiance, engendrant une perte de sens chez les individus qui se sentent perdus dans un monde en crise perpétuelle.
Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique notent que la quête d'autonomie personnelle se heurte à une réalité de prescriptions contradictoires et d'anomie, où l'excès de normes ou leur absence créent un malaise. L'individu est tiraillé entre le désir d'être responsable, créatif, et autonome, et la nécessité de se conformer à des modèles sociaux et professionnels stricts, tout en naviguant dans des choix de vie personnels générant anxiété et incertitude.
Cette tension se retrouve à plusieurs niveaux :
L'accès instantané à l'information contraste avec une montée de l'insignifiance, engendrant une perte de sens chez les individus qui se sentent perdus dans un monde en crise perpétuelle.
Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique notent que la quête d'autonomie personnelle se heurte à une réalité de prescriptions contradictoires et d'anomie, où l'excès de normes ou leur absence créent un malaise. L'individu est tiraillé entre le désir d'être responsable, créatif, et autonome, et la nécessité de se conformer à des modèles sociaux et professionnels stricts, tout en naviguant dans des choix de vie personnels générant anxiété et incertitude.
Cette tension se retrouve à plusieurs niveaux :
- Haute performance et identité: La culture de la performance pousse à se définir comme une exception, dans une compétition acharnée où l'excellence devient banale. L'individu est ainsi engagé dans une quête identitaire sans fin, poussé par l'exigence du "toujours plus" et un rapport entrepreneurial à son existence.
- Changement de paradigme social: Les auteurs constatent un éclatement des oppositions classiques (telles que les distinctions de classe) au profit de luttes pour des places dans un système globalisé où le pouvoir financier semble insaisissable. Les mouvements sociaux adoptent des formes nouvelles, moins marquées par des luttes de classe traditionnelles, et plus par des revendications autour de la liberté, la démocratie, et l'écologie.
Organisations et chaos: Les organisations jouent un rôle central dans la gestion de la vie sociale, mais leur complexité et leur omniprésence peuvent conduire au chaos. Vincente de Gaulejac et Françoise Hanique observent une transition vers des formes d'organisation moins hiérarchiques mais plus exigeantes en termes de performances individuelles, générant des conflits de valeurs et une perte de sens pour les individus.
- Conflits de valeurs et mal-être au travail: L'adoption de valeurs de gestion axées sur la performance et l'efficacité entraîne un éloignement des valeurs traditionnelles de service public, créant une crise de sens au travail. Ce changement brutal, souvent mal expliqué et accompagné d'une culpabilisation des travailleurs, contribue au mal-être général.
- Ordre paradoxant: Les auteurs concluent en s'interrogeant sur la notion d'ordre paradoxant, une société à la fois ordonnée et chaotique, où le principe de création destructrice de Schumpeter semble s'inverser : la destruction de valeur devient plus prononcée que la création. Cette dynamique menace non seulement le système économique mais aussi le bien-être individuel et collectif et maintenant .... la planète!
- Changement de paradigme social: Les auteurs constatent un éclatement des oppositions classiques (telles que les distinctions de classe) au profit de luttes pour des places dans un système globalisé où le pouvoir financier semble insaisissable. Les mouvements sociaux adoptent des formes nouvelles, moins marquées par des luttes de classe traditionnelles, et plus par des revendications autour de la liberté, la démocratie, et l'écologie.
Organisations et chaos: Les organisations jouent un rôle central dans la gestion de la vie sociale, mais leur complexité et leur omniprésence peuvent conduire au chaos. Vincente de Gaulejac et Françoise Hanique observent une transition vers des formes d'organisation moins hiérarchiques mais plus exigeantes en termes de performances individuelles, générant des conflits de valeurs et une perte de sens pour les individus.
- Conflits de valeurs et mal-être au travail: L'adoption de valeurs de gestion axées sur la performance et l'efficacité entraîne un éloignement des valeurs traditionnelles de service public, créant une crise de sens au travail. Ce changement brutal, souvent mal expliqué et accompagné d'une culpabilisation des travailleurs, contribue au mal-être général.
- Ordre paradoxant: Les auteurs concluent en s'interrogeant sur la notion d'ordre paradoxant, une société à la fois ordonnée et chaotique, où le principe de création destructrice de Schumpeter semble s'inverser : la destruction de valeur devient plus prononcée que la création. Cette dynamique menace non seulement le système économique mais aussi le bien-être individuel et collectif et maintenant .... la planète!
c'est un livre qui offre une réflexion profonde sur les dilemmes et les contradictions de la société contemporaine, marquée par une quête incessante de performance et d'identité dans un monde en mutation rapide, où les anciennes structures de sens et de solidarité s'effritent.
Principe d’un nouvel ordre paradoxant : la création destructrice (Introduction du chapitre 1)
La société hypermoderne se caractérise par l’exacerbation de contradictions dans le rapport individu/société (Aubert, 2004). La richesse produite, loin de favoriser une société plus harmonieuse, exacerbe les inégalités. Les hommes ont accès en « temps réel » à l’ensemble des connaissances, mais la « montée de l’insignifiance » (Castoriadis, 1996) semble inéluctable. La perte de sens éprouvée par beaucoup de nos contemporains est l’expression d’un monde vécu comme perpétuellement en crise, de plus en plus incohérent et chaotique. L’individualisme exacerbé et «la crise des grands récits » (Lyotard, 1979) coupent les individus des repères qui fondaient le sens (orientation et signification) de leur existence.
1. L’exacerbation des contradictions dans la société hypermoderne
La société hypermoderne favorise l’émergence de sujets en quête d’autonomie dans des univers contrastés, les uns dominés par une prescriptophrénie galopante (maladie de la prescription), les autres par l’anomie. Les uns souffrent d’un excès de normes, les autres de leur absence.
