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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.15 De la déification des managers à la choséification des employés


Présentation de l'auteur : Omar Aktouf, Ph. D est Professeur titulaire en Management à HEC Montréal


Résumé de l'article

À partir des affirmations de base - implicites ou explicites - véhiculées par le courant dit du “ management de l'excellence ” (dont le prototype reste le fameux In Search of Excellence de Peters et Waterman) et perpétué depuis par des modes managériaux du genre " qualité totale " et autres " management par la reconnaissance " ou " management stratégique ", l'auteur tente de montrer qu'il s'y trouve, plus que jamais, un culte du manager - du leader - qui le porte à une véritable “ déification ”, et qui a pour parallèle, dans la littérature et dans les pratiques managériales courantes, une “ réification ” de l'employé. Donc une flagrante et insidieuse atteinte à toute idée de «" démocratie " au sein de nos organisations capitalistes néolibérales dominantes.

Pour étayer son argumentation, l'auteur utilise aussi bien les retombées de ses propres recherches empiriques que les parallèles effectués par certains théoriciens entre pouvoir du chef d'entreprise et pouvoir absolu (notamment de type monarchique). Il suggère, plus particulièrement, que les dilemmes vécus par certains rois des tragédies shakespeariennes sont de nature à donner un éclairage singulièrement instructif pour la compréhension de la façon dont les organisations sont dirigées sur la base de pouvoirs “ fantasmatiques ” tout-puissants et souvent destructeurs. Une des thèses centrales étant que la notion de " leader ", telle que développée par les milieux managériaux US, pour justifier et légitimer le désir de pouvoir absolu des faiseurs d'argent, serait en bonne partie une transposition de la bonne vieille fiction du " double corps du Roi anglais ".

“ Vous vous complaisez à établir des lois, mais vous vous complaisez davantage à les violer. ”
“ Ils ne voient que leurs ombres, et leurs ombres sont leurs lois. Et qu'est-ce que reconnaître les lois sinon s'incliner et tracer leurs ombres sur la terre ? ”
“ Alors seulement vous saurez que le juste et le déchu ne sont qu'un seul homme debout dans le crépuscule entre la nuit de son moi-pygmée et le jour de son moi-divin. ”

(Khalil Gibran, Le Prophète)

Introduction

Mon attention fut fortement attirée pour la première fois sur les liens entre position de pouvoir (dirigeant), déification de soi-même, fantasmes de toute-puissance et illusion d'immortalité, par les termes qu'utilisaient plusieurs employés de différentes organisations que j'étudiais dans les années 80 (Aktouf, 1986, 1989, 1990). Les employés qualifiaient leurs dirigeants - bien entendu par dérision - de “pharaons”, de “dieux sur terre”, de “gens qui se croient nés d'une créature extraterrestre”. Ce n'est que bien des années plus tard que la lecture d'auteurs tels Becker (1973), Berle (1957), Sievers (1986), Ketz de Vries et Miller (1985), Enriquez (1983, 1989, 1990) commença à me mettre sur une voie d'exploration théorique plus systématique de ce phénomène.

En dehors des nombreuses références à la mythologie grecque, à la philosophie (ontologie), à la métaphysique et, en particulier, à la psychanalyse et à l'existentialisme, auxquelles ces lectures appellent inévitablement, il en est une que je voudrais mettre un peu plus en relief dans le présent travail : la référence à la forme que l'on pourrait qualifier d'“archétype” du pouvoir : celle d'être roi (Berle, 1957). Du pouvoir absolu aux républiques, en passant par les monarchies parlementaires, voilà un statut qui a connu, à travers les âges, des paroxysmes de grandeurs et de misères humaines. Or, ce “pouvoir-archétype” aurait-il manqué de laisser quelques marques dans l'autre pouvoir en voie, lui aussi, de devenir un archétype de nos jours : celui du manager, du dirigeant d'organisation, dans, pour reprendre C. Perrow (1979), notre univers devenu un “univers d'organisations”? Nos dirigeants d'entreprises se conduisent-ils, sans le savoir, en “monarques” des organisations? Car, qu'on le veuille ou non, toute forme de pouvoir vit la tentation de l'absolu, et il ne manque pas d'exemples, depuis Howard Hugues jusqu'à Geenen, en passant par Krupp et Henry Ford 1er, pour montrer des facettes monstrueuses de recherche compulsive de toute-puissance dont l'actualisation passe par la médiation de l'organisation, utilisée comme “objet” d'alimentation de fantasmes, beaucoup plus que comme “outil de production” (Ketz de Vries et Miller, 1985; Enriquez, 1983; Pagès, 1979; Miller, 1992; Chanlat, 1993). Par ailleurs, les cas de conduite de PME à la faillite rapide et totale en raison de l'obsession du pouvoir-contrôle dont font preuve les patrons inondent la littérature managériale sur les petites entreprises et leurs fameux “caps” des trois ou cinq ans (malgré que, bien entendu, beaucoup d'autres facteurs que le seul comportement des chefs puissent aussi expliquer ces faillites).

Comment le pouvoir peut-il ainsi pousser à des actes suicidaires, à l'inconscience aveuglante du danger mortel? Ce dont maints rois (Louis XVI en serait une sorte de point culminant) ont fait preuve dans toutes les histoires des dynasties qui ont régné sur notre planète. Cela aurait-il à voir avec l'aveuglement qu'ont montré tant de dirigeants d'immenses organisations occidentales (comme celles des secteurs de l'automobile, de l'électronique, etc.) face au danger mortel venu, entre autres, d'Asie du Sud-Est (Morgan, 1989)? Cela aurait-il aussi à voir - toutes proportions gardées - avec cette sorte de mouvement irrésistible de “républicanis¬me” des entreprises qui, elles aussi, tentent de rapprocher “rois” et “sujets” dans des formes de gestion dites “participatives”, d'“équipes semi-autonomes”, de “qualité totale”, etc. où le “capital humain” et sa contribution intelligente et complice deviendraient le nerf de la “guerre” de la productivité (Semler, 21993)? Pourquoi alors tant d'échecs? Pourquoi tant de mauvaise volonté et de lenteur à changer? Pourquoi tant de retards par rapport aux échéances fixées, tant de difficultés à faire du dirigeant et de l'employé ces “partenaires” tant désirés, engagés dans une aventure de plus en plus proclamée comme commune? C'est par l'exploration des dangers, paradoxes et dilemmes de l'archétype de tous les pouvoirs absolus que l'homme a exercés sur ses semblables, celui des rois, que je me propose d'avancer une forme d'explicitation de certaines raisons profondes de cet état de chose dans la grande majorité des organisations occidentales d'aujourd'hui. C'est l'un des grands maîtres de tous les temps en la matière, William Shakespeare, même s'il en serait le premier surpris, qui peut nous aider à comprendre bien des faces cachées de nos pouvoirs organisationnels actuels, par les points d'appui qu'offre la dissection méticuleuse - et magistrale - des pouvoirs royaux dont témoignent plusieurs de ses fulgurantes tragédies.

Nous commencerons par l'analyse des fondements et des dilemmes de la condition existentielle (en tant qu'archétype) du pouvoir royal, en en appelant, entre autres, à certaines pièces maîtresses de Shakespeare. Puis, dans en second, nous nous attacherons à l'étude des risques et des enjeux profonds liés à toute position (en particulier, celle de dirigeant d'entreprise) où l'absolutisme guette : déification, toute-puissance, illusion d'immortalité, etc. avant de tenter, dans un troisième temps, de proposer des solutions à l'impasse apparente du management de l'excellence (Pagès, 1979; Aubert et de Gaulejac, 1992). Solutions tirées de l'examen des fondements de systèmes concrets différents et “efficaces”, témoignant d'un “républicanisme” managérial plus réel (qui met effectivement le “capital humain” au niveau de contribution et de partenariat que la langue de bois de “l'excellence” prétend lui conférer depuis plus d'une décennie).

1. Du paradoxe de l'être de l'homme au mythe de la divinité du roi et du dirigeant d'entreprise

Au cours de la dernière décennie, dans les doctrines et les faits, le “management de l'excellence” a, peut-être à son corps défendant, conduit à une forme, encore inconnue jusque-là, de “déification-héroïfication” du dirigeant (cf. par exemple, Autrement, 1988) dont l'ampleur ne semble avoir d'égale que la dépersonnification-réification proportionnelle de l'employé (Aubert et de Gaulejac, 1992, Linhart, 1991). Cette situation ne peut pas ne pas soulever la question fondamentale du rapport de “l'être” de l'homme à cette déification-aliénation concomitante (Pagès et al., 1979). Il ne s'agit nullement, bien entendu, de se livrer ici à un débat, philosophique ou métaphysi¬que, à propos de l'épineuse et multimillé¬naire question de l'“être” et de l'existence. Il faudra cependant, au moins, faire quelques incursions rapides à caractère abstrait et spéculatif, dans le seul but de bien situer le paradoxe existentiel de l'homme, avant de nous attarder sur l'une des modalités ancestralement privilégiées pour se donner l'illusion d'y échapper : le pouvoir, son exercice, ses fantasmes.

