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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.14 Subjectivité des salariés, masochisme managérial et stratégie d'entreprise


1. Souffrance en France

Le " stress au travail " fait l’actualité. Il ne se passe pas un jour sans que ce thème ne soit évoqué dans les médias. Les éditeurs publient un florilège de livres avec des titres évocateurs comme " Le mal être au travail ", " Quand le travail rend fou ", " Le harcèlement moral au travail ", " Souffrances en France ", " Souffrances le coût du travail humain ", etc. Le cinéma n’est pas en reste avec des titres tout aussi évocateurs comme " Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés " réalisé par Sophie Bruneau et Marc Antoine Roudil ; " Violence des échanges en milieu tempéré " réalisé par Jean-Marc Montout (2004).

Plusieurs suicides récents dont les causes peuvent être partiellement au moins, imputables à la sphère du travail ont amené les pouvoirs publics à prendre au sérieux cette question. C’est ainsi que le 27 Juin, Xavier Bertrand, Ministre du Travail, des Affaires Sociales et de la Solidarité, annonçait aux partenaires sociaux, après le rapport de P. Legeron, le lancement d’une grande enquête nationale sur le stress au travail pilotée par l’Insee. Très récemment encore, les syndicats et représentants patronaux sont parvenus, en un temps record, à rédiger un texte commun dont la vocation est de traduire en droit français un accord européen sur la lutte contre le stress au travail datant de 2004.

L’ANACT, après avoir longtemps travaillé à la promotion de l’amélioration des conditions de travail et de sécurité des travailleurs, en a fait son cheval de bataille en se positionnant résolument sur le thème plus élégant des " risques psychosociaux ".

C’est sans doute C. Dejours, Médecin psychiatre, qui le premier à attiré notre attention sur ce fléau des temps modernes ; d’abord avec son livre " Travail, usure mentale " (1980), puis " Souffrance en France " (1998) qui connaît un succès certain. M.F Hirigoyen a repris le flambeau à travers plusieurs ouvrages dont " Harcèlement moral dans la vie professionnelle " où elle décrit très bien les processus mis en œuvre.

Sur le plan juridique, on constate aussi la même tendance : le nombre de jugements, pour harcèlement moral au travail, lui aussi, n’a fait que croître. L’exemple extrême est celui qui relate les persécutions infligées par un directeur de production dans une entreprise de textile du nord de la France.


2. Quelques chiffres révélateurs confirment ce réel malaise vécu par les salariés

52% des salariés français souffrent de troubles du sommeil dans la nuit du dimanche au lundi contre 30% seulement dans les pays nordiques comme le Danemark et la Norvège.

En Europe, selon l'institut de veille sanitaire, 70% des cadres s'estiment exposés à une forte pression psychologique, 13,5% des femmes et 10% des hommes déclarent avoir fait l'objet d'intimidations et d'humiliations dans le cadre de leur travail, 21% des maladies professionnelles seraient liées à la souffrance psychique, 20% des personnes en arrêt maladie de longue durée évoquent un conflit selon la Caisse Nationale d'Assurance. Selon la fondation de Dublin, le coût du stress serait dans l'union Européenne de 20 milliards d'Euros.

3. Les causes de la souffrance au travail : La " compétitivité prix " ?

Les causes à l’origine de ce problème sont multiples. Elles apparaissent souvent sous la forme de conflits interpersonnels. Des tensions se développent entre les individus, généralement de niveau hiérarchique différent. Si nul ne peut nier que des facteurs de personnalité ont leur importance dans cette question, nous souhaiterions développer une hypothèse plus systémique en mettant en évidence que la souffrance des salariés semble plus souvent évoquée dans des entreprises qui sont positionnées sur la compétitivité prix. On constate en effet que les salariés concernés sont souvent inscrits dans des entreprises industrielles ayant des productions fortement concurrencées par des pays en voie de développement avec des coûts du travail beaucoup plus faibles. (Ex : Le coût du travail horaire d’un salarié en France est d’environs, charges comprises, de 13 Euros de l’heure contre 0, 20 Euros au Bengladesh). Il s’agit la plupart du temps d’entreprises privés qui sont dans la nécessité de développer une plus grande productivité.