Dans ce monde, chacun doit se présenter comme responsable, créatif, capable de faire des projets, et en même temps il doit se couler dans des modèles (être bon élève, diplômé, adaptable, flexible, performant...), des contraintes (concours, examens, sélec- tions, embauche...), des normes très strictes. On lui prescrit d’être autonome, mais la conquête de l’autonomie passe par la soumission à des injonctions, par l’incorporation de normes, par l’intério- risation de façons de faire et de manières d’être préétablies. Il bénéficie d’une liberté tout à fait nouvelle dans ses choix sexuels et amoureux, qui le confronte à une anxiété permanente, à la peur de se tromper et d’être trompé.
Dans la culture de la haute performance, l’individu cherche à se définir comme une exception, capable d’accomplir des exploits hors du commun : cette injonction de se surpasser pour être reconnu produit un monde de compétition acharnée qui met chacun en concurrence sur tous les plans avec une obligation d’excellence. Mais si chacun est exceptionnel, l’exception devient ordinaire, se surpasser devient normal, l’excellence devient banale. L’individu est précipité dans une quête identitaire permanente, qui s’exprime par l’exigence du toujours plus, par un rapport entrepreneurial à sa propre existence pour développer son « capital humain ». La multiplicité d’appartenances successives et concomitantes empêche le sujet de se fixer durablement. S’il peut se « brancher » dans l’instantanéité, il peut tout aussi bien se débrancher ou être débranché tout aussi rapidement. L’insécurité le plonge dans un état de stress et d’anxiété dont il se défend par une incessante course en avant : le passage à l’acte* permanent devient sa raison de vivre, le changement, une injonction pour lui permettre de « se réaliser », de progresser, de s’épanouir, alors même qu’elle le met en tension.
Le changement pour le changement est le prototype de l’imaginaire leurrant (Enriquez, 2007) qui conduit à dévaloriser ce que l’on est dans le présent pour valoriser un avenir virtuel, toujours à réaliser, jamais accompli. L’idée que le changement est forcément positif et que la résistance au changement est forcément négative conforte cette course en avant. On ne peut jamais se satisfaire de ce que l’on a lorsqu’on pense que le changement est nécessaire pour être bien. On ne peut accepter de posséder seulement ce qui est nécessaire pour vivre bien, si la réalisation de soi-même passe par une accumulation infinie de biens. L’exigence du toujours plus procède selon des modalités équivalentes : chacun est invité à se surpasser, ce qui dévalorise ce qu’il fait dans le présent. Il se doit d’être au-delà des attentes pour réussir.
L’individu hypermoderne ne se réalise plus, comme dans les sociétés modernes, dans la maîtrise, la volonté, la force morale, la raison et le respect de la loi, mais dans le dépassement des limites, l’excès, la capacité de louvoyer dans les contradictions du monde, dans sa capacité à supporter les injonctions paradoxales qui l’assaillent de toutes parts. Confronté à l’instabilité perma- nente et à des exigences contradictoires multiples, il est condamné à être libre, à faire des choix, à se positionner comme sujet pour surnager dans les fluctuations du monde, pour rebondir après un échec, se mobiliser sur de nouveaux projets, se transformer pour s’adapter aux changements. La modernité caractérisait une société structurée et structurante qui «installait» des oppositions fortes entre les hommes et les femmes, les patrons et les salariés, les colonisés et les colonisateurs, les concepteurs et les exécutants, plus généralement entre les dominants et les dominés. Les distinc- tions étaient visibles, repérables, stables. La sociologie pouvait analyser les processus de reproduction, la façon dont chaque groupe social contribuait à maintenir la structure sociale et à reproduire les formes de domination. L’histoire des mouvements sociaux s’analysait à partir d’une vision progressiste de la société, dans le répertoire des conquêtes pour rehausser les pouvoirs des dominés : lutter en faveur des droits de l’homme, des droits sociaux, de la réduction des inégalités sociales et de l’édification d’institutions accessibles à tous... L’hypermodernité fait éclater ces oppositions structurelles ; le monde globalisé de la finance semble inaccessible, hors champ. Les mouvements sociaux semblent impuissants à transformer une figure du pouvoir qui paraît insaisissable.
La lutte des places se substitue à la lutte des classes (Gaulejac, Blondel, Taboada-Léonetti, 2014). Cette formule radicale exprime la façon dont la crise du capitalisme industriel, la dérégulation des marchés financiers, la généralisation des processus de déter- ritorialisation, la perte de pouvoir des politiques sur l’économie, l’émergence massive des NTIC (nouvelles technologies d’infor- mation et de communication) et l’individualisme se conjuguent pour produire un autre monde. Dans ce contexte, les vieilles opposi- tions de classes ne semblent plus rendre compte de la dynamique des rapports sociaux. Non que les classes sociales aient disparu, que les inégalités se soient résorbées, que les raisons de se révolter ne soient plus d’actualité. Mais parce que les mouvements sociaux ne semblent plus aussi marqués par la défense d’intérêts de classes. La myriade de mouvements sociaux qui émergent chaque jour dans le monde ne peut être analysée en termes de mobilisation des opprimés contre les nantis, des exploités contre les exploiteurs, du prolétariat contre les détenteurs des moyens de production. La lecture marxiste, léniniste ou maoïste des contradictions ne fait plus sens. On peut toujours repérer, derrière telle ou telle catégorie de manifestants, la défense d’intérêts précis. On peut y voir des logiques d’acteurs qui défendent leur pouvoir ou revendiquent d’en avoir davantage. Les conflits d’intérêts sont toujours aussi présents et actifs. Pour autant, les lectures en termes d’opposition entre classes semblent inopérantes pour rendre compte de ces mouvements sociaux.
Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la contestation, que l’on observe avec les mouvements sociaux qui se développent sur tous les continents. Ces mouvements ont des caractéristiques communes. Ils s’appuient sur les réseaux Internet, grâce auxquels les gens s’organisent et se mobilisent avec une réactivité et une mobilité impressionnante. Menés au départ par des jeunes anonymes, ils regroupent également toutes sortes d’initiatives, d’associations, de citoyens, de groupes. Ce sont des mouvements « rhizomiques », qui se développent de façon horizontale et souterraine (Castells, 2013). Ils peuvent apparaître et disparaître à tout moment, se reconstituer à l’occasion d’un événement, d’une répression, d’une situation nouvelle. Il ne s’agit plus de classes sociales, mais d’une communauté d’individus connectés en réseaux. Ils se mobilisent pour défendre la liberté, les droits de l’homme, la démocratie réelle, la non-violence, l’écologie, et pour lutter contre la corruption, la répression, la bureaucratie, la collusion entre les puissances finan- cières et les politiques, les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, la fraude fiscale. La lutte des classes ne semble plus être à l’ordre du jour, non pas parce que les rapports de domination auraient été éradiqués, mais parce que les luttes sociales prennent des formes nouvelles.
Le pouvoir ne s’incarne plus dans la figure du maître de forge ou du grand patron qui était à la fois entrepreneur et actionnaire. Le pouvoir de la finance est déterritorialisé. L’abstraction du capital ne permet plus d’identifier concrètement les propriétaires des moyens de production. Les nouvelles technologies accélèrent les transactions financières et la volatilité du capital. Les fonds de pension, les institutions financières, les grandes entreprises du CAC 40, appartiennent à des milliers d’actionnaires dispersés, interchangeables. Dans l’entreprise hypermoderne, les salariés ont internalisé la contradiction capital-travail, au point de se découvrir simultanément exploités et acteurs de leur propre exploitation. « Je suis mon propre patron », nous dit un salarié pour rendre compte de cette situation inédite. Nous avons rencontré des syndicats chez IBM qui, face à une vague de suicides aussi importante qu’à France-Télécom, refusaient de communiquer sur ce constat « pour ne pas écorner l’image de la boîte ». Comme si l’intérêt de l’entre- prise et l’intérêt des salariés se confondaient au point d’occulter une réalité tragique.
Les exemples sont multiples de la transformation des contradic- tions en paradoxes. Des polarités contraires apparemment incom- patibles coexistent, empêchant l’individu de définir une ligne d’action claire, cohérente, conforme à ses intérêts et ses aspirations.
Dans ce monde, chacun doit se présenter comme responsable, créatif, capable de faire des projets, et en même temps il doit se couler dans des modèles (être bon élève, diplômé, adaptable, flexible, performant...), des contraintes (concours, examens, sélec- tions, embauche...), des normes très strictes. On lui prescrit d’être autonome, mais la conquête de l’autonomie passe par la soumission à des injonctions, par l’incorporation de normes, par l’intério- risation de façons de faire et de manières d’être préétablies. Il bénéficie d’une liberté tout à fait nouvelle dans ses choix sexuels et amoureux, qui le confronte à une anxiété permanente, à la peur de se tromper et d’être trompé.
Dans la culture de la haute performance, l’individu cherche à se définir comme une exception, capable d’accomplir des exploits hors du commun : cette injonction de se surpasser pour être reconnu produit un monde de compétition acharnée qui met chacun en concurrence sur tous les plans avec une obligation d’excellence. Mais si chacun est exceptionnel, l’exception devient ordinaire, se surpasser devient normal, l’excellence devient banale. L’individu est précipité dans une quête identitaire permanente, qui s’exprime par l’exigence du toujours plus, par un rapport entrepreneurial à sa propre existence pour développer son « capital humain ». La multiplicité d’appartenances successives et concomitantes empêche le sujet de se fixer durablement. S’il peut se « brancher » dans l’instantanéité, il peut tout aussi bien se débrancher ou être débranché tout aussi rapidement. L’insécurité le plonge dans un état de stress et d’anxiété dont il se défend par une incessante course en avant : le passage à l’acte* permanent devient sa raison de vivre, le changement, une injonction pour lui permettre de « se réaliser », de progresser, de s’épanouir, alors même qu’elle le met en tension.
Le changement pour le changement est le prototype de l’imaginaire leurrant (Enriquez, 2007) qui conduit à dévaloriser ce que l’on est dans le présent pour valoriser un avenir virtuel, toujours à réaliser, jamais accompli. L’idée que le changement est forcément positif et que la résistance au changement est forcément négative conforte cette course en avant. On ne peut jamais se satisfaire de ce que l’on a lorsqu’on pense que le changement est nécessaire pour être bien. On ne peut accepter de posséder seulement ce qui est nécessaire pour vivre bien, si la réalisation de soi-même passe par une accumulation infinie de biens. L’exigence du toujours plus procède selon des modalités équivalentes : chacun est invité à se surpasser, ce qui dévalorise ce qu’il fait dans le présent. Il se doit d’être au-delà des attentes pour réussir.