Prenons quelques formules célèbres pour illustrer ce paradoxe dont le fondement réside dans le fait que l'homme est la créature particulière, “condamnée” à vivre avec la conscience claire, évidente et permanente de sa propre mort : “L'homme est un dieu doté d'un anus” (E. Becker, l973); “La vie est faite avec de l'avenir, comme la matière est faite avec du vide” (J.-P. Sartre, 1945); “L'homme n'a pas d'essence, son essence c'est son action” (Hegel, l966). On sait aussi comment - et combien - les philosophes de l'Antiquité (sans parler des théologiens et des philosophes-théologiens) ont insisté sur le fait que l'homme serait, au fond, une sorte de “dieu déchu”, “jeté” dans le temps, pour mieux marquer son expulsion de l'éternité, c'est-à-dire de la déité et de l'immortalité. C'est là toute la question de la “contingence” et de la non-nécessité de l'être de l'homme face à l'Être absolu, dont il ne peut avoir l'idée - ou la notion - qu'en acceptant d'être lui-même nié en tant qu'être : c'est le non-être de l'homme qui fonde l'idée de l'Être absolu transcendant individus et temps.

On le sait, l'une des grandes “inquiétudes” exprimées par Hegel (1966) était celle de l'aliénation par, pour reprendre sa propre formule, “la perte de l'homme dans le monde des objets”. Cette réification est évidemment le comble de la déchéance puisque le dernier attribut de transcendance chez l'homme, son “libre arbitre” de “sujet”, en serait anéanti au profit d'une “étrangeté à soi-même”, par sa propre dégradation à un statut de “quasi-objet”, ou d'objet livré à un déterminisme extérieur à soi, voué à la soumission à la loi de l'ordre des objets. Sans entrer dans des détails fastidieux, il suffit de se remémorer la fameuse parabole du maître et de l'esclave où, si l'on ne connaît pas le moment de la “négation de la négation” de son être générique (“négation” temporairement imposée par la nécessaire soumission à l'ordre des objets) par l'acte “auto-créateur” de travail, permettant de “contempler” le reflet de sa propre “rationalité” dans l'oeuvre “créée”, l'aliénation et la “perte de l'homme” s'installent. C'est là, dans l'expression hégélienne (on l'aura compris, très simplifiée), en quelque sorte le noeud de l'angoisse existentielle à laquelle l'homme a toujours tenté de trouver parade et ce, sur le mode le plus approprié à sa nature d'être imaginant : magico-mythique, métaphysique, ou fantasmatique.

Jusqu'aux siècles des lumières, des sciences et du rationalisme positiviste-matérialiste triomphant - en Occident tout au moins (Saul, 1993) - le moyen privilégié pour composer avec cette angoisse était essentiellement d'ordre religieux : accomplir, comme le dirait Eliade (1982), des rites et des rituels (actes concrets) dans des moments et des lieux appropriés (tout aussi concrets) qui font participer chacun à la vie du mythe fondateur (renvoyant à l'Être absolu) et qui, par là-même, confèrent la possibilité d'accéder à une partie de sa “sacralité”, donc, symboliquement, de sa dimension atemporelle et transcendan¬tale. C'est là le prix à consentir pour l'illusion de participer à l'éternité : passer une bonne partie de sa vie à “apprendre à mourir”. Mais lorsque, comme les rois, on ne peut prétendre à la légitimité du trône que parce que l'on est - par nécessité - au-dessus de la condition humaine commune, comment concilier sa propre “condition humaine” avec cette transcen¬dance nécessaire par rapport au sort commun? Comment vivre cette suprahumanité, en tant qu'humain? Comment justifier la pérennité incarnée par la personne royale - donc sa participation de l'Être absolu - à travers l'affirmation de la permanence de l'institution royale, au-delà des personnes et du temps? Les dynasties chinoises, on le sait, recevaient un “mandat du ciel”, les pharaons étaient des hommes-dieux, les rois de France l'étaient “de droit divin”, etc. Mais la palme de l'exploit juridico-métaphysique revient, sans doute, à la prouesse réalisée par les juristes de la royauté britannique sous les Tudor, à partir du XVe siècle, par l'entremise de ce qu'il est convenu d'appeler “la fiction des deux corps du Roi” (Kantoro¬wicz, 1989).

Exemple unique dans la vie de l'Occident monarchique, cette “fiction” donnait aux rois britanniques l'exceptionnelle capacité de posséder deux corps : celui de la majesté royale-politique qui transcende la personne physique du monarque (régnant temporairement) et celui de la personne “naturelle” qui vit et meurt, même si elle a été roi. Ce corps “céleste-immortel” a le don de se “transmettre” à une autre personne physique (le successeur) lorsque le roi - en son corps humain-terrestre - meurt. Et ce n'est, en l'occurrence, pas de “mourir” dont on parle, mais de “démettre”. Le corps faillible (sujet à la mort, aux souffrances et aux défauts des simples mortels) est “démis” de son corps infaillible et éternel, le corps royal-divin. Du vivant du roi, ces deux corps sont “fusionnés” et unis en sa personne qui agit, selon les circonstances, soit en fonction de son corps terrestre, soit en fonction de son corps “politico-céleste” (lequel, rappelons-le, “ne meurt jamais” au regard de la loi puisqu'il est transmis, après “démise”, à un autre corps). Voilà donc réalisée - et légitimée - la suprahumanité de l'institution royale “corps politico-angélique” dont les “membres” sont les “sujets” du royaume. C'est l'immortalité conférée à “l'individu-Roi en tant que Roi”.

L'élément principal qui rend ces notions intéressantes est, bien sûr, la question du lien étroit et incontournable qu'elles entretiennent avec le pouvoir, la nature de celui-ci, sa légitimité, son exercice et ses effets. Shakespeare a, sur ce point, ouvert une voie singulièrement riche d'acuité et de profondeur au moyen de la méticuleuse autopsie à laquelle certaines de ses tragédies soumettent les déchirements de l'insupportable ubiquité existentielle de rois déchiquetés entre leur “moi-homme” et leur “moi-dieu”. Les destins pathétiques d'un Richard II ou d'un Lear constituent des témoignages bouleversants de l'inextricable et douloureuse interdépendance entre pouvoir, fantasmes d'omnipotente déification d'un côté, et mortalité et relations (bien terrestres) avec soi-même et avec ses semblables, d'un autre côté. Le roi Richard II, vaincu par un neveu qui avait été injustement proscrit et spolié, puis revenu en conquérant sur le sol d'Angleterre, doit, à sa grande mortification, constater l'extrême vanité du “nom” du “corps royal” et se dépouiller, lui-même, des “oripeaux” (couronne, sceptre, etc.) de l'apparente déité-immortalité de sa condition de Roi. Henry V se lamente, se souvenant du sort tragique de ses ancêtres, de ce que le Roi soit interdit de ce qui fait la vie simple et sereine du dernier de ses sujets : la tranquille limpidité de n'être qu'un “corps naturel”, bien à l'abri des illusions de l'inaccessibilité d'un “corps divin”, livré, en fait, “au murmure du premier sot venu”. Le roi Lear, lui, croit naïvement pouvoir, en décidant de céder à ses filles les biens et les moyens qui font la matérialité du statut royal, mener une fin d'existence de “simple” père, vivant sous l'hospitalité bienveillante de chacun de ses enfants. Mais Lear voulait aussi conserver les signes et les symboles de son “corps royal” : il entendait continuer à être traité en Roi et tenir cour et suite royales! Rejeté et livré aux déchaînements d'une tempête dévastatrice, il réalise à quel point son corps royal-céleste aurait été bien mieux traité s'il disposait encore des instruments matériels de la démonstration et de l'exercice du pouvoir. Ces instruments lui auraient, précisément, permis de redresser les torts causés par ses filles ingrates et ainsi, de “rendre justice” et de mériter amour et respect “gagnés” par l'accomplis¬sement de ses devoirs de Roi. A. Berle (1957) propose un intéressant parallèle entre les deux formes d'absolutisme du pouvoir représentées par celui des rois, notamment normands et britanniques, d'un côté et celui des chefs de nos entreprises modernes, propriétaires ou non, qui prennent, en toute souveraineté (particulièrement en contexte de néo-libéralisme et de non-interventionnisme des États) toutes décisions qu'il leur “plairait” de prendre. Ce nouveau pouvoir absolu, lié au droit de propriété, s'exerçant selon des attributs et des modalités très proches de son archétype, serait alors soumis à des conditions, à des aléas et à des risques semblables, sinon identiques. En bref, la thèse de Berle, que je reprends à mon compte, est que tout pouvoir absolu, royal ou corporatif, est menacé d'autodestruction dès lors qu'il n'y a en face de lui aucun “contrepoids” qui, précisément, est là pour en limiter l'absolutisme et ainsi, par la modération qu'il lui impose, le rendre plus humain. Il faut donc à ce genre de pouvoir des mécanismes qui en permettent l'interpellation, l'exigence de rendre justice et de rendre compte, ce qui aurait pour effet de l'obliger à se comporter selon un certain sens du bien commun, à réparer les torts (causés par lui ou par quelque autres “puissants”). Justice et pouvoir iraient alors de pair; sinon, c'est le totalitarisme qui s'installe, donnant cours aux intrigues, aux révoltes, aux émeutes, au chaos. C'est en fait ce qu'a observé le grand - mais peu connu - historien-sociologue nord-africain du XIVe siècle, Ibn Khaldoun (1978), qui a noté un “cycle” de trois générations menant inéluctablement au renversement des dynasties arabo-bédouines. En effet, après que la première génération eut conquis et consolidé le pouvoir, la seconde et la troisième s'attachaient à vivre dans le luxe et à dilapider les richesses du royaume, avant de se mettre à en spolier les sujets, commence¬ment du processus de révoltes et de destructions, et prélude à l'avènement d'une nouvelle dynastie.