La thèse fondamentale de cet article est que les tensions qui se développent actuellement entre les acteurs seraient davantage liées à des formules stratégiques obsolètes qu’à des problèmes relationnels entre les acteurs. Ainsi, cette hypothèse nous invite à considérer que les manifestations de cette souffrance pourraient être considérées comme des " signes signifiants " de l’inadéquation entre les formules stratégiques et les opportunités du marché.

Nous en sommes arrivés là à travers de nombreuses interventions menées en entreprise de tous secteurs pendant plus d’une vingtaine d’années où ils apparaissaient clairement que le rapport au temps des acteurs était très différent selon l’importance de la valeur ajoutée.

Plus la valeur ajoutée est faible, plus la pression sur le court terme semble intense. A l’inverse, dans le cas des entreprises positionnées sur le " hors prix " comme les fabricants de parfum haut de gamme, les possibilités de projection sur le moyen et long terme semblait beaucoup plus aisées. On peut donc estimer que le rapport au temps collectif est largement dépendant de la façon dont l’entreprise crée sa valeur ajoutée et donc de ses orientations stratégiques fondamentales. Ces observations sont facilement confirmées par l’actualité économique. Les entreprises qui sont orientées " low cost. " sont souvent dans une précarité plus grande. On constate que la plupart des licenciements qui ont lieu ces dernières années se sont passés dans des entreprises de ce type.

En poussant notre exploration plus loin, nous nous sommes aperçus que les pays qui étaient les plus performants, c'est-à-dire qui produisait le plus de Valeur Ajoutée par heure travaillée était les pays d’Europe du Nord : Allemagne, Norvège, Danemark, Suède. Il est difficile d’expliquer autrement le succès économique de ces pays sans mettre évidence que les processus mis en œuvre " pour créer de la valeur " reposent à l’évidence sur d’autres facteurs que ceux que nous avons jusqu’à présent privilégiés.

4. Les doctrines du salut surdéterminent les décisions stratégiques

Emmanuel Todd complète cette analyse en montrant dans ses travaux que les performances économiques des pays ne reposent pas selon lui sur des facteurs environnementaux mais sur des facteurs " anthropologiques ", c'est-à-dire culturel. En superposant à la cartographie économique une cartographie " des systèmes familiaux et culturels ", il montre ainsi que les pays de culture " protestante " créent plus de valeur ajoutée que les pays de culture " catholique ". Ce serait donc nos représentations du salut qui seraient à l’origine de nos choix stratégiques. Le célèbre sociologue Weber avait en son temps fait les mêmes constats en montrant que c’est que c’était " l’éthique protestante " qui était à l’origine du prodigieux essor du capitalisme.

La façon dont ces deux religions conçoivent le salut est profondément différente. Dans le cas de la religion catholique, c’est par la pénitence de ces péchés qu’on peut parvenir au paradis, alors que dans la religion protestante le salut est le résultat de ces œuvres ici bas. C’est donc dans l’action de tous les jours qu’on peut accéder au paradis alors que dans l’autre modèle, c’est par la reconnaissance de ses péchés qu’on pourrait espérer le pardon et atteindre la " parousie " (la libération).

Sur un plan psychanalytique ces deux formes de relation au sacré renvoient au " masochisme ". Les psychanalystes ont une définition assez large de celui-ci. Nous retiendrons celle de R. Roussillon qui le définit comme " la capacité du moi à supporter les tensions internes ". Nous sommes plus réservés sur le fait que le sujet y prenne du plaisir. Aussi traduire le masochisme uniquement comme la pulsion à prendre plaisir à être battu nous parait réducteur.

Nous proposons de distinguer " le masochisme positif " du " masochisme négatif ". La capacité à supporter des tensions internes permet de faire preuve d’une certaine ténacité ; C’est une qualité qui peut conduire le sujet au succès mais quand cette ténacité conduit à une certaine destruction de soi-même et que les pulsions de mort l’emporte sur les pulsions de vie, il s’agit d’un masochisme mortifère.