L’individu hypermoderne ne se réalise plus, comme dans les sociétés modernes, dans la maîtrise, la volonté, la force morale, la raison et le respect de la loi, mais dans le dépassement des limites, l’excès, la capacité de louvoyer dans les contradictions du monde, dans sa capacité à supporter les injonctions paradoxales qui l’assaillent de toutes parts. Confronté à l’instabilité perma- nente et à des exigences contradictoires multiples, il est condamné à être libre, à faire des choix, à se positionner comme sujet pour surnager dans les fluctuations du monde, pour rebondir après un échec, se mobiliser sur de nouveaux projets, se transformer pour s’adapter aux changements. La modernité caractérisait une société structurée et structurante qui «installait» des oppositions fortes entre les hommes et les femmes, les patrons et les salariés, les colonisés et les colonisateurs, les concepteurs et les exécutants, plus généralement entre les dominants et les dominés. Les distinc- tions étaient visibles, repérables, stables. La sociologie pouvait analyser les processus de reproduction, la façon dont chaque groupe social contribuait à maintenir la structure sociale et à reproduire les formes de domination. L’histoire des mouvements sociaux s’analysait à partir d’une vision progressiste de la société, dans le répertoire des conquêtes pour rehausser les pouvoirs des dominés : lutter en faveur des droits de l’homme, des droits sociaux, de la réduction des inégalités sociales et de l’édification d’institutions accessibles à tous... L’hypermodernité fait éclater ces oppositions structurelles ; le monde globalisé de la finance semble inaccessible, hors champ. Les mouvements sociaux semblent impuissants à transformer une figure du pouvoir qui paraît insaisissable.
La lutte des places se substitue à la lutte des classes (Gaulejac, Blondel, Taboada-Léonetti, 2014). Cette formule radicale exprime la façon dont la crise du capitalisme industriel, la dérégulation des marchés financiers, la généralisation des processus de déter- ritorialisation, la perte de pouvoir des politiques sur l’économie, l’émergence massive des NTIC (nouvelles technologies d’infor- mation et de communication) et l’individualisme se conjuguent pour produire un autre monde. Dans ce contexte, les vieilles opposi- tions de classes ne semblent plus rendre compte de la dynamique des rapports sociaux. Non que les classes sociales aient disparu, que les inégalités se soient résorbées, que les raisons de se révolter ne soient plus d’actualité. Mais parce que les mouvements sociaux ne semblent plus aussi marqués par la défense d’intérêts de classes. La myriade de mouvements sociaux qui émergent chaque jour dans le monde ne peut être analysée en termes de mobilisation des opprimés contre les nantis, des exploités contre les exploiteurs, du prolétariat contre les détenteurs des moyens de production. La lecture marxiste, léniniste ou maoïste des contradictions ne fait plus sens. On peut toujours repérer, derrière telle ou telle catégorie de manifestants, la défense d’intérêts précis. On peut y voir des logiques d’acteurs qui défendent leur pouvoir ou revendiquent d’en avoir davantage. Les conflits d’intérêts sont toujours aussi présents et actifs. Pour autant, les lectures en termes d’opposition entre classes semblent inopérantes pour rendre compte de ces mouvements sociaux.
Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la contestation, que l’on observe avec les mouvements sociaux qui se développent sur tous les continents. Ces mouvements ont des caractéristiques communes. Ils s’appuient sur les réseaux Internet, grâce auxquels les gens s’organisent et se mobilisent avec une réactivité et une mobilité impressionnante. Menés au départ par des jeunes anonymes, ils regroupent également toutes sortes d’initiatives, d’associations, de citoyens, de groupes. Ce sont des mouvements « rhizomiques », qui se développent de façon horizontale et souterraine (Castells, 2013). Ils peuvent apparaître et disparaître à tout moment, se reconstituer à l’occasion d’un événement, d’une répression, d’une situation nouvelle. Il ne s’agit plus de classes sociales, mais d’une communauté d’individus connectés en réseaux. Ils se mobilisent pour défendre la liberté, les droits de l’homme, la démocratie réelle, la non-violence, l’écologie, et pour lutter contre la corruption, la répression, la bureaucratie, la collusion entre les puissances finan- cières et les politiques, les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, la fraude fiscale. La lutte des classes ne semble plus être à l’ordre du jour, non pas parce que les rapports de domination auraient été éradiqués, mais parce que les luttes sociales prennent des formes nouvelles.
Le pouvoir ne s’incarne plus dans la figure du maître de forge ou du grand patron qui était à la fois entrepreneur et actionnaire. Le pouvoir de la finance est déterritorialisé. L’abstraction du capital ne permet plus d’identifier concrètement les propriétaires des moyens de production. Les nouvelles technologies accélèrent les transactions financières et la volatilité du capital. Les fonds de pension, les institutions financières, les grandes entreprises du CAC 40, appartiennent à des milliers d’actionnaires dispersés, interchangeables. Dans l’entreprise hypermoderne, les salariés ont internalisé la contradiction capital-travail, au point de se découvrir simultanément exploités et acteurs de leur propre exploitation. « Je suis mon propre patron », nous dit un salarié pour rendre compte de cette situation inédite. Nous avons rencontré des syndicats chez IBM qui, face à une vague de suicides aussi importante qu’à France-Télécom, refusaient de communiquer sur ce constat « pour ne pas écorner l’image de la boîte ». Comme si l’intérêt de l’entre- prise et l’intérêt des salariés se confondaient au point d’occulter une réalité tragique.
Les exemples sont multiples de la transformation des contradic- tions en paradoxes. Des polarités contraires apparemment incom- patibles coexistent, empêchant l’individu de définir une ligne d’action claire, cohérente, conforme à ses intérêts et ses aspirations.
2. Les organisations face au risque du chaos
Entre l’individu et la société, les organisations sont omniprésentes. Le développement des sociétés a donné lieu à une inflation organisatrice galopante. Il n’est pas un secteur de la vie sociale qui ne soit administré, programmé, géré. Toute l’existence humaine, de la naissance à la mort, est prise en charge par des organisations. Dans le cours de son existence, de la maternité aux pompes funèbres, l’individu ne peut plus échapper aux institutions qui gèrent tous les registres de sa vie. L’enfant est pris en charge par des crèches, des haltes-garderies, puis par l’école maternelle, l’école primaire, le collège, le lycée, l’ université ou l’ apprentissage, l’ entreprise ou d’autres institutions dans lesquelles il doit trouver une place.