La planche de salut, pour Ibn Khaldoun, se rapproche singulièrement de ce qui ressort des pièces de Shakespeare et de l'analyse qu'en fait Berle : bien prendre garde à user de la puissance et des moyens que confère le pouvoir pour assurer un minimum de justice et d'équité, un minimum de redistribution des richesses et de sécurité des sujets. Ce qui implique, donc, un minimum de souci et de comportement “éthique” de la part des tenants du pouvoir, c'est-à-dire un comportement soucieux du bien-être de tous et des moyens pour y faire accéder jusqu'aux plus démunis. Bien avant Jean Rostand, Ibn Khaldoun avait compris et clamé que le degré d'élévation et de stabilité d'une civilisation “se mesure à la façon dont elle traite les plus faibles”. Mais, en même temps que l'obligation d'assurer justice et équité (et aussi, pour réellement s'acquitter de ce devoir), le souverain (ou le détenteur du pouvoir) doit se rendre accessible, prévoir et faire appliquer des mécanismes qui le rendent susceptible d'interpellation, qui font parvenir jusqu'à lui, sans distorsions, les demandes, les critiques et les doléances du plus humble d'entre ses “administrés”. Les empereurs chinois étaient “surveillés” en cela par des “censeurs” qui veillaient à la bonne interprétation - à l'application du “mandat du ciel”. Plus près de nous, Berle montre comment les rois normands - puis anglais - ont permis, grâce à la formule “Haro!” (dérivée de l'injonction “Ah! Rollon!”, du nom du duc et roi Rollon, prédécesseur de Guillaume le Conquérant), la réclamation de justice directe, par tout sujet qui en ressent le besoin, auprès de l'autorité suprême elle-même. C'est là que serait l'origine de la “loi d'équité” anglaise, et, aussi, par extension, de la Curia Regis (Tribunal du Roi), puis, sans doute par des voies très indirectes, de la fameuse fiction des “deux corps”, puisqu'il a fallu, à partir du début du XIIIe siècle (Berle, 1957, p. 50) fixer en un lieu précis cette capacité de faire appel à la “conscience du Roi” (qui, jusque-là, se déplaçait avec la Curia Regis, au gré des déplacements du Roi lui-même). Ce fut à Westminster que l'on logea les tribunaux anglais de juridiction d'équité pour “fixer” la possibilité d'appel à la conscience du souverain. Le Tribunal du Roi et le Chancelier (porteur-dépositaire incarné de sa “conscience”) ont sans doute été, par leur fixation-continuité à Westminster, une sorte de préfiguration de la continuité de l'instance transcendante représentant la justice royale, sans besoin de présence du corps physique du Roi (mais en celle de ce qui deviendra son “corps-politique-céleste”).

Cependant, les drames que vivent les rois mis en scène par Shakespeare montrent bien qu'être doté de ce corps céleste s'accompagne d'un douloureux renoncement : être interdit de la condition humaine dans la simplicité et la réciprocité du rapport à ses semblables, indispensables “miroirs” de l'humanité de chacun. C'est le regret qui tenaille Henry V, s'exclamant :

“Ô dure condition, jumelle de la grandeur! Être en butte au murmure du premier sot venu (...) Que de bonheurs infinis auxquels doivent renoncer les rois et dont jouissent les particuliers! Quelle sorte de divinité es-tu, toi qui souffres plus de douleurs mortelles que tes adorateurs?” (IV, I, 254 sq.)

C'est, dira Kantorowicz (1989, p. 35), “l'aspect humainement tragique de la gémellité royale que Shakespeare a mis en relief”, que ce soit dans les lamentations d'Henry V songeant à Richard II, ou ce dernier se désolant de sa propre traîtrise - en tant que corps naturel - envers son corps politique de Roi :

“Mes yeux sont pleins de larmes, je n'y vois plus... Et pourtant, ils voient un tas de traîtres ici. Et si je tourne mes regards vers moi-même, je me trouve traître comme les autres : car j'ai donné ici le consentement de mon âme pour dépouiller le corps sacré d'un roi.” (IV, I, 244 sq.)

Dans la tirade (III, II, 155 sq.) qui évoque pour Richard la longue tragédie de tous les rois suppliciés par leur destin :

“(...) disons la triste histoire de la mort des rois (...) Car dans le cercle même de la couronne qui entoure les tempes mortelles d'un roi, la mort tient sa cour (...) lui inspirant l'égoïsme et la vanité avec l'idée que cette chair qui sert de rempart à notre vie est un impénétrable airain!”...

transparaît nettement l'idée que Richard II se rend douloureusement compte que :

“non seulement l'humanité d'un roi l'emporte sur la divinité de la couronne et la mortalité sur l'immortalité, mais pis encore (...) le roi subit la mort plus cruellement que les autres mortels” (Kantorowicz, p. 39-40).

Nous revoilà avec cette angoisse de l'être-non-être que nous sommes condamnés à inscrire dans notre mode de vie en tant qu'humains; mais, pour ainsi dire, avec une sorte de démesure à la dimension de la “tragique gémellité” du Roi : le caractère incontourna¬ble¬ment illusoire du corps sacré, immortel, et la déchéance immense qui accompagne la conscience de cette illusion. D'où le fait de “subir la mort plus cruellement que les autres mortels” et ce, d'autant plus dramatiquement par exemple que, pour un Lear, les forces qui s'acharnent à le démettre et à le détruire ont été délibérément déchaînées par son propre vouloir : les instruments de la puissance de son corps politique ont été transférés en des mains qui s'en servent pour tuer en lui ce même corps politique (corps dont il avait l'illusion de conserver les symboles, les attributs et les privilèges, pour ainsi dire, in abstracto).

Dans une analyse détaillée de Hamlet et du roi Lear, Yves Bonnefoy (1978) attire très justement l'attention sur deux termes utilisés à des moments très intenses par Shakespeare dans chacune de ces pièces : readiness (être prêt) et ripeness (maturation). C'est Hamlet qui, à l'instant d'accepter de se battre contre Laërte, déclare : “The readiness is all”; et c'est Edgar, fils du duc de Gloucester, qui, vers la fin de la tragédie de Lear, s'exclame : “Ripeness is all”. Pour Bonnefoy (p. 20) readiness et ripeness renvoient sans équivoque à l'idée de “se préparer” et de “mûrir” pour l'acceptation de la mort. Et c'est là le sort et la sagesse auxquels l'homme n'a d'autre choix que de se résoudre. L'acceptation sage, lucide et assumée de son statut de simple mortel est apparemment l'issue du dilemme existentiel humain. Mais cette issue passe par un douloureux chemin, douleur décuplée et déchirante de démesure, telle qu'incarnée par les affres dans lesquelles s'effectuent readiness et ripeness chez l'archétype de l'homme-dieu : le Roi. Mais il est aussi d'autres conditions à cette sagesse-lucidité dont le fondement, pourrait-on résumer, est d'accepter de se soumettre à un minimum d'obligations envers ses semblables, ces médiums privilégiés de confirmation de notre existence-identité. Pour les rois et pour les détenteurs de pouvoirs absolus ou quasi absolus, c'est l'obligation d'user de la puissance dans le sens du bien et de donner l'occasion d'en rendre compte par l'exercice d'actes garants de justice et d'équité. La toute-puissance et les pouvoirs absolus ne sont vivables et durables que s'ils sont conciliables avec l'humain; c'est-à-dire toujours prêts à l'écoute des appels à leur “conscience”, à leur proximité des préoccupations vécues par les plus humbles, et à leur attachement à rendre tout ce qui est sous leur juridiction juste et équitable. Nous y reviendrons, mais retenons déjà ici que ce contrepoids, ou ce contre-pouvoir, nécessaire à l'interpellation constante du pouvoir établi, est la condition même et de sa propre pérennité et de l'humanité-sagesse-désaliénation de ses tenants (ce dont témoignent littéralement certains dirigeants ayant réussi leur propre “démythification”, comme B. Lemaire [Aktouf, 1991b] ou R. Semler, 1993). Nous verrons que c'est aussi une des bases du regain de productivité des organisations d'aujourd'hui. Certes le rapport entre les conditions des rois avec leurs deux corps, et celles des managers et des chefs d'entreprises n'est pas aussi évident qu'il y paraît à première vue, mais, comme le précise très justement Berle (p. 47), “Des ducs (et rois) normands aux directeurs de sociétés anonymes... (il y a) le pouvoir (qui) est un phénomène permanent (et qui), en dépit de ses limites, est pour l'essentiel absolu”. Qui pourrait nier cette affirmation lorsque l'on songe à la démesure des pouvoirs des chefs de certaines de nos gigantesques entreprises et institutions? Et même des “patrons-propriétaires” qui ont “tous les droits” sur la façon de conduire “leur propriété”, de quelque taille qu'elle soit? Il n'est pas nécessaire de songer uniquement aux Geenen, Ford, Morgan, Hugues, Hoover et autres Krupp, pour retrouver la démesure, l'illusion de toute-puissance immortelle et le dilemme des rois (Ketz de Vries et Miller, 1985; Morgan, 1989; Miller, 1992). C'est précisément l'objet de notre deuxième partie : comment et avec quels effets les chefs d'entreprises, et plus généralement les managers, sont-ils amenés à composer avec le détonant mélange d'angoisse existentielle - sort de tout humain - et de pouvoir quasi absolu ou absolu?