Appliqué au management cette notion à son intérêt. Elle permet d’expliquer la persistance que certains managers mettent en œuvre à propos de certaines formules stratégiques qui les conduisent visiblement à l’échec mais qu’ils maintiennent contre vent et marée par conviction " inconsciente ". Le masochisme mortifère peut parfois conduire à maintenir le cap dans une direction qui conduit à plus d’effort et à moins de résultat. Dans la vie des affaires on pourrait illustrer la question du masochisme par la loi du 80/20, c'est-à-dire 80% d’efforts pour 20% de résultat.

Le comportement d'un de nos clients illustre bien l’importance de ne pas céder à cette tentation. Il a fondé en 1990 une première société de distribution en gros de produits informatiques. Très rapidement cette société est devenue leader sur ce secteur. Quand les marges ont régressé, il a revendu sa société de 150 personnes à un groupe américain désirant s'implanter en Europe. Après un an de réflexion, il a recrée, toujours dans le même secteur une nouvelle société positionnée sur une niche très spécifique. Cette stratégie a été plus que rentable pendant près une dizaine d'années puisque seulement avec 5 collaborateurs elle a générée des résultats plus exceptionnels. Peu à peu des concurrents se sont aventurés sur ce créneau et les marges ont régressé. La société dégageait encore du résultat quand il a décidé de la revendre à un groupe plus important devant l’évidence de la perte de marge. Ce cas est intéressant à plus d'un titre. Chaque fois que le dirigeant entre dans la guerre des prix, il n'insiste pas. Il cherche une voie de dégagement en revendant à des concurrents plus puissants. Les décisions qui ont été prises se sont faites évidemment de façon inconsciente. Mais avec le recul, le processus est intéressant à étudier. Tout se passe, comme si, à chaque fois, dès que la tension " mortifère " s'installe, un signal d’alerte se mettait en place dans la conscience du dirigeant. En effet, la régression des marges demande plus d'efforts. Si cet effort permet de revenir à la situation initiale, il est utile et nécessaire. Mais si malgré ces efforts, la situation ne se rétablit pas, on peut estimer qu'elle relève du masochisme mortifère. Ce cas n'est loin d'être unique. La plupart des dirigeants en situation de réussite ne sont pas dans la souffrance. Contrairement à la croyance populaire, la réussite professionnelle n'est pas proportionnelle à l'intensité de la tension inévitable qu'elle engendre. La réussite semble même inséparable d'une certaine jouissance.

Dans cette perspective, la souffrance des acteurs peut être interprétée comme un signe signifiant que nous ne sommes pas dans la meilleure direction. La plupart des analyses faites à ce sujet associe la souffrance à des problèmes d'organisation et ou de comportements managériaux " douteux ". Nous posons l'hypothèse qu'il faut aller plus loin. Elle exprime des choix stratégiques qui demanderaient à être revisités. Si des tensions s'installent entre un manager et des collaborateurs elles ne relèvent pas seulement d'une problématique interpersonnelle mais d'une inadéquation entre les efforts fournis par les communautés de travail et les choix stratégiques de l'entreprise.

La subjectivité des collaborateurs est souvent perçue comme suspecte par les tenants des managers " quantitativistes ". Dans cette perspective, elle devient une ressource précieuse car elle constitue un baromètre de la pertinence managériale dont elle révèle la pertinence.

Le manager a maintes occasions d'y avoir accès. Les entretiens d'évaluation en sont un parmi d'autres. Les comportements des collaborateurs en réunion en constituent d'autres. Mais d'autres signaux faibles mériteraient également d'être signalés comme le regard plus ou moins lumineux des collaborateurs...

Conclusion

Si dans un monde stable et prévisible, le manager peut faire l'économie de la subjectivité, elle devient dans un univers dérégulé, une ressource précieuse.

Cependant cette nouvelle dimension n'est pas facile à intégrer car, dans sa formation initiale, il a plutôt fait un apprentissage qui a renforcé ses défenses. Il a appris à se méfier de son intuition et de sa propre subjectivité, alors que c'est précisément d'elles dont il a besoin aujourd'hui pour prendre les décisions.

On peut s'interroger sur quelle pédagogie mettre en œuvre pour lui permettre de développer ce potentiel ?

Bibliographie et sitographie




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