Les organisations gèrent la santé, l’éducation, le travail, la retraite, les activités culturelles et sportives, la vie sociale, les vacances... Peu d’activités humaines peuvent exister aujourd’hui sans organisation. C’est dire combien l’organisation est un élément indépassable de la vie dans les sociétés contemporaines développées. Au point que l’on crée des institutions pour prendre en charge ceux qui sont dans l’exclusion, ceux qui échapperaient à la toile protec- trice mise en œuvre pour gérer l’existence de l’individu « normal ». La société produit des organisations qui produisent la société. On ne peut plus penser l’une sans l’autre. Il existe un rapport de récursivité intense entre les deux. Il en va de même entre l’individu et l’organisation. Les organisations produisent des individus pour assurer leur reproduction. Les individus trouvent dans les organi- sations les moyens de subsistance dont ils ont besoin pour vivre.
Les formes d’organisation sont très diversifiées. Il en existe de petites, sous forme artisanale ou associative, qui, souvent, sont des structures socio-affectives dans lesquelles les liens personnels sont tout aussi importants que les liens fonctionnels. Avec le développement du capitalisme industriel et de la production de masse, de grandes organisations se sont développées sur un modèle hiérarchique et pyramidal. La globalisation économique, dominée par les logiques du capitalisme ultralibéral mis en œuvre par les multinationales, a développé une nouvelle conception de l’organisation. Nous avons décrit les caractéristiques de ces organisations hypermodernes et du new management à l’œuvre dans ces entre- prises (Pagès et al., 1979 ; Aubert et Gaulejac, 1991). Il y a là une nouvelle forme sociale, un nouveau modèle de pouvoir. Le modèle disciplinaire caractéristique du capitalisme industriel incarné dans la figure du taylorisme avait produit un monde hiérarchisé, divisé en classes, organisé autour de normes précises, formalisées, mises en œuvre dans le travail à la chaîne et contrôlées par un encadrement hiérarchisé et bien visible. On est passé d’un gouvernement par les ordres à une nouvelle forme de pouvoir qui fonctionne à la prescription, à l’évaluation des résultats, au management par projet. Il s’agit moins d’imposition que d’incitation, moins de contrôle disciplinaire que de mesure des performances, moins de surveillance tatillonne par des chefs que d’intériorisation de l’exigence de l’organisation, moins enfin de normes formelles à respecter que de prescriptions idéales à atteindre.
« Plus une organisation est complexe, plus elle tolère le désordre. Cela lui donne de la vitalité, parce que les individus sont aptes à prendre une initiative pour régler tel ou tel problème sans avoir à passer par la hiérarchie centrale» (Morin, 1990, p. 124). Un manager illustrait cette affirmation par ce constat : « J’ai quatorze patrons.» Il désignait ainsi les différents services avec lesquels il était constamment en relation : le commercial, le marketing, la finance, la logistique, la maintenance, la production, les ressources humaines, le contrôle de gestion, le contentieux, le juridique, les affaires internationales, la recherche et développement... Dans les organisations réticulaires (en réseau), chaque manager est en contact avec une multiplicité d’interfaces. Chacune correspond à une fonction, un métier, une compétence, une instance de décision ou de contrôle, dont il a besoin pour développer son activité propre. Chacune émet des prescriptions, des référentiels, des délais, des procédures, des plannings, des recommandations, autant de règles et de normes qui ne sont pas forcément compatibles, et même souvent contradictoires. Le fait de respecter l’une interdit de suivre l’autre. Autant de zones d’incertitudes qui confrontent le manager à des dilemmes : que choisir entre deux prescriptions inconciliables* ? On lui laisse une marge de manœuvre, donc de la liberté, et en même temps cela le met en difficulté : à tout moment il peut être accusé de n’être pas en règle, de ne pas respecter les prescriptions. Pour bien faire son travail, il doit contourner les règles et, ce faisant, il peut être constamment mis en défaut. Lorsqu’il se tourne vers sa hiérarchie directe pour savoir quelle conduite tenir dans cet univers d’incertitude, on lui répond : « C’est ton job, à toi d’assumer, tu es responsable, tu es payé pour ça.» Il doit donc faire preuve d’inventivité, de créativité, d’initiative pour trouver des solutions opératoires et efficientes. Il se doit d’être réactif, flexible et adaptable pour dépasser les impasses, les obstacles et gérer les conflits* engendrés par cette complexité chaotique. « Les leaders de demain seront ceux qui sauront vivre dans le chaos », proclame un chantre du management, qui décrit par ailleurs pourquoi l’excellence mène au désordre, la réussite à l’échec, la compétition à la guerre (Peters, 1998).
Les organisations gèrent la santé, l’éducation, le travail, la retraite, les activités culturelles et sportives, la vie sociale, les vacances... Peu d’activités humaines peuvent exister aujourd’hui sans organisation. C’est dire combien l’organisation est un élément indépassable de la vie dans les sociétés contemporaines développées. Au point que l’on crée des institutions pour prendre en charge ceux qui sont dans l’exclusion, ceux qui échapperaient à la toile protec- trice mise en œuvre pour gérer l’existence de l’individu « normal ». La société produit des organisations qui produisent la société. On ne peut plus penser l’une sans l’autre. Il existe un rapport de récursivité intense entre les deux. Il en va de même entre l’individu et l’organisation. Les organisations produisent des individus pour assurer leur reproduction. Les individus trouvent dans les organi- sations les moyens de subsistance dont ils ont besoin pour vivre.