2. Fantasme de toute-puissance et mythe fondamental du manager : obstacles structurels à la personnification de l'employé et au partena¬riat

J'utilise le terme “structurel” car il m'apparaît (comme pour l'acception du terme en économie) que les phénomènes dont il sera question ici sont inscrits dans la diachronie et dans les fondements des rapports entre les agents concernés dans les relations intra et interorganisationnelles. Le choix de ce vocable renvoie bien entendu également et sciemment à l'idée que ce sont des phénomènes profondément inscrits dans les mentalités, dans les “structures” (places, éléments et relations dans les organisations et les systèmes sociaux) et dans la durée : ils ne sont donc pas susceptibles d'être compris ou traités selon des approches qui ne toucheraient qu'aux modalités, aux apparences ou aux conjonctures. C'est de fondements et de principes fondamentaux dont il s'agit. Commençons par essayer de comprendre en quoi (sur un plan, bien sûr, plus fantasmatique que juridico-politique) les dirigeants d'organisation sont tout aussi pris dans un profond piège illusoire de toute-puissance, d'immortalité et de dualité corporelle que les rois anglais. Il y a à cela d'abord des raisons historiques et diachroniques dont les manifestations et fondements socioculturels marquent toujours le management. N'oublions pas en effet que le management dit “anglo-saxon”, largement dominant (sinon monopolistique) durant les deux premiers tiers du XXe siècle, est né, matériellement, en Angleterre, pour s'épanouir doctrinairement et théorique¬ment aux États-Unis. Il y a là des principes fondateurs loin d'être négligeables pour la question qui nous préoccupe car le manager est en effet l'héritier (ainsi que les traités et les théories du management) de tout ce qui a animé (et justifié dans son action) le “capitaine d'industrie” anglo-américain des XVIIIe et XIXe siècles. En bref, disons qu'il s'agit d'un mélange astucieux et très opportun entre éléments de puritanisme calviniste, de “main invisible” smithienne, de darwinisme et de spencerisme. L'adoption du Prayer Book tenant lieu d'assise dogmatique à l'anglicanisme fera, on le sait, le nid calviniste de la future “éthique protestante” dont traitera Weber (1964). C'est l'amalgame très accommodant vocation-prédestination-réussite individuelle, où l'on reçoit - individuellement - des signes concrets de sa réussite-élection-prédestina¬tion, par le fait de connaître le succès dans sa “vocation sur terre” (Braudel, 1980, 1985; Weber, 1964). C'est l'acte de naissance de l'individualisme comme “valeur”, alors que c'était jusque-là plutôt un quasi-péché, sinon un péché! (Ce qu'il est - ou presque - dans le confucianisme, ainsi que, plus ou moins clairement, dans le luthéranisme et le catholicisme). Or, cet individualisme non seulement n'est plus ni un défaut ni un péché, mais il va connaître justification, renforcement et même glorification, à travers la sédimentation idéologique successive d'éléments spécifiques triés à partir de Calvin, de Smith, de Darwin et de Spencer. Le premier (surtout dans sa version puritaine “exportée” vers les États-Unis) apporte l'élection divine révélée par la réussite (s'enrichir); le second, la “main invisible” comme absolution quasi divine à toutes les injustices, les inégalités, les misères et les iniquités; le troisième, l'idée bien séduisante de “sélection naturelle” comme complément à l'“élection” par Dieu; et enfin, le quatrième, la conviction de contribuer (lorsqu'on est élu-et-sélectionné) à l'avancement des sociétés les plus évoluées.

Il y a déjà là de quoi provoquer l'inflation mégalomaniaque de bien des ego, et de quoi alimenter les montagnes de théories hagiographiques et glorifiantes du “leadership” et de l'“entrepreneurship”... Une bonne partie, sinon la totalité de la littérature managériale traditionnelle n'est que véritable culte de “l'individu exceptionnel”, le “héros” (étymologi¬quement demi-dieu!) “créateur”, “bâtisseur” d'organisations en tout genre (aujourd'hui “starisé” par tous les médias, après les business-schools). Cette littérature permet aussi de fonder, durablement et profondément, l'idée que l'humanité est dotée de quelques individus d'exception qui portent (de façon quasi innée) en eux le phénomène “entrepreneu¬rial”, c'est-à-dire le privilège d'être, d'incarner par “don”, en microcosme, l'ensemble des attributs qui font l'organisation et son fonctionnement. Attributs qui s'extériorisent et se matérialisent par la “création”, puis le “lancement”, puis la “gestion” d'entreprise(s). C'est là le “mythe managérial fondamental” dont parle Sievers (1986), mythe qui fait du manager un démiurge créateur-organisateur (un dieu) qui, seul, sait et peut “gérer”. Cette “héroïfication-déification” du manager est loin d'être une simple figure de style, et encore moins une exagération. J'invite à songer un instant à la formule - si chère à la mentalité entrepreneu¬riale - de “self-made man”! Quoi de plus déifiant, en effet, que son “auto-création”, ajoutée à la “création” d'une entreprise, d'emplois, de richesses? Et, presque trop beau pour être vrai, j'invite à la lecture d'un article paru dans The Wall Street Journal (semaine du 22 mars 1993), dont la teneur a été reprise par le Courrier International (25 mars 1993, p. 36-37) où il est question de rien de moins que de faire revivre Henry V dans Iaccoca à la tête de Chrysler; Agamemnon dans James Duth de Beatrice Food; Carl Von Clausewitz en Michael Quinian à la direction de McDonald's; Cordelia, la fille (héroïque) du Roi Lear en Christie Hefner à la tête de Playboy; Ulysse en Kenneth Olsen de Digital Equipment! C'est au Hartwick College que l'on propose ces parallèles si incongrus - et si révélateurs - sous forme d'études de cas proposées (avec conféren¬ciers et animateurs patentés) aux universités et aux entreprises sur tout le territoire américain! L'article révèle aussi que des écoles comme Harvard et Stanford envisagent d'emboîter le pas, en faisant “entrer les classiques dans les cours de management” (mais espérons - car je ne saurais, loin s'en faut, m'opposer à la lecture des “classiques” dans les business-schools - que cela se fera autrement que sur le mode adopté à Hartwick). Tout cela n'en est, le lecteur en conviendra, pas moins extrêmement significatif quant à la teneur du présent travail soit, la profonde et tenace “déification-héroïfication” des dirigeants, en particulier dans les milieux du contexte de naissance et d'épanouissement du management : les États-Unis. Nous l'avons vu, le “bouillon” de base en serait constitué par l'amalgame allant de Calvin à Spencer, en passant par Smith et Darwin, mais il est d'autres fondements à cette déification, dont nous nous contenterons ici d'énumérer l'essentiel, quitte à courir le risque de la simplification théorique ou du saut épistémologique insuffisamment justifiés.