Les formes d’organisation sont très diversifiées. Il en existe de petites, sous forme artisanale ou associative, qui, souvent, sont des structures socio-affectives dans lesquelles les liens personnels sont tout aussi importants que les liens fonctionnels. Avec le développement du capitalisme industriel et de la production de masse, de grandes organisations se sont développées sur un modèle hiérarchique et pyramidal. La globalisation économique, dominée par les logiques du capitalisme ultralibéral mis en œuvre par les multinationales, a développé une nouvelle conception de l’organisation. Nous avons décrit les caractéristiques de ces organisations hypermodernes et du new management à l’œuvre dans ces entre- prises (Pagès et al., 1979 ; Aubert et Gaulejac, 1991). Il y a là une nouvelle forme sociale, un nouveau modèle de pouvoir. Le modèle disciplinaire caractéristique du capitalisme industriel incarné dans la figure du taylorisme avait produit un monde hiérarchisé, divisé en classes, organisé autour de normes précises, formalisées, mises en œuvre dans le travail à la chaîne et contrôlées par un encadrement hiérarchisé et bien visible. On est passé d’un gouvernement par les ordres à une nouvelle forme de pouvoir qui fonctionne à la prescription, à l’évaluation des résultats, au management par projet. Il s’agit moins d’imposition que d’incitation, moins de contrôle disciplinaire que de mesure des performances, moins de surveillance tatillonne par des chefs que d’intériorisation de l’exigence de l’organisation, moins enfin de normes formelles à respecter que de prescriptions idéales à atteindre.
« Plus une organisation est complexe, plus elle tolère le désordre. Cela lui donne de la vitalité, parce que les individus sont aptes à prendre une initiative pour régler tel ou tel problème sans avoir à passer par la hiérarchie centrale» (Morin, 1990, p. 124). Un manager illustrait cette affirmation par ce constat : « J’ai quatorze patrons.» Il désignait ainsi les différents services avec lesquels il était constamment en relation : le commercial, le marketing, la finance, la logistique, la maintenance, la production, les ressources humaines, le contrôle de gestion, le contentieux, le juridique, les affaires internationales, la recherche et développement... Dans les organisations réticulaires (en réseau), chaque manager est en contact avec une multiplicité d’interfaces. Chacune correspond à une fonction, un métier, une compétence, une instance de décision ou de contrôle, dont il a besoin pour développer son activité propre. Chacune émet des prescriptions, des référentiels, des délais, des procédures, des plannings, des recommandations, autant de règles et de normes qui ne sont pas forcément compatibles, et même souvent contradictoires. Le fait de respecter l’une interdit de suivre l’autre. Autant de zones d’incertitudes qui confrontent le manager à des dilemmes : que choisir entre deux prescriptions inconciliables* ? On lui laisse une marge de manœuvre, donc de la liberté, et en même temps cela le met en difficulté : à tout moment il peut être accusé de n’être pas en règle, de ne pas respecter les prescriptions. Pour bien faire son travail, il doit contourner les règles et, ce faisant, il peut être constamment mis en défaut. Lorsqu’il se tourne vers sa hiérarchie directe pour savoir quelle conduite tenir dans cet univers d’incertitude, on lui répond : « C’est ton job, à toi d’assumer, tu es responsable, tu es payé pour ça.» Il doit donc faire preuve d’inventivité, de créativité, d’initiative pour trouver des solutions opératoires et efficientes. Il se doit d’être réactif, flexible et adaptable pour dépasser les impasses, les obstacles et gérer les conflits* engendrés par cette complexité chaotique. « Les leaders de demain seront ceux qui sauront vivre dans le chaos », proclame un chantre du management, qui décrit par ailleurs pourquoi l’excellence mène au désordre, la réussite à l’échec, la compétition à la guerre (Peters, 1998).
3. Des conflits de valeur
L’émergence d’organisations développant des logiques* propres, indépendamment des finalités initiales pour lesquelles des hommes les ont créées à l’origine, conduit à un changement majeur: à partir d’un certain stade, ces organisations semblent plus préoc- cupées d’assurer leur reproduction que de remplir les missions qui ont justifié leur mise en place. Conçue au départ comme un système opératoire au service d’une cause, l’organisation en vient à trouver sa finalité en elle-même, parfois aux dépens des valeurs au service desquelles elle avait été conçue. C’est le cas des entreprises publiques qui abandonnent leur mission de service public pour se préoccuper uniquement de leur pérennité. C’est le cas encore des institutions publiques, soumises aux règles de la gestion managé- riale, qui pervertissent leur fonction initiale (la santé, l’éducation, la recherche, la sécurité...) pour s’adapter à la culture client, aux normes des classements internationaux, aux exigences de réduction des effectifs. On constate un écart croissant entre l’organisation et l’institution, la première tendue vers des objectifs de résultats opératoires, la seconde, porteuse d’une vocation ou de missions au service de la société (Gaulejac, 2009).
Les sociétés elles-mêmes sont de plus en plus influencées par des organisations multinationales, ultra-puissantes, déterritorialisées, qui imposent l’autorité de leurs propres règles aux lois édictées dans les différents pays. Les salariés y sont formatés pour appliquer une nouvelle forme de gouvernance (le new management privé et public) et diffuser l’idéologie et le langage qui l’accompagne (l’idéologie gestionnaire et la novlangue managériale).
Les valeurs de la nouvelle gestion publique, largement diffusées dans les écoles de commerce, par les sciences de gestion, dans les établissements de formation des élites managériales, et relayées par de nombreux médias, se sont imposées dans le monde entier. Présentée comme un moyen pour lutter contre la bureau- cratie, la gabegie financière, l’inefficacité de l’administration, le manque d’évaluation des performances, l’absence de motivation des personnels, la culture des moyens, la nouvelle gouvernance devient « le » modèle dominant de gestion des organisations privées et publiques, en rupture avec les valeurs de service public. Les employés ne sont plus alors au service de l’État, de l’intérêt général, de la société. Ils vivent comme une rupture brutale le fait de devoir se mettre au service de nouvelles valeurs comme l’effi- cience, la rentabilité, l’évaluation performative, la culture des résultats, l’avancement au mérite, l’adaptation au marché. Dans ce contexte, à partir du moment où l’organisation produit et véhicule des valeurs en contradiction avec la société et les valeurs trans- mises en héritage aux individus, la perte de sens, la démotivation et le mal-être au travail se développent de façon spectaculaire dans toutes les entreprises, mais également dans les institutions et les milieux associatifs.
À l’heure où le travail est célébré comme une valeur incon- tournable, bon nombre de travailleurs ont le sentiment que leur travail perd de sa valeur, que la compétence et le travail bien fait ne comptent plus, que les modes de reconnaissance changent au détriment des idéaux attachés à la valeur travail transmise par la famille, la tradition, l’histoire. Il convient désormais d’être flexible, mobile, adaptable, performant, là où l’on célébrait auparavant la stabilité, la conscience professionnelle, l’avancement à l’ancienneté, la qualité du travail réalisé et sa durabilité. Dans ce contexte, le sens du travail se perd avec l’estime de soi.
Ce changement rapide, vécu comme brutal par beaucoup, a été imposé plutôt qu’expliqué. Il s’accompagne d’une culpabili- sation massive des travailleurs, accusés de résister au changement, de ne pas vouloir ou pas savoir s’adapter aux innovations, d’être uniquement préoccupés de défendre des intérêts corporatistes. Étrange situation, pour ceux-là mêmes qui aiment leur métier, que de se voir reprocher de ne pas s’investir suffisamment et de ne pas l’exercer comme il faut, alors qu’ils se sentent empêchés de bien travailler. Cet exemple, parmi d’autres, illustrant l’hypo- thèse que l’ordre du monde devient paradoxant.
Les sociétés elles-mêmes sont de plus en plus influencées par des organisations multinationales, ultra-puissantes, déterritorialisées, qui imposent l’autorité de leurs propres règles aux lois édictées dans les différents pays. Les salariés y sont formatés pour appliquer une nouvelle forme de gouvernance (le new management privé et public) et diffuser l’idéologie et le langage qui l’accompagne (l’idéologie gestionnaire et la novlangue managériale).
Les valeurs de la nouvelle gestion publique, largement diffusées dans les écoles de commerce, par les sciences de gestion, dans les établissements de formation des élites managériales, et relayées par de nombreux médias, se sont imposées dans le monde entier. Présentée comme un moyen pour lutter contre la bureau- cratie, la gabegie financière, l’inefficacité de l’administration, le manque d’évaluation des performances, l’absence de motivation des personnels, la culture des moyens, la nouvelle gouvernance devient « le » modèle dominant de gestion des organisations privées et publiques, en rupture avec les valeurs de service public. Les employés ne sont plus alors au service de l’État, de l’intérêt général, de la société. Ils vivent comme une rupture brutale le fait de devoir se mettre au service de nouvelles valeurs comme l’effi- cience, la rentabilité, l’évaluation performative, la culture des résultats, l’avancement au mérite, l’adaptation au marché. Dans ce contexte, à partir du moment où l’organisation produit et véhicule des valeurs en contradiction avec la société et les valeurs trans- mises en héritage aux individus, la perte de sens, la démotivation et le mal-être au travail se développent de façon spectaculaire dans toutes les entreprises, mais également dans les institutions et les milieux associatifs.
À l’heure où le travail est célébré comme une valeur incon- tournable, bon nombre de travailleurs ont le sentiment que leur travail perd de sa valeur, que la compétence et le travail bien fait ne comptent plus, que les modes de reconnaissance changent au détriment des idéaux attachés à la valeur travail transmise par la famille, la tradition, l’histoire. Il convient désormais d’être flexible, mobile, adaptable, performant, là où l’on célébrait auparavant la stabilité, la conscience professionnelle, l’avancement à l’ancienneté, la qualité du travail réalisé et sa durabilité. Dans ce contexte, le sens du travail se perd avec l’estime de soi.
Ce changement rapide, vécu comme brutal par beaucoup, a été imposé plutôt qu’expliqué. Il s’accompagne d’une culpabili- sation massive des travailleurs, accusés de résister au changement, de ne pas vouloir ou pas savoir s’adapter aux innovations, d’être uniquement préoccupés de défendre des intérêts corporatistes. Étrange situation, pour ceux-là mêmes qui aiment leur métier, que de se voir reprocher de ne pas s’investir suffisamment et de ne pas l’exercer comme il faut, alors qu’ils se sentent empêchés de bien travailler. Cet exemple, parmi d’autres, illustrant l’hypo- thèse que l’ordre du monde devient paradoxant.
4. Peut-on parler d’ordre paradoxant ?
La société se présente comme un « tout » ordonné, interconnecté, organisé, unifié, et, en même temps, comme un ensemble hétérogène, éclaté, divisé, en crise permanente : un ordre paradoxant. Bel oxymore*1 pour rendre compte de la nature profonde des organi- sations hypermodernes et des sociétés contemporaines. D’un côté, l’évocation d’un nouvel ordre mondial, dominé par les multina- tionales, facteur de croissance, de progrès, de développement. De l’autre, un système de domination et de pouvoir qui impose ses valeurs et ses modes de fonctionnement à la planète entière, engendrant des crises financières, sociales et politiques. Le terme « ordre » est lui-même contradictoire. Il renvoie à la mise en œuvre d’une organisation harmonieuse et cohérente pour lutter contre le désordre, le chaos, la folie et la violence. L’ordre est alors du côté de l’harmonie, de la sécurité, «du calme et de la volupté», pour paraphraser Baudelaire dans Les Fleurs du mal. L’ordre peut être également arbitraire, répressif, violent et totalitaire. Il est alors au service d’un système de domination qui cherche à s’imposer par tous les moyens.