Tout d'abord, il ne m'apparaît pas totalement incongru d'effectuer un parallèle entre le corps politique immortel du roi anglais et l'identification-incarnation du dirigeant (surtout propriétaire) dans “son” organisation, celle-ci étant une immanence immortelle puisque transcendant ses membres. (D'ailleurs, tous les livres de management reprennent à profusion la fameuse formule de Fayol où le dirigeant serait le “cerveau” de l'“organisme-social” qu'est l'entreprise, pendant que les employés en seraient les “membres”, les “organes”). Ainsi, (Sievers, 1986) les managers se confèrent-ils transcendance et immortalité par leur identification à l'organisation et à l'instance qui a le savoir et le pouvoir de la gérer, car “organisation” et “instance omnipotente de gestion” dépassent toutes deux la simple condition de l'humain-mortel qui “est géré”. La construction fantasmati¬que de la toute-puissance et de l'immortalité se retrouve dans le caractère à la fois immortel et démiurgique de l'inséparable dualité “organisation-gestion”. Mais, on le sait, il n'y a pas d'identification sans projection; le dirigeant ne peut “être l'organisation” et le “manager-qui-gère” que s'il en est d'autres auxquels on refuse d'emblée ces possibilités. Il s'agit bien entendu des “subalternes” et, en particulier des employés, réduits - pour se laisser organiser et gérer - à l'état d'objets passifs, dociles et interchangeables. Et cela va jusqu'à en faire des sortes de vides culturels ambulants, dénués de (bonnes) valeurs et de (bonnes) croyances, puisque, dans le management de l'excellence, il est répété ad nauseam que le “dirigeant-leader” est là pour - entre autres tâches principales - construire, changer, remodeler, inculquer des mythes, symboles, croyances, valeurs et cultures, en plus, bien sûr, d'organiser et de gérer (Deal et Kennedy, 1982; Peters et Waterman, 1983, Schein, 1985).

Tout se passe donc ainsi : à l'omnipotence-immortalité (participation fantasmatique de l'Être absolu) du chef, doivent correspondre une chosification nécessaire, un vide existentiel, un “non-être-non-personne” du côté de l'employé. Ce dernier abdique temps et usage du temps (donc toute réelle “modalité d'être” par rapport à l'organisation) et les remet entre les mains de celui qui organise et qui gère. C'est abdiquer sa liberté, son libre arbitre de sujet et, par extension, son destin au moyen du mode d'être générique propre à l'homme : le travail, en ce qu'il est acte créateur et auto-créateur entre tous puisque façonneur de son milieu et de son moi. Et le fantasme de toute-puissance démiurgique et auto-déifiant n'en sera que plus grand chez le dirigeant puisque le voilà investi (après tout ce dont il s'est doté par Calvin, Smith et Darwin interposés), par le management de l'excellence, d'un rôle encore plus grandiose, celui de créateur du “sacré” dans l'entreprise : les mythes, symboles, croyances, valeurs, cultures, credo, etc.

Mais disséquons (un peu plus en profondeur) les phénomènes en jeu tout au long de ce processus chez la personne du dirigeant : l'identification à l'organisation va forcément se faire sur un mode (osons le dire sans référence obligatoire à aucune “école”, ni querelle psychanalytique particulière) où “l'objet” organisation sera fantasmé comme “bon objet”, ou objet, autant que possible systématiquement gratifiant. Sinon, à quoi bon être chef? Et se gratifier par organisation interposée, c'est générer et entretenir toute la panoplie des faits, gestes et signes concrets qui assurent une réification, une vie “réelle” au fantasme de toute-puissance et d'immortalité, c'est-à-dire tout ce qui fait que l'on est - concrètement - celui qui “planifie, organise, décide, contrôle”. L'organisation, du point de vue de son chef, ne saurait se comporter en objet frustrant ou désillusionnant (même s'il ne s'agit en fait que d'une subdivision de l'organisation : filiale, département, service). On voit sans difficulté se profiler les dangers et les dysfonctionnements qui accompagnent un tel processus : collusions, clivages, formations réactionnelles, transfigurations du réel, censures et auto-censures, recherche systématique de boucs émissaires, etc. Le “chef” tolérera de moins en moins, au fur et à mesure que se consolident ses fantasmes, que “son” organisation se comporte autrement que conformément à ses “visions” et à ses désirs; il faudra alors éliminer tout ce qui peut contrarier ou décevoir et même, bientôt, tout ce qui ne glorifie pas la direction. On connaît le déroulement du mécanisme : renforcement de la mégalomanie des dirigeants jusqu'aux délires et folies collectives, jusqu'à l'autodestruction méticuleuse. Et les exemples abondent, depuis les Napoléon et les Hitler, jusqu'aux Hoover et Geenen ou autres Ford I et Howard Hughes (Ketz de Vries et Miller, 1985; Miller, 1992; Mitroff et Pauchant, 1990). C'est aussi un peu dans ce sens que Morgan (1989) avance les raisons profondes de l'aveuglement des constructeurs automobiles américains devant la “menace” japonaise, pendant de si nombreuses années : leurs “organisations” ne pouvaient cesser d'être gratifiantes en les mettant devant l'inacceptable évidence qu'elles produisaient des voitures de plus en plus dépassées et de moins en moins appréciées du public. Si on ajoute au tableau l'“analité” incontestable (Morgan, 1989, ch. V) qui accompagne le mode d'être organisationnel (et, forcément, la personnalité de la majorité de celles et de ceux qui en deviennent les dirigeants) on en arrive à découvrir une curieuse et inquiétante dimension supplémentaire (cachée) de la nature du travail de la majorité des managers-organisa¬teurs: ils ont à concrétiser, dans le quotidien, une relation avec les autres basée quasi exclusive¬ment sur le mode du donner-recevoir, compter, contrôler, classifier, surveiller, ordonner, dominer, standardiser, archiver, conserver. (Quand on parcourt les symptômes du caractère anal-obsessionnel décrits en particulier par Abraham [1970], on est frappé par la proximité - sinon la concordance totale - desdits symptômes, avec ce que bien des manuels de management avancent comme étant les traits de personnalité du leader!) Depuis l'autosuffi¬sance, l'obsession de l'ordre et du temps, du chiffre, du contrôle, de l'écrit, de la prévisibilité, de la domination, jusqu'à l'autoritarisme en passant par la possessivité compulsive, à peu près tout y est! Mais qu'y a-t-il d'étonnant à cela quand on sait que l'un des pères fondateurs du management dont nous parlons, F. Taylor, était un beau cas singulier de névrose anale obsessionnelle (Kakar, 1970). Tout cela serait, à la limite, amusant s'il ne s'agissait de mécanismes qui occasionnent souffrances, dégâts considérables et destructions d'organisations entières (sinon, bien sûr et souvent, de secteurs industriels au complet, de régions entières, d'économies, de communautés, cf. Pauchant et Mitroff, 1992). J'ai ainsi eu l'occasion de rencontrer et “d'observer”, au cours de mes recherches sur le terrain, un patron d'un groupe d'usines qui était persuadé et qui affirmait - alors qu'il n'en était absolument rien - qu'il passait chaque matin une à deux heures dans “ses” ateliers pour “se rendre compte du moral des troupes”, pour “s'enquérir des problèmes de chacun” et personne, de ses collaborateurs immédiats jusqu'à sa secrétaire, en passant par les chefs d'ateliers, n'avait jamais osé lui faire comprendre que ce qui arrivait, certes par exception, n'était pas du tout une règle et qu'il n'écoutait, ni ne rencontrait, en fait, presque personne! Comme plusieurs me l'ont confié : “Il ne fallait pas le contredire”. Mais le fait est que ce chef croyait - de bonne foi, sans doute - “connaître à fond” ses employés, ses ateliers, ses machines. On imagine les conséquences fâcheuses qu'une telle conviction peut causer lorsque vient le moment de prendre des décisions, de “gérer”, d'arbitrer, bref, d'infléchir dans un sens ou un autre ce qui se passe sur le terrain de la production.

Le tableau finit par être, convenons-en, plutôt sombre : fantasmagorie démiurgique, omnipotence et immortalité, vécu du statut de dirigeant d'après le principe du plaisir, et de l'organisation comme objet gratifiant, analité obsessionnelle, collusions et réels transfigurés, rationalisations collectives autorenforcées (le fameux “group-think” sur lequel insiste tant Janis, 1972). Mais, c'est là hélas! convenons-en aussi (avec les Berle, Sievers, Ketz de Vries, Miller, Morgan, etc.) le prix qu'il a fallu payer pour avoir laissé s'épanouir cet “univers d'organisations” qu'est devenu l'Occident industrialisé. Véritables terreaux à pouvoirs absolus, ces organisations de l'Occident ont enfanté des demi-dieux que tout dans notre “système” (à l'exception peut-être des Scandinaves et des Allemands) contribue à glorifier et à déifier encore davantage. Le résultat en est que nous aboutissons strictement à l'inverse de la douce harmonie que les chantres de l'entreprise “de l'excellence” proclament et souhaitent avec frénésie. Nos organisations sont plus que jamais des univers clivés et polarisés où les employés sont d'un côté, objets d'un discours flatteur et mielleux (le “précieux-capital-humain-source-de-qualité-totale”) et d'un autre côté, traités en réservoir de régulation indéfinie des niveaux de profits (ou de déficits) à court terme.