Les sociétés hypermodernes valorisent la raison, la rationalité, la science, la mesure objective, tout en générant un état de crise permanente. La crise n’est plus un état de transition entre deux moments de stabilité. Elle est devenue un élément structurel de fonctionnement. Elle est économique, morale, politique, écolo- gique, financière, institutionnelle. Elle touche l’être même de la société dont le développement semble aujourd’hui marqué par un principe de création destructrice. Au milieu du xxe siècle, Schumpeter a montré que la force du capitalisme résidait dans le principe de destruction créatrice: il détruit ce qu’il produit pour produire des biens et des services qui vont générer une création de valeur supérieure à ce qui a été détruit. «L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capita- liste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste. [...] Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme: c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme, et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter » (Schumpeter, 1942).
Cette dynamique de destruction créatrice semble actuellement en train de s’inverser. Aujourd’hui, le capitalisme détruit davantage de valeur qu’il n’en crée. La destruction des ressources naturelles de notre planète sous le coup d’une exploitation sans limites en est une illustration. L’effondrement de pans entiers du système productif industrialisé en est une autre : l’optimisation de la produc- tivité et les gains de compétitivité conduisent à la destruction de milliers d’emplois. Au-delà de la question des emplois, c’est le travail en tant qu’activité productive qui se voit menacé, et, par extension, les travailleurs, parmi lesquels on constate une augmen- tation impressionnante de plaintes, de souffrances, et même de suicides.
Dans cette perspective, un constat amer s’énonce parfois ainsi : les uns meurent de ne pas trouver de travail, les autres d’avoir trop de travail.
La création destructrice semblant s’être installée aujourd’hui au cœur de notre système économique, il convient à présent d’en analyser les manifestations et les effets, et d’en comprendre la logique, afin de se donner des pistes pour sortir du chaos auquel elle risque de nous mener.
Les sociétés hypermodernes valorisent la raison, la rationalité, la science, la mesure objective, tout en générant un état de crise permanente. La crise n’est plus un état de transition entre deux moments de stabilité. Elle est devenue un élément structurel de fonctionnement. Elle est économique, morale, politique, écolo- gique, financière, institutionnelle. Elle touche l’être même de la société dont le développement semble aujourd’hui marqué par un principe de création destructrice. Au milieu du xxe siècle, Schumpeter a montré que la force du capitalisme résidait dans le principe de destruction créatrice: il détruit ce qu’il produit pour produire des biens et des services qui vont générer une création de valeur supérieure à ce qui a été détruit. «L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capita- liste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste. [...] Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme: c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme, et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter » (Schumpeter, 1942).
Cette dynamique de destruction créatrice semble actuellement en train de s’inverser. Aujourd’hui, le capitalisme détruit davantage de valeur qu’il n’en crée. La destruction des ressources naturelles de notre planète sous le coup d’une exploitation sans limites en est une illustration. L’effondrement de pans entiers du système productif industrialisé en est une autre : l’optimisation de la produc- tivité et les gains de compétitivité conduisent à la destruction de milliers d’emplois. Au-delà de la question des emplois, c’est le travail en tant qu’activité productive qui se voit menacé, et, par extension, les travailleurs, parmi lesquels on constate une augmen- tation impressionnante de plaintes, de souffrances, et même de suicides.
Dans cette perspective, un constat amer s’énonce parfois ainsi : les uns meurent de ne pas trouver de travail, les autres d’avoir trop de travail.
La création destructrice semblant s’être installée aujourd’hui au cœur de notre système économique, il convient à présent d’en analyser les manifestations et les effets, et d’en comprendre la logique, afin de se donner des pistes pour sortir du chaos auquel elle risque de nous mener.
Pour aller plus loin : Le capitalisme paradoxant
L’injonction paradoxale plonge un individu dans un dilemme insoluble en lui imposant des
exigences incompatibles : produire toujours plus avec moins de moyens, être autonome en
obéissant aux règles, avoir l’esprit d’équipe dans un système hyper concurrentiel. La mutation vers un capitalisme financier exacerbe cette logique paradoxante et la propage dans toutes les organisations privées et publiques, marchandes et non marchandes.
Les auteurs mettent au jour les origines du phénomène, au confluent de la « révolution managériale, de la révolution numérique et de la financiarisation de l’économie. Ils analysent la difficulté de vivre dans un système paradoxant aux effets ravageurs pour la santé mentale. Ils proposent enfin des pistes pour combattre la folie que ce système génère.
exigences incompatibles : produire toujours plus avec moins de moyens, être autonome en
obéissant aux règles, avoir l’esprit d’équipe dans un système hyper concurrentiel. La mutation vers un capitalisme financier exacerbe cette logique paradoxante et la propage dans toutes les organisations privées et publiques, marchandes et non marchandes.
Les auteurs mettent au jour les origines du phénomène, au confluent de la « révolution managériale, de la révolution numérique et de la financiarisation de l’économie. Ils analysent la difficulté de vivre dans un système paradoxant aux effets ravageurs pour la santé mentale. Ils proposent enfin des pistes pour combattre la folie que ce système génère.
Vincent de Gaulejac
Sociologue, professeur émérite à l’université
Paris-Diderot et président du Réseau international
de sociologie clinique (RISC).
Fabienne Hanique
Sociologue, professeure à l’université Paris-
Diderot et chercheure au Laboratoire de changement
social et politique.
Replay de la conférence de Vincent de Gaulejac " Que peuvent faire les managers face aux paradoxes organisationnelles"
This browser does not support the video element.
Cette conférence a été co - organisée par les 4 Temps du Management et l'Institut Psychanalyse et Management et sponsorisée par la société de Communication et de Services CONEXT
Un quiz pour mémoriser les points clés de la conférence
Un quiz pour mémoriser les points clés de la conférence