En d'autres mots, les “employés-ambassadeurs” qu'appelaient ardemment de leurs voeux Peters et Waterman (1983) non seulement sont, dix ans après, loin d'être traités en “ministres plénipotentiaires”, mais sont, bien plus que jamais, utilisés comme “chair à profits” : presque partout, en pays “avancés”, PIB per capita, productivité et production augmentent (grâce aux nouvelles technologies) tandis que chômage et paupérisation frappent toujours plus les travailleurs et les cadres intermédiaires. L'employé-coût variable (dont l'usage varie selon les quantités produites et les résultats financiers) est toujours la nécessaire condition du maintien des dirigeants comme “coûts fixes” (qui, non seulement ne sont pas pris en considération dans les frais de production, comme le sont les employés dits de “main-d'oeuvre directe” - ce qui a pour avantage le maintien de leurs position et privilèges quoiqu'il arrive - mais sont plus que royalement traités avec des “salaires” qui, aux E.-U., culminent à 80 millions de dollars, et tournent autour des 50 millions pour les PDG des firmes les plus “prestigieuses” (Le Monde, 7 mai 1991). Et, bien sûr, tout représentant de l'establishment américain interrogé sur ce point répondra invariablement que ces “grands leaders” sont des “talents”, des “génies”, des “stars”, des “number ones” qu'il convient de rémunérer à la hauteur de ce qu'ils sont (quoique, assez timidement, certains médias américains commencent à s'en émouvoir, cf. par exemple “Executive Pay, compensation at the top is out of control”, Business Week, 30 mars 1992, p. 52-58).

Plus le dirigeant est ainsi porté aux nues - symboliquement et matériellement - plus l'employé est ravalé au rang d'“input”, de “facteur de production”, c'est-à-dire d'objet taillable à volonté (un PDG ne peut, en période de récession chronique, toucher à lui seul un salaire de 80 millions de dollars que s'il achemine chaque année vers le bassin du travail un contingent toujours plus grand de chômeurs). Voilà une belle contradiction que le management de l'excellence cherche - en vain - à résoudre depuis plus d'une décennie par une pirouette pseudo-humaniste (Aktouf, 1992) qui ferait du travailleur, d'un côté, le (nécessaire) objet-faire-valoir du leader-champion-héros-légende-vivante et, de l'autre, le complice zélé et enthousiaste de l'entreprise “excellente”, où il est prié de faire sans cesse démonstration de “bonne” acculturation aux “valeurs” de ceux qui ne sont “fixes” (immortels) que parce qu'il est, lui, “variable” (mortel). Cet “input” (cette “ressource humaine”, comme on dit si bien) ne peut en aucun cas être admis à l'Olympe des immortels, puisque c'est sur son statut de coût-taillable-interchangeable que s'appuient précisément les attributs et l'existence des membres de l'Olympe en question. C'est donc non seulement un simple et vulgaire mortel, presque infra-humain (puisque dénué de vision, de conception, de réflexion, d'idées, de savoir, de décision, de [bonne] culture, de [bonnes] valeurs, de credo) mais en plus, c'est une non-personne, une non-existence, du point de vue managérial, puisqu'en tant que “coût-ressource” il est forcément “objet de gestion”, hétéronomié et passif, sinon inerte. C'est même lui, dans ces temps de disette économique, qui est le plus “névralgique” de tous les objets de gestion : le manager sera d'autant plus “héroïque” qu'il “rationalisera”, qu'il “réduira les dépenses”, qu'il “dégraissera”, qu'il “prendra des décisions difficiles”, qu'il “fera produire” toujours plus “à moins de ressources”. Lesquelles ressources sont en même temps, dans le management de l'excellence, conviées à “participer”, à contribuer à l'innovation, à la “qualité totale”, à se mobiliser dans le cadre des cap, stratégie, vision-mission, culture-valeurs définis totalement en dehors d'elles par de tout-puissants-génies-leaders! C'est là une situation, du point de vue existentiel, encore plus insoutenable que celle de l'employé-réserve d'énergie muette du taylorisme qu'on se contentait, jusque-là, de faire obéir. Car ce qui est en fait à présent demandé, c'est de faire écho, de “jouer” à adhérer et à participer en faisant le perroquet, en apprenant à dire “ce que les chefs veulent entendre”, tout en sachant qu'à peu près quoi qu'on dise ou qu'on fasse, “tout se décide en haut lieu”... (Linhart, 1991, Aktouf, 1991a et 1992). Sachant que le statut de sujet, de l'humain en tant que personne, passe par l'instance “je”, qui est admise à dire et à se dire en tant que “locuteur libre”, il n'est pas très ardu de constater la dépersonnification flagrante dont est victime l'employé. En effet, jusque-là, la tradition industrielle ne lui a réservé que l'obligation de se taire et d'obéir (dans la production tayloro-fordiste de masse) ou de jouer à être le dupe consentant d'une pseudo-participation où il n'est invité à se prononcer que sur l'infime détail (selon Morgan [1989], 87 % des employés de base de secteurs entiers de l'industrie et des services américains traitent plus de complexité pour se rendre de leur domicile à leur travail que pour faire leur travail!). Désormais, avec les adeptes de la culture d'entreprise, compagnon obligé de l'excellence, l'employé doit tout simplement croire que se faire l'écho de “façons de dire” produites hors et au-dessus de lui est son propre discours. C'est non seulement l'aliénation, mais l'obligation de jouer à croire que l'on ignore qu'on est aliéné! (Et un auteur tel que, entre autres, R.D. Laing [1970], a fort bien montré les dégâts psychiques causés par les situations de “collusions” et de “doubles contraintes”, où l'on est invité à “jouer que l'on ne voit pas qu'on joue le jeu”). C'est, à proprement parler, un jeu de fous auquel convie le management de l'excellence. Car la déification-omnipotence des dirigeants-héros a besoin, pour son auto-entretien, de maintenir en état de dépendance-infantilisation des armées d'“impotents”, de non-sujets, qui renvoient - de par leur “impotence” même - tous les problèmes, décisions et questions ardues (stratégiques, critiques, névralgiques) vers le “haut”. C'est seulement ainsi que les membres de ce “haut” peuvent se servir de l'organisation comme point d'appui pour se maintenir en état permanent de “héros” hyper-occupés, débordés, bref, en état de non-lucidité. Il suffit de lire la description que fait Mintzberg [1984] de ces “personnes hors du commun”, se précipitant de problème en problème, de rôle en rôle, de décision en décision, de tâche en tâche, de téléphone en interphone, de bureaux en ateliers, de réunions en réunions, pour voir que les managers dont il est ainsi question sont en état permanent “d'agitation brownienne”, de non-lucidité, de non-recul par rapport à quoi que ce soit (cf. Mitroff et Pauchant [1990] où il est question, en écho à ce que je dis ici, de “busyness” en lieu et place de “business”). J'utilise sciemment les termes “non-lucidité” car, d'une part, le mot forgé par la langue anglaise, “workaho¬lism”, dit très pertinemment qu'il s'agit d'un processus proche de celui de l'usage d'une drogue (et donc de l'office de fuite de soi que remplissent toutes les drogues). Et, d'autre part, il est bien commode de voir se matérialiser (se “réifier”, dirait Sievers) par dossiers empilés interposés, parapheurs entassés, attachés-cases encombrés, téléphones engorgés, réunions démultipliées, les signes concrets de son omnipotence, de son statut de “héros” et de démiurge. Tout cela, convenons-en, aide singulièrement à nier ou à sublimer son angoisse existentielle.

Et voilà le cercle vicieux destructeur : le manager de l'excellence n'est une supra-personne (héros, demi-dieu, immortel) que si les autres membres de l'organisation, en particulier l'employé de base, sont des non-personnes. Comme la victime fait le tortionnaire ou le colonisé le colonisateur, la non-personne fait la supra-personne. Le discours de l'excellence prétend, bien sûr, faire de tous des supra-personnes. Et c'est sous prétexte d'application de “principes” découlant de ce discours que j'ai vu des managers, disciples de Peters et Waterman, chercher à convaincre une réceptionniste-standardiste qu'elle est “le membre-le-plus-important-de-toute-l'entreprise-puisqu'elle est le-premier-contact-avec-le-client”. C'est là un discours qui ne semble gêné ni par l'ahurissante naïveté dont il fait preuve, ni par les contradictions que tous les faits concrets apportent à ses lénifiantes affirmations (différences monstrueuses de salaires et de privilèges, licenciements massifs, travail précaire, compressions tous azimuts). Mais, et c'est là peut-être l'effet le plus pernicieux de ce cercle vicieux, pour faire face à sa propre angoisse existentielle, l'employé de base - qui n'échappe, bien sûr, en aucune façon à l'absurde ontologique du destin humain - n'a d'autre choix que, pour ainsi dire, contribuer à sa propre réification en se comportant - et en appelant à être traité - en objet. C'est la seule issue à son angoisse puisque l'autre issue, celle d'être admis à l'Olympe des sujets, lui est “structurelle¬ment” (au sens expliqué plus haut) interdite. Ainsi, un “objet” ne se pose même plus la question du sens de son destin ou du sens de sa mort; une non-personne n'a pas à vivre les affres des interrogations métaphysiques d'une personne; le refuge dans le statut d'objet est, dans ces circonstances, une planche de salut. C'est ce que m'ont exprimé maints ouvriers en réponse à la question de savoir s'ils désiraient être promus, devenir des chefs : “non” parce que l'“on veut dormir la nuit”, parce qu'“on ne veut pas vivre avec les nerfs à vif”, parce qu'“on refuse de faire le sale boulot à la place des grands chefs”. C'est ce qu'ils ont aussi signifié à Danielle Linhart (1991) quand certains - pourtant en contexte de “gestion par équipes” - lui confient : “Nous, on est là pour travailler, pas pour gérer. C'est eux qui gèrent” (p. 174).

Quant à la participation-mobilisation, les réponses typiques sont frappantes de netteté : “que ceux qui sont payés pour ça se débrouillent avec les problèmes de l'entreprise”; “qu'on me laisse la paix, mon boulot, et à cinq heures, bonjour!”; “de toute façon, on fait semblant de nous écouter”; “tout est prévu et décidé d'avance”; “les vrais responsables sont inaccessibles... alors, qu'on ne nous demande rien” (Aktouf, 1986 et 1990). De tels propos d'ouvriers pullulent dans les ouvrages d'auteurs ayant “fait” du terrain industriel, de Simone Weil (1964) à Robert Linhart (1978) jusqu'à Beynon (1973) et Terkel (1976) ou encore, D. Linhart (1991) et M. Sprouse (1992). Mais, pour moi, ils expriment tous une souffrance fondamentale : il n'y a pas de place, dans l'écrasante majorité des cas, à la base de la pyramide organisationnelle, pour des personnes traitées et admises à agir en personnes. Et pour comble, on en profite pour renforcer l'idée qu'une partie de l'humanité (les employés de base) “n'est pas faite pour le challenge” ou “n'aime pas participer” (Laurin, 1973). Il y a même eu, et il y a encore, tout un courant (dont Simon 1973 a et b) pour plaider “l'actualisation” de la personne du travailleur “hors de l'entreprise”, car ce dont l'entreprise a besoin, c'est sa partie “productrice de ce qui lui est demandé”. Eh bien! c'est chose faite et bien faite! C'est en effet hors des organisations que l'homme (non-héros-démiurge) fuit de plus en plus sa dépersonnification pour tenter, vaille que vaille, de se reconstituer “ailleurs”; ce dont Mintzberg lui-même témoigne de façon étonnante dans l'un de ses derniers livres (1989).

Où nous conduira donc le management de l'excellence? Ses dégâts et ses coûts humains sont déjà considérables (Sprouse, 1992; Aubert et de Gaulejac, 1992), et son échec comme facteur de réconciliation-partenariat-complicité entre dirigeants et dirigés, entre capital et travail, retentissant. Mais on persiste, on garde la tête sous le sable dans les milieux du manage¬ment. Pourquoi? Comment s'en sortir? C'est à quelques hypothèses, ouvertures et illustrations concrètes de “managements différents” que je voudrais inviter, en guise de conclusion.

Conclusion : Finalités négociées, actions libérées et résultats parta¬gés : l'organisation comme espace d'existence et de parole

Il est assez significatif de constater, colloque après colloque, que dès que l'on aborde la question du changement de l'entreprise occidentale sous un angle un tant soit peu radical, l'on entende s'élever des voix aussi péremptoires que sceptiques, criant à l'utopie, au rêve, au génocide culturel sournoisement ourdi par l'envahissement rampant du “modèle japonais”. En fait, plus que jamais, l'entreprise et le management de l'excellence veulent révolution¬ner sans faire de révolution. Car, enfin, que signifie cette hallucinante fuite dans le rituel et le symbolique que propose sans répit l'idéologie de l'excellence, sinon le refus de voir le problème de la productivité (américaine, en particulier) pour ce qu'il est réellement : un fossé matériel gigantesque, et qui ne cesse de se creuser, entre dirigeants et dirigés (par exemple, en dehors de l'article de Business Week cité plus haut, le magazine Fortune du 4 décembre 1989 appelle cela “the motivational gap”, en montrant comment, aux États-Unis, les revenus des managers ont augmenté d'environ 200 % au cours des vingt dernières années, alors que ceux des employés n'ont augmenté que de 20 à 50 %).

Quand on sait que dans les “modèles rivaux” (rhénan, nippon), on forme en permanence, à l'entreprise, tous les employés et qu'on y consacre en moyenne 240 heures par an (contre 2 heures aux États-Unis!); quand on sait qu'un PDG sur quatre en RFA a commencé sa carrière comme ouvrier; quand on sait qu'il ne se pratique aucune nomination par népotisme (familial, politique) au Japon; quand on sait qu'un ouvrier japonais de 45 ans et père de trois enfants peut toucher trois fois le salaire d'un jeune cadre célibataire (même major des plus grandes universités!), on peut aisément mesurer la véritable nature et l'ampleur du fossé qui sépare les managements de type américain et ceux de type germano-nippon. Pourquoi alors s'acharner sur le symbolico-culturel, sur le chimérique attachement à l'organisation par une recherche, aussi magique que désincarnée, de fusion idéale du moi - idéal organisationnel (Pagès et al., 1979)? Soyons nets, il ne s'est jamais agi d'autre chose que de sauvegarder à tout prix le statu quo, soit changer les attitudes et les comporte¬ments des employés, sans rien changer à l'ordre établi, au mode de production et, surtout, à la redistribution des richesses produites.

L'employé doit continuer à être traité en “input” et en coût, la seule différence c'est qu'il se mette, avec l'excellence, à se “fouetter” lui-même en tant qu'outil de production et à s'auto-réduire en tant que coût financier. Le management de l'excellence se refuse obstinément à échanger coût contre investissement pour ce qui touche à l'employé, et à se mettre, non pas à le “rationaliser” et à le “couper” mais à le former, le valoriser, le bonifier, ce qui est tout à fait contraire, bien sûr, à la logique du profit-maximal-à-court-terme!

C'est de plus en plus à une main-d'oeuvre angoissée, frustrée, souffrante, sous-formée et sujette à d'incessants doubles-discours que nous avons affaire. Il s'agit de tout, sauf d'une main-d'oeuvre complice, enthousiaste et prête à se mobiliser pour “dépasser” les objectifs. Car elle sait, cette main-d'oeuvre, que grâce aux nouvelles techniques, on produit toujours plus en ayant moins besoin d'elle (cf. dossier sur le partage du travail, Le monde diplomatique, mars 1993). Mais, là où le bât blesse, c'est qu'en elle seule réside la capacité d'innovation-perfectionnement permanents (le fameux “Kaizen”), base incontournable de l'amélioration du rapport qualité-prix et donc de succès et de survie de toute entreprise aujourd'hui. Il devient alors tout aussi incontournable de réellement songer à faire de chaque employé un complice-partenaire-responsable-engagé-intéressé. Mais il y a à cela des conditions que le management de l'excellence ne peut voir, car elles sont trop menaçantes pour le statu quo : les dirigeants, aussi “hauts” soient-ils, doivent désormais se comporter en simples mortels parmi les mortels! Le pouvoir absolu dont ils veulent conserver les attributs et les “oripeaux” les place dans les mêmes dilemmes que Richard II ou Lear : ils sont, s'ils veulent l'adhésion de leurs personnels et la pérennité de leurs organisations, condamnés à la transparence, à l'exemple, aux partages, à l'interpellation, à l'équité, à l'éthique, au sens du bien commun, à la possibilité d'appel permanent à leur conscience. C'est là un changement radical, pire, une révolution, car c'est au niveau de la transforma¬tion de statuts-identités que cela se jouera le plus durement, c'est-à-dire au niveau du traitement de l'employé comme personne et non plus comme objet. Et il n'y a pas plusieurs chemins pour cela : accepter de descendre, symboliquement et matériellement, de son piédestal de supra-personne qui “gère” les autres constitue le tout premier pas. Le second est d'établir le lien avec les véritables attributs que la mythologie accorde au héros : transgresser, pour le compte de ses semblables et au risque de sa vie, des tabous que les simples mortels ne peuvent transgresser; accepter en toute lucidité l'idée de sa mort, et en faire la démonstration concrète par des actes effectivement “héroïques”; enfin, comme Jupiter déguisé en Amphytrion, se rendre compte que pour mériter l'amour et l'attachement des humains, (comme Alcmène) il lui faut se résigner à en endosser la mortelle condition. Mais c'est à une forme d'héroïsme des dirigeants bien différente, sinon opposée, qu'invite le management de l'excellence, engoncé dans l'individualisme-culte hérité des amalgames Calvin-Darwin que l'on sait. Plus que jamais, l'entreprise doit être une aventure collective-commune dont les chefs ont autant, sinon plus de devoirs que de droits, et en particulier celui d'être les garants de justice, d'équité et de sécurité, dans un cadre où la place de chacun est assurée, “avec” et non plus “contre” celle de l'autre. Autrement dit, l'enjeu est de passer d'un univers organisationnel où dominent l'analité obsessionnelle, l'égoïsme, l'élitisme, le fantasme d'omnipotence démiurgique, l'ordre, le contrôle à un tout autre où dominent l'oralité (les cercles de qualité ne sont que des espaces de parole démultipliés), le souci de l'autre, la réciprocité-symétrie des rapports, l'interpellation tous azimuts, le “bruit”, le respect de chacun en tant que personne. C'est, je crois, à cela que l'on peut résumer les fondements communs de systèmes de gestion plus performants (rhénan, nippon, scandinave, québécois avec des entreprises comme Cascades, Desjardins et bien d'autres) : le respect et la satisfaction de l'employé et du client d'abord, les dividendes à l'actionnaire après. C'est donc à un renversement complet de perspective et de logique qu'on est invité, et la justesse en est implacable : un employé et un client rassurés, satisfaits, respectés, sont les meilleures garanties de satisfaction des actionnaires et de longévité de l'entreprise!

Le management de l'excellence a tout intérêt à cesser de “vedettiser” les surhommes-dirigeants pour favoriser une appropriation collective des organisations par un vaste partage où tous auraient accès aux attributs du statut de sujet agissant : penser, se dire, réfléchir, décider, gérer, exercer son libre arbitre et sa parole. Tout cela ne peut être le fait d'une monstrueuse cohabitation entre surhommes et infra-humains. Dé-déifier le dirigeant et re-personnifier l'employé, dans le cadre de finalités-stratégies négociées, comprises et acceptées, en s'appuyant sur une action quotidienne libérée, décentralisée-auto-organisée, voilà la tâche urgente. Le partage équitable, ouvert et transparent des actes de gestion et des résultats de l'effort commun, voilà la condition indiscutable.

Les fameux “propriété-obligation” et cogestion du “modèle rhénan”, et les “Wâ, Ringi, Ié-Amaé” du “modèle nippon” ne sont rien d'autre, au fond, que des façons de juguler les tentations de comportements démiurgiques et omnipotents, tout en faisant de l'entreprise un lieu de solidarité, de “condition humaine” partagée, d'autorité acceptée, soumise à interpellation, bienveillante et conférée, chargée surtout de veiller au respect d'une équité autant matérielle qu'existentielle. Et, je crois fortement que c'est ce qui explique aussi, en totalité, sinon en grande partie, le succès et l'originalité des façons de gérer naissantes - notamment au Québec - où beaucoup d'entreprises (grandes, comme Cascades avec aujourd'hui 8 000 employés et 65 filiales sur trois continents; ou moins grandes, comme une multitude de PME de régions typiques comme la Beauce ou l'Estrie ou au Brésil, comme le désormais célèbre cas de la SEMCO où ce sont les employés qui recrutent leurs chefs!) sont en train de réussir un management bien plus convivial, plus “rassembleur”, avec complicité, partages et transparences autour de tout ce qui fait la vie organisationnelle. Une sorte de résurgence de valeurs aristotélo-thomistes semble en effet mettre l'individualisme et l'omnipotence mythique de “l'entrepreneur” au second plan. On constate dans les actes quotidiens (portes ouvertes, accès aux plus hauts dirigeants pour qui le veut quand il le veut, écoute systématique, remise en question et autocritiques des “chefs” au besoin, partages, transparence), que l'organisa¬tion devient un espace élargi de parole octroyée à tous. Elle devient aussi un lieu d'appropriation, vécu et agi sur un mode communautaire, où tout un chacun est simple et faillible mortel, à commencer par le PDG propriétaire (Aktouf, 1991b; Aktouf, Bédard et Chanlat, 1992; Semler, 1993).

Il convient cependant de bien se rendre compte qu'il ne suffit pas de le “décréter” ou de le “désirer” pour passer du fantasme d'immortalité à la sage acceptation de l'idée de sa mort, et de se comporter en conformité avec ce qu'incombe un tel statut. Il y aurait, à mon sens, deux terrains sur lesquels devrait s'effectuer le mouvement de rappel au statut de simple mortel de nos dirigeants prisonniers de leurs fantasmes : celui de l'entreprise elle-même, et celui des écoles de formation des futurs “chefs”. Au niveau de l'entreprise (et des Cascades et autres Tembec ou Johnsonville-Saussage sont là pour le montrer, cf. Aktouf, 1992), tout “patron” n'a plus le choix de ne pas se rendre compte que, sans la coopération et l'aide volontaire-active de chacun, il ne peut rien. Cela oblige à des attitudes et à des comporte¬ments plus humbles, plus respectueux de l'autre, afin d'en obtenir la collaboration. Et cette humilité, ce respect passent par les faits concrets-matériels-quotidiens-vécus. C'est le dirigeant, qui - comme Bernard Lemaire de Cascades ou Stayer de Johnsonville-Saussage - acceptera d'admettre qu'il ne sait ni ne peut tout, et que le dernier de ses employés est tout aussi apte que lui à se prononcer sur la gestion de l'organisation, ne serait-ce qu'à “donner son point de vue” sur ce qu'on lui fait faire. Le renoncement au fantasme de toute-puissance et d'immortalité ne peut se faire par un quelconque cheminement logico-rationnel, mais par un douloureux travail de “dépouillement” de soi-même, de cession de privilèges, de signes statutaires et autres “oripeaux” du “corps divin”, tout comme les rois de Shakespeare, dramatiquement rappelés à leur humanité. (Re)devenir mortel parmi les mortels, pour nos chefs d'organisations, passe d'abord par des renoncements concrets-matériels : aux informations exclusives, au secret, aux privilèges exclusifs, au luxe injustifié, aux salaires mirobolants, aux primes indues, aux avantages multiples, au monopole de la décision. C'est de cette façon que les Richard II, les Lear et les Henry V en arrivent à supporter l'insupportable dilemme de la “gémellité” de leur corps : le dépouillement - douloureux - des attributs extérieurs attachés au “corps royal”, et la combinaison “readiness-ripeness” liée à la réalisation des imprescriptibles devoirs qui accompagnent tout pouvoir s'il veut demeurer légitime et non destructeur. Ceci revient à garantir le bien commun et la justice, c'est-à-dire, n'être investi d'une apparente - et fugace - transcendance envers des mortels que pour mieux être au service de ces mêmes mortels! Le dilemme des rois frappés par le destin de Shakespeare n'est dépassé qu'à ce prix : le double corps n'est humainement vivable que si le corps royal se met au service de la justice et de l'harmonie parmi les mortels, auxquels il doit, sur ce plan, rendre compte en permanence (Haro! et Curia Regis), au risque de sa propre négation.

Au niveau des écoles de gestion, par ailleurs, il serait bien temps que l'on cesse aujourd'hui ces invraisemblables culte et glorification du dirigeant, entrepreneur, leader, présenté (avec la tradition anglo-américaine dont nous avons parlé plus haut) comme un individu d'exception, bien au-dessus du commun. C'est ce que nous avons vu avec l'exemple de Hartwick (on pourrait ajouter bien d'autres écoles - prestigieuses ou modestes) qui, par overdose de “méthode des cas” interposée, fait se prendre chaque jour (deux ans durant dans les programmes de M.B.A.), sinon plusieurs fois par jour, les futurs dirigeants pour Agamemnon, Cordélia, Ulysse, Wellington, Napoléon ou Rockefeller. Si les attributs, qualités, dons, droits, etc. du dirigeant sont, ad nauseam, rabâchés, ses défauts, ses excentricités, et ses devoirs surtout, ne le sont que trop rarement.

Or, ce n'est qu'ainsi que nos organisations passeront à leur tour, à l'instar des États, du “monarchisme” au “républicanisme” : tout comme la cité, l'entreprise doit devenir, pour ses membres, une “chose publique”. C'est ce qui caractérise les “modèles” aujourd'hui plus performants où règne, qu'on le veuille ou non, une forme ou une autre de “républicanis¬me” : la collégialité et la concertation multilatérales y sont inscrites, que ce soit sous forme de “ringi”, de “conseils de surveillance”, ou de “comités de cogestion” et de “codétermination”. La survie de nos entreprises, de nos économies et donc de notre milieu et de nos sociétés en dépend.